Comme depuis plus d’une dizaine d’années, Pier-Paul Lefebvre est posté, bras croisés et sourire en coin, derrière le comptoir du bar qu’il dirige dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. La demi-douzaine d’habitués qui l'entourent s’échangent anecdotes et blagues, tout en sirotant une bière ou un petit verre de fort. « Ici, c’est un petit bar de quartier. [Les clients] sont des voisins, des amis. Ça fait 40 ans que je suis dans le domaine ! » laisse savoir celui qui est né à quelques rues de l’établissement qu’il gère. Depuis quelques mois, sa présence derrière le bar lui laisse toutefois un goût amer. Une douche froide est tombée sur lui : il a appris qu’il devrait bientôt quitter son commerce et abandonner le projet dans lequel il a investi temps et argent.
« Je suis arrivé pour faire des rénovations pendant qu’on était encore fermé [à cause de la pandémie], et il y avait une lettre d’éviction sur ma porte », explique-t-il, toujours sous le choc. En moins d’une semaine, l’ancien propriétaire a vendu l’immeuble, et l’acheteur lui a signifié qu’il devrait quitter son local.
« Je n’ai pas dormi pendant une semaine », se remémore-t-il. Décidé à explorer les avenues qui s’offraient à lui pour sauver son entreprise, il a consulté un avocat spécialisé dans le domaine. « Il n’y a rien à faire », laisse-t-il tomber. Et la raison à cela, Pier-Paul Lefebvre se l’explique difficilement. « Un bail commercial, ça doit être enregistré – publié, comme ils disent. Tu vas voir un notaire ou un avocat, et ça coûte 1 000 $ », rapporte l’homme de 61 ans. « Pourquoi faut-il faire ça, alors qu’on a signé [le bail] devant témoin ? C’est une taxe déguisée ? » s’interroge-t-il.
À court de solutions, il a contacté le nouveau propriétaire pour tenter de négocier une entente avec lui. « Je l’ai rencontré, je lui ai dit que c’était une bien triste nouvelle pour moi et que, visiblement, il n’était pas en affaires pour se faire des amis ! Il m’a répondu que “business is business” », raconte le commerçant. « Pour moi, [ce bar] est comme mon fonds de pension. Je viens de perdre la valeur de mon fonds de commerce... »Mais qu’est-ce que cette procédure d’enregistrement de bail ? Pourquoi une signature ne peut-elle pas garantir le contrat ?
Une négligence qui coûte cher
« Le régime des baux commerciaux et celui des baux résidentiels sont complètement différents », déclare sans hésitation Me Annie Paillé, notaire depuis 20 ans spécialisée en droit commercial. Alors que les baux résidentiels sont couverts par le Code civil du Québec et que la Régie du logement peut résoudre les conflits entre locataires et propriétaires, les baux commerciaux sont assujettis à un régime de « gré à gré ». Cela signifie que les ententes entre propriétaires et locataires sont conclues en vertu d’un simple accord entre les deux parties, sans que ce processus ne soit encadré par des dispositions légales.
C’est ici que l’enregistrement du bail, aussi appelé « publication » ou « inscription », entre en ligne de compte.
« Lorsqu’un immeuble commercial est vendu et que les baux sont publiés au Registre foncier [du Québec], ça fait en sorte que le nouvel acquéreur ne peut pas invoquer le fait qu'il n’a pas eu connaissance des baux », poursuit Me Paillé, qui procède à la rédaction et à l’enregistrement de baux commerciaux. Cette opération, effectuée par un notaire, garantit donc au locataire d’un commerce qu’il ne sera pas évincé et que les modalités de son bail ne changeront pas du jour au lendemain à la suite de la vente de l’immeuble. C’est ici que l’oubli de Pier-Paul Lefebvre de publier son bail fait mal : comme l'entente n’était pas enregistrée au Registre foncier du Québec au moment de la vente de l'immeuble, le nouveau propriétaire avait le droit de résilier le contrat, et le commerçant ne pouvait rien y faire.
« Le propriétaire a souvent le gros bout du bâton face à un petit commerçant. On a un déséquilibre des forces, et le propriétaire va imposer son bail et ses clauses, sans qu’il y ait de place pour la négociation », explique Me Annie Paillé.
Des propriétaires ayant « peu de scrupules »
Guillaume Dostaler, coordonnateur à Entraide Logement Hochelaga-Maisonneuve depuis 25 ans, abonde dans le sens de la notaire. Selon son expérience, il est clair que les détenteurs de baux commerciaux sont beaucoup plus à risque que les locataires résidentiels. « Dans des situations où l’offre et la demande ont un grand impact, ça peut faire mal à certains commerçants », explique-t-il. Il cite la surchauffe immobilière qui frappe Montréal depuis plusieurs années pour expliquer le manque d’intérêt des nouveaux propriétaires à trouver une entente susceptible de satisfaire les deux parties, comme dans le cas du bar de M. Lefebvre. « Ceux qui achètent actuellement paient trop cher par rapport aux revenus que [la propriété] rapporte, et ceux qui achètent ont assez peu de scrupules.
Dès qu’ils deviennent propriétaires, ils partent en mission pour mettre le monde dehors et doubler les loyers », se désole-t-il. L’expert constate qu’à cause de la « frénésie » de l'immobilier, le phénomène d’embourgeoisement dans des quartiers comme Hochelaga-Maisonneuve est accentué, entraînant l’expulsion de nombreux commerçants de leurs locaux.
« Ça fait environ trois ans qu’on observe ça dans le quartier. Des pratiques comme la “spécuviction” sont apparues, et il y en a de plus en plus », laisse-t-il savoir.
« On n’est rien »
Les mois passent et, même si M. Lefebvre affirme avoir « avalé sa pilule » en parlant du sort de son commerce, l’indignation est palpable dans son discours. « C’est vraiment profiter du “petit monde”. [...] Il n’y a plus de respect pour les commerces qui sont là depuis des années. J’en ai payé, des taxes, avec mon loyer ! J’ai travaillé douze ans ici, mais on n’est rien, on se fait mettre dehors comme ça », laisse-t-il tomber, avec dépit.
Là, je me ramasse avec rien. » Il ne s’explique toujours pas le sort particulier réservé aux baux commerciaux : « Quand tu as un commerce, tu dois t’occuper de beaucoup de choses. On fait des heures ici et là, et on a des baux qui ne nous protègent pas vraiment, finalement. »
Pour Me Annie Paillé, rien n’indique que cette situation va changer dans un avenir rapproché puisqu’elle ne voit aucune volonté législative de mieux encadrer les baux commerciaux. « Ça m’étonnerait qu’un jour le Code civil ait un régime aussi étoffé que celui qu’on a au niveau résidentiel », laisse tomber la notaire.