Le vendredi 19 novembre, les proches de Jannai Dopwell-Bailey se réunissent pour dire un dernier adieu à l’adolescent de 16 ans. Le 18 octobre, dans Côte-des-Neiges, il avait été poignardé par un autre jeune en plein après-midi, après les cours. Le samedi 20 novembre, le quartier de Saint-Michel marche à la mémoire de Thomas Trudel, 16 ans. L’adolescent a trouvé la mort tout près de chez lui, à Saint-Michel, abattu alors qu’il revenait d’une soirée passée au parc avec ses amis. En février, Meriem Boundaoui, 15 ans, avait été atteinte d’une balle à la tête devant une boulangerie à Saint-Léonard, alors qu’elle était en compagnie d’un ami. Meriem, Janaï, Thomas : trois adolescents de trois quartiers différents, morts aux mains d’autres jeunes. Comment dévier de cette trajectoire ?
Une écoute sélective
Meriem était maghrébine, Jannai était Noir, Thomas était Blanc. S’ils ont perdu la vie dans des conditions similaires, leur fin tragique ne mobilise pas l’opinion publique de la même manière. Dans les quartiers, on sent cette différence. Deux jours après le décès de Thomas, la mairesse de Montréal s’est déplacée sur les lieux de son assassinat, accompagnée du chef de la police de Montréal, Sylvain Caron. Mme Plante ne s’est pas rendue sur les lieux du décès de Jannai Dopwell-Bailey. Même constat pour le premier ministre du Québec, François Legault, qui a également été déposer des fleurs sur les lieux du meurtre de Thomas Trudel quelques jours après le drame. Ils n’ont fait aucune déclaration après la mort de Meriem Boundaoui, ou celle de Jannai Dopwell-Bailey. Aux funérailles de l’adolescent de Côte-des-Neiges, le 20 novembre, les proches de Jannai ont dénoncé le traitement différentiel des élus et des institutions. Est-ce parce ces adolescents ne ressemblent pas assez à leurs enfants ?
Au Forum Jeunesse de Saint-Michel, la tension est à son comble. Des jeunes du quartier se rassemblent dans le sous-sol de la bibliothèque du quartier pour confectionner des pancartes en vue d’une marche à la mémoire de Thomas. Ils ne sont pas dupes : le groupe est bien conscient que le traitement qu’on réserve aux adolescents est différent dans la sphère publique et les médias. Certains se demandent si, maintenant que la victime est blanche, il y aura des changements. Mais pas question d’aborder cette question à la marche. « La mère de Thomas n’est pas encore venue sur place, c’est peut-être la première fois qu’elle sera sur les lieux où on a tué son fils. Ce n'est pas le moment de parler de ça », indique l’un d’eux. Pour eux, Thomas, c’était un jeune, comme eux. Un jeune de Saint-Michel.
Se faire justice quand on se renvoie la balle
Pour préparer leurs pancartes en vue de la marche, les adolescents décident à qui s’adresser avec l’aide des intervenants Mohammed Mimoun et Myriam Bousksou. Certains veulent dire aux médias d’arrêter de venir exploiter leur souffrance et de ne s’intéresser à eux que lorsque quelqu'un meurt. « Vous venez gratter notre misère et vous partez après. On gagne quoi, nous, à vous parler ? » nous demande un jeune adulte. D’autres en ont contre les politiciens, jugeant que quelques-uns se sont présentés à la vigile pour Meriem Boundaoui, ont fait de beaux discours, les ont rencontrés, mais que rien ne change. « Les jeunes en ont marre de se répéter, ils ont déjà parlé aux politiciens, qui se renvoient la balle », nous disent-ils. Abdellah Azzouz, 22 ans, qui fréquentait le Forum Jeunesse lorsqu’il était plus jeune, y est maintenant intervenant. « Pensez à ce que vous n’avez pas fait, ou mal fait, pour qu’on en soit rendu là », déclare-t-il en regardant les élus fédéraux, provinciaux et municipaux présents à la marche en mémoire de Thomas. À Saint-Michel, le lendemain du décès de Thomas, certains adolescents parlaient de vengeance à l'école secondaire qu’il fréquentait. Reda (prénom fictif), 16 ans, y est étudiant. « Ça reste des enfants qui meurent, j’ai envie que tout ça s’arrête.
Les gens étaient fâchés, je peux les comprendre. Mais à mon avis, ce n’est pas la solution », ajoute l’étudiant de l’école Joseph-François-Perreault. D’après Reda, les jeunes ne font pas confiance à la police pour régler leurs problèmes. « Au lieu d’aller voir la police, ils préfèrent garder ça pour eux et aller faire leur propre justice », déplore-t-il avec émotion. Reda ne cache pas sa déception face aux politiciens. « J’ai l’impression qu’ils disent : “Prenez l'argent, débrouillez-vous.” C’est comme si, pour eux, l’argent réglait tout. Ce qui réglerait le problème, c’est l’éducation », ajoute-t-il.
« C’est comme si nous, on ne valait rien »
À Côte-des-Neiges, au Chalet Kent, une photo de Jannai a été placée à l'entrée du bâtiment. C’est ici que le défunt avait enregistré une de ses chansons. On y rencontre des adolescents qui le connaissaient en présence de Karim Coppry, intervenant et fondateur de Philo-Box, un organisme qui offre des cours de boxe et des services de discussion aux jeunes qui fréquentent le chalet. Les adolescents de Côte-des-Neiges se disent déçus de la manière dont Jannai a été dépeint dans certains médias. « Jannai, les gens pensent que c’était une mauvaise personne, mais c’était quelqu’un qui était là pour tout le monde. Il avait les mêmes rêves que n’importe quel jeune de 16 ans. Quand il voyait quelqu’un de triste, il lui remontait le moral ; c’était un gars drôle », nous dit un adolescent de 14 ans. « Les gens voient quelqu'un avec des dreads, ils voient quelqu’un avec des pantalons baissés, ils pensent que c’est un membre de gang de rue », se désole un autre jeune de 15 ans. L’absence du premier ministre et de la mairesse à la cérémonie tenue en mémoire de l’adolescent noir provoque chez eux peine et colère. « Quand Jannai est mort, François Legault n’a rien fait ; il a oublié ; alors que, quand un Blanc est mort, il est allé sur place. C’est comme si nous, on ne valait rien », regrette l’un de ses amis, qui préfère garder l’anonymat.
Comme les jeunes de Saint-Michel, ceux de Côte-des-Neiges disent s’identifier à leur quartier avant tout. « À Uptown, on est une famille, il y a de l’amour entre nous, on est unis », nous confient-ils. La culture du quartier est tellement présente qu'on s’identifie à sa ligne d’autobus, la 160. « Lorsqu’on parle de violence armée, plusieurs évoquent les “gangs de rue”, mais il faut comprendre qu’il y a une culture de quartier avant tout », explique Karim Coppry. La violence armée qui en découle est plutôt reliée à des rivalités entre jeunes de différents quartiers, nous dit-on. Pour l'intervenant jeunesse, qui a aussi grandi dans le quartier, le discours public entourant la violence armée fait l’impasse sur un enjeu central : la pauvreté. La solution n’est pas simple, elle doit être mise en œuvre à différents niveaux, pense Maeli, une adolescente de 13 ans. « Tout le monde doit s’y mettre », déclare-t-elle. Son ami de 16 ans, Martin, croit à un dialogue inter-quartier entre jeunes. « On n’est pas différents, même si on vient de différents quartiers. Nous sommes encore des gamins, il n’y a pas de raison de faire ça. On ne veut plus de ça, on veut plus d’unité », dit-il. Certains sont moins optimistes. Ali, 14 ans, ne croit pas au changement. Il rêve de quitter le quartier et de s’installer à Los Angeles. « Je vais faire beaucoup d’argent et y amener tous mes amis », dit-il alors qu’on lui demande ce qu’il voit comme solution.
Les déclencheurs de la gâchette
Un peu partout sur l’île, dans les quartiers défavorisés de Montréal, ils sont nombreux à être désabusés. Ces jeunes n'ont plus confiance dans le système d’éducation et le système légal. Il est difficile pour eux de se projeter dans l’avenir. Shana Liboul, 17 ans, n’a pas peur des coups de feu. Elle dit plutôt craindre ce qui pousse ses camarades à se tirer dessus. « Plusieurs personnes peinent à comprendre que les jeunes que vous identifiez comme des gangsters sont en fait des victimes. Ils sont plus en danger que moi. Car ces jeunes ont des déclencheurs qui sont plus forts que leurs pensées. Ce sont des déclencheurs qui les contrôlent et qui les amènent à penser que ce qu’ils font est bien », dit l’adolescente, qui habite à Rivière-des-Prairies. Shana pense que les stéréotypes et la discrimination poussent les jeunes vers la rue. « Il y a des déclencheurs qui ne sont pas trop compris, analysés. Ce n’est pas la gâchette qui est sous le doigt du tireur, mais la gâchette cachée en arrière de sa tête qui me fait peur. C’est ce qui alimente son stress, ses doutes, ses peurs qui le pousse à s’identifier en tant que tireur. Ces déclencheurs n’ont aucune limite. Ils peuvent facilement se cacher en arrière de la tête de votre fils, de mon frère, de mon meilleur ami, du gars à l’autre bout de ma classe – ça peut affecter tout le monde », illustre-t-elle.
« Lorsque ces jeunes vont à l’école et veulent devenir quelqu’un, mais que leurs professeurs leur disent qu’ils ne seront jamais médecins ou joueurs de basketball, c’est un déclencheur. Les cicatrices des stéréotypes blessent plus que celles d’une balle », nous confie-t-elle avec éloquence dans le cadre d’une conférence de la Coalition Pozé, un groupe d’intervenants communautaires qui milite contre la violence dans les quartiers. « Pour empêcher ces déclencheurs d’agir sur plusieurs jeunes qui habitent à Montréal-Nord, à Saint-Michel, à Saint-Léonard, peu importe, il faut changer les mots, changer la couleur que ces jeunes voient, parce que pour le moment, c’est juste du rouge, c’est que du sang qu’ils voient, c’est la couleur des vies innocentes qu’ils prennent », estime l’adolescente. Comment empêcher cela ? Simplement en écoutant, répond-elle. « Quand tu prends le temps d’écouter, ça peut tout changer », estime-t-elle.
Une radicalisation anti-système devant la marginalité
Arris vit à Saint-Michel depuis deux ans. Lorsque les parents d’Arris ont entendu les coups de feu qui ont coûté la vie à Thomas, ils ont voulu quitter le quartier. Son père a entrepris des démarches, mais le prix des loyers dans d’autres quartiers est trop élevé. « La solution la plus facile et la plus radicale, c’est de quitter le quartier et de laisser tout ça derrière soi. Mais en vérité, il y a des gens qui n’ont pas les moyens de partir. Mes parents ne peuvent pas, et même si je n’aime pas le quartier, qu’il y a des trucs de fou qui s’y passent, je n'ai juste pas les moyens de partir », dit l’étudiant en sciences au Cégep de Maisonneuve S’il avait les moyens de changer les choses, que ferait-il ? « Si j'ai réellement de l'argent, je vais d’abord le proposer aux jeunes. S’ils tombent dans de telles choses, c’est à cause de l'ennui », affirme Arris. Il parle d’expérience, en racontant que lui aussi a déjà senti qu’il n’avait rien à faire pour passer le temps. Il s’est depuis trouvé des occupations, entre le travail, l’école et les activités du Forum Jeunesse. « Mais il y en a qui n’ont pas eu la chance d’avoir ça. Ils tombent dans l’illégalité. Tous ceux qui tombent dans des choses illicites, ce sont tous des gars qui s'ennuient à mourir », affirme le jeune homme d’une voix timide.
« Il faut régaler un peu les jeunes pour qu'ils arrêtent de s’ennuyer et de rentrer dans des trucs comme ça », ajoute Arris en rappelant que certains ne quittent pas le quartier, ou Montréal. Mais au-delà de l'ennui, il y a le manque d’espoir dans le système légal. Si certains décident de prendre des armes et de tomber ainsi dans l’illégalité, c’est qu'ils n'arrivent pas à se reconnaître dans le système, nous disent les jeunes du quartier. « Il faut montrer aux jeunes qu’il y a un avenir. Il faut investir dans les métiers, à l’université, dans la légalité. Et leur montrer qu'il n’y a pas d’avenir dans l’illégalité. Parce que les jeunes se disent quoi ? OK, on me dit que je n’ai pas d’avenir, que je ne peux pas aller dans ce cégep-là, dans cette université-là, que c’est trop gros pour moi, que je viens d’un quartier comme ça, et que je n'ai pas les moyens de faire ça. Ce gars-là, il se dit quoi ? Vas-y, autant me lancer dans l’illégalité, je sais que ça rapporte. Ça ne rapporte pas les gars, ça rapporte des balles dans la tête, même quand t’as rien à voir avec ça. C’est surtout ça qu’il faut faire comprendre aux jeunes. L’illégalité, ce n’est pas une route à suivre, parce que c’est un chemin où il n’y a que deux fins : la mort ou la prison », dit-il en citant le rappeur français Kery James.
« On n’est pas une cause désespérée »
Aujourd’hui, Arris a l’impression que les décideurs pensent que les jeunes de certains quartiers sont des cas désespérés. « Je ne sais pas s’ils ont essayé et n’ont pas obtenu le résultat escompté et, vu qu'ils n'ont rien obtenu, s’ils ont décidé de le délaisser. Je crois qu’ils se disent, au pire c’est Saint-Michel, on s’en fout. » Qu’est-ce que tu voudrais que les gens sachent ? lui demande-t-on. « Ne nous abandonnez pas, ne croyez pas qu’on est une cause désespérée parce qu’on n’est pas une cause désespérée.
Battez-vous encore, battez-vous pour nous. » Arris ne perd pas espoir, car selon lui, il y a des gens formidables dans le quartier. « Pour moi, il y a juste des gens formidables et il y a des gens perdus qui, parfois, font des bêtises un peu trop grosses. Moi, j’ai espoir en la jeunesse, j’ai espoir en Saint-Michel, j’ai espoir en Montréal », conclut-il.