‍BBQ sans frontières : quand la fête devient acte politique à Parc-Ex
L’affiche du festival à l’entrée du Parc Dickie-Moore. Crédit photo: Nantou Soumahoro
25/9/2025

‍BBQ sans frontières : quand la fête devient acte politique à Parc-Ex

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Dimanche 14 septembre, midi. Le soleil est au zénith et réchauffe l’atmosphère, tandis qu’un vent de fête souffle sur le parc Dickie-Moore, à Parc-Extension, à Montréal. Dans cet espace vert de 4 000 m² se tient Le BBQ sans frontières, le premier festival de cuisine de rue organisé par le collectif Super Boat People. Si l’événement vise les papilles, il est avant tout un manifeste communautaire : une réponse à l’exclusion et aux murs invisibles que dressent certaines politiques fédérales contre les migrants et les demandeurs d’asile.

Une heure seulement après l’ouverture, le parc déborde de vie. L’air est saturé de l’odeur des grillades, de musique et des voix des festivaliers. Les files s’allongent devant les kiosques, des assiettes colorées de nourritures d’ici et d’ailleurs circulent de main en main, tandis que les enfants zigzaguent entre les tables et les bancs installés pour l’occasion.

Le cœur à la fête, la tête au politique

Assise à un kiosque pour enfants, Audrey-Anne Paquette dessine avec son fils Arthur. Habitants du quartier, ils n’ont pas hésité à traverser la rue quand ils ont vu l’annonce du festival. « Ça fait du bien d’avoir un espace positif où on se rassemble autour de valeurs d’accueil, d’inclusion, de justice migratoire », explique la mère de famille. Arthur, un crayon à la main, coupe sa mère : « C’est cool parce que c’est ouvert à tout le monde. Tu peux faire des dessins, manger et, en plus, la bouffe est gratuite ! »

Au-delà de la fête, Audrey-Anne confie être venue pour soutenir les personnes migrantes. « Les politiques super dures, discriminatoires, envers les demandeurs d’asile, ça m’inquiète beaucoup », dit-elle, faisant référence au projet de loi C-2, intitulé « Strong Borders Act », ou Loi visant une sécurité rigoureuse à la frontière, actuellement débattu à Ottawa.

Présenté par le gouvernement fédéral comme une mesure pour « sécuriser les frontières » et « mieux encadrer l’immigration », le projet instaure des restrictions importantes à l’asile politique, renforce les pouvoirs de surveillance de l’État et resserre les critères de reconnaissance du statut de réfugié. Mais ce dimanche à Parc-Ex, l’initiative du collectif Super Boat People ouvre les tables plutôt que de fermer les portes, alors que ce regard vers l’actualité rejoint aussi une mémoire plus ancienne, inscrite au cœur du collectif organisateur.

Mémoire et convergence des luttes

« Beaucoup d’entre nous ont des parents ou des grands-parents qui ont fui leur pays. On se reconnaît dans les Boat People », confie Eddy, un jeune originaire du Congo, avant de s’éclipser, trop timide, affirme-t-il, pour prolonger la conversation.

Son témoignage, bref mais chargé de sens, résume bien l’esprit du collectif Super Boat People. Créé par des enfants et des petits-enfants de réfugiés sud-est asiatiques, il tire son nom de ces milliers d’hommes et de femmes qui, dans les années 1970, ont pris la mer pour fuir la répression. Accueillis au Canada, ils ont bâti des communautés aujourd’hui enracinées à Montréal. Cinquante ans plus tard, leurs descendants célèbrent cet héritage en l’ouvrant à d’autres parcours migratoires – d’Afrique, d’Amérique latine ou du Moyen-Orient.

« C’est le 50e anniversaire de l’arrivée des réfugiés du Sud-Est asiatique à Montréal cette année. La majorité des gens du collectif, leurs grands-parents ou leurs parents, sont des réfugiés, et ça fait 50 ans qu’ils sont ici », rapporte l’équipe organisatrice, dont font partie Rémy Chhem, Marie-Ève Samson, Maya Tran. Pour eux, ce festival est à la fois une célébration et une prise de position : « C’est une façon de se solidariser aussi avec les luttes contemporaines, les enjeux des personnes immigrantes et réfugiées d’aujourd’hui. [...] Il est important de montrer sa solidarité avec les groupes migrants arrivés plus récemment et de lutter pour leurs droits, qui sont en déclin depuis notre arrivée ici. »

À Parc-Ex, ce dimanche, la mémoire se conjugue donc avec le présent : autour des tables, les générations et les parcours se croisent. Les frontières s’effacent, les différences deviennent richesse, et partager un repas se transforme en un geste politique fédérateur.

Un parcours de solidarité

À l’entrée du parc, ce sont d’abord les kiosques des organismes communautaires qui accueillent les visiteurs. Comme un cheminement qui rappelle les priorités souvent invisibilisées des migrants : avant même de partager un repas, il s’agit de rappeler que les besoins essentiels – se loger, apprendre le français, nourrir sa famille – sont encore loin d’être garantis. Afrique au féminin, seul centre de femmes de Parc-Extension, en fait partie.

Depuis 40 ans, l’organisme accompagne les femmes immigrantes dans leur intégration. La présence d’Afrique au féminin est l’occasion de mettre en lumière des réalités souvent passées sous silence et de faire connaître les services qu’il offre : cours de français, halte-garderie, ateliers créatifs ou encore aide alimentaire. « Chaque mardi, ce sont environ 300 paniers alimentaires qu’on distribue », fait valoir Élisabeth Atchadé, coordonnatrice du projet PAM et agente de mobilisation pour Afrique au féminin. « Il y a un besoin aussi primaire que de manger dans le quartier », insiste-t-elle. « Ici, notre force, c’est la collaboration », poursuit Élisabeth.

Élisabeth Atchadé, d’Afrique au féminin, devant le kiosque de l’organisme. Crédit photo: Nantou Soumahoro

Après les services et l’entraide viennent les stands de nourriture, et enfin la scène principale. Sur celle-ci, les maîtres de cérémonie, dont l’un des membres du conseil d’administration du collectif Super Boat People, Jimmy Ung, invitent les membres du public à se reconnaître les uns les autres. « Qui ici est un immigrant ou un parent immigrant ? » demandent les animateurs à la foule. Des regards s’échangent, certains hochent la tête, d’autres lèvent la main. « Dites bonjour à votre voisin, à votre voisine ! » Le parc résonne d’éclats de rire ainsi que de salutations timides ou complices.

Ce moment de connivence prépare le terrain pour les activités de la journée. « Nous avons quelque chose d’excitant à vous annoncer. D’abord, nous allons nous éduquer, puis nous célébrerons », lancent-ils en faisant allusion aux ateliers et aux conférences qui suivront. Un moment d’éducation afin de plonger le public dans l’histoire des migrations, de comprendre les droits des demandeurs d’asile et de réfléchir collectivement aux défis actuels. Au programme : un atelier organisé avec Brique par brique sur le logement à Parc-Extension, une discussion avec l’Observatoire pour la justice migrante et la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes.

Arrivée du Brésil il y a six ans, Déborah explique avoir été rapidement attirée par le concept du festival, qui met de l’avant l’entraide, mais  diffuse aussi de l’information aux migrants et demandeurs d’asile : « C’est important de voir comment les gens s’organisent pour aider leur communauté et les autres. » À ses côtés, Nancy, Montréalaise née de parents ivoiriens et congolais, approuve. « J’aime le concept d’amener plusieurs communautés ensemble […] Les communautés se rencontrent souvent autour de la nourriture. Je trouve que c’est une belle façon de montrer l’apport de l’immigration. Il faut le reconnaître ! » dit-elle.

Un passeport culinaire gratuit

L’accessibilité est à la base du festival. Tout est offert, des boissons pour se désaltérer jusqu’à l’éventail des plats servis. Sur place : cuisine philippine, panafricaine, libanaise, indienne, mexicaine. Et pour l’occasion, on trouve en nombre des restaurateurs qui ont choisi de donner sans compter leur temps, leur savoir-faire et leurs recettes.

Pour Rémy Chhem, cofondateur de Super Boat People, cette gratuité est centrale : « C’est quand la première fois, ou la dernière fois, que vous avez vu un festival de cuisine de rue gratuit avec huit chefs, dont des professionnels qui ont leurs propres restaurants ? » lance-t-il aux festivaliers.

Puis, il en vient à l’essentiel : « Un barbecue, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est des gens qui se rassemblent, c’est des cultures qui se rencontrent, c’est des gens qui essaient des choses, qui apprennent à connaître l’autre. »

Et la gratuité n’exclut pas la solidarité : chacun est invité à contribuer à la hauteur de ses moyens. Rémy Chhem précise que les contributions volontaires et les dons recueillis seront utilisés de manière judicieuse : « Tous les revenus vont aller à un organisme en immigration qui sera choisi par les chefs. On espère amasser quelques milliers de dollars pour soutenir un travail qui est vraiment pressant en ce moment. »

Cette approche se retrouve dans l’engagement des chefs. Depuis plusieurs heures déjà, les files ne se raccourcissent pas aux stands de nourriture. Foulard coloré sur la tête, Carla, la cheffe du restaurant Piel Canela, s’assure que toutes ses casseroles sont pleines avant la prochaine salve de clients. Dans ses assiettes, un effiloché de poulet halal « pour que toutes les communautés puissent manger » – aux côtés d’un esquite (maïs grillé) et d’une salade de cactus (nopales) et de frijoles – accompagné d’un tacos.

Carla, cheffe du restaurant Piel Canela, derrière son stand. Crédit photo: Nantou Soumahoro

Offrir gratuitement ses plats allait de soi pour celle qui dit être la première à avoir répondu favorablement à la proposition de Super Boat People. « Je trouve cette initiative tellement brillante. C’est dans mes valeurs. Je travaille avec des cuisiniers qui sont des migrants. Plusieurs membres de mon équipe sont des demandeurs d’asile. » Installée au Canada depuis 14 ans, elle raconte que son arrivée s’est bien déroulée, mais que le chemin est bien plus ardu pour d’autres. « Donc, si je peux faire quelque chose pour aider, je vais le faire. »

Les festivaliers accueillent cette générosité avec enthousiasme, conscients de la chance qu’ils ont d’avoir accès à une nourriture variée et de qualité sans avoir à délier les cordons de leur bourse.

« En général, ce genre de nourriture est très chère, observe Cassandra, venue au festival avec ses deux enfants. Là, on peut goûter à des plats qu’on n’aurait pas forcément les moyens de s’offrir. » Cette accessibilité représente pour elle un vent de fraîcheur : « Sérieusement, ça plaît. Il y a plein d’activités, surtout gratuites, donc pour tous les budgets. Et les enfants peuvent découvrir différents types de cultures. »

Au-delà des plats partagés, Cassandra voit dans l’événement un antidote au discours ambiant sur les migrants et les demandeurs d’asile : « Aux nouvelles, on voit souvent le côté négatif. Mais ici, on découvre le côté positif des personnes intégrées qui veulent partager leur culture. »

La dignité comme ligne de front

Au cours de la fête, les représentants de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI) prennent le micro pour rappeler que la solidarité passe aussi par la défense des droits.

Leur message s’appuie sur une déclaration préparée depuis plus d’un an avec leurs membres, qui énonce cinq principes : la justice sociale, l’héritage et la transmission aux générations futures, le respect de la dignité et des droits humains, la responsabilité collective et partagée ainsi que le vivre-ensemble.

« On voulait envoyer un message très fort au gouvernement : l’accueil doit se faire dans la dignité », martèle François Loza-Rodriguez, coordonnateur d’analyse et de plaidoyer de l’organisme, qui compte 158 membres partout au Québec.

« Quand les immigrants et les réfugiés arrivent ici, parfois ils n’ont pas les mêmes droits ni les mêmes services que les citoyens québécois. […] Pourtant, ces personnes ont vécu tout un parcours migratoire, qui peut être très complexe, très difficile », rappelle-t-il.

La TCRI n’a pas voulu en rester aux mots : sa déclaration a aussi pris la forme d’un atelier de rap avec deux artistes montréalais, Kama et Nawfal, manière de donner à ces principes une résonance populaire et rassembleuse.

« Aujourd’hui, on entend beaucoup de discours polarisants, négatifs, contre les immigrants et les réfugiés. Nous, ce qu’on veut mettre de l’avant, c’est la solidarité, l’inclusion, la dignité », François.

Un point de départ

Sur scène, les maîtres de cérémonie rappellent que la fête se déroule dans un contexte assez lourd. « Les communautés vulnérables sont de plus en plus marginalisées en raison du manque d’accès aux logements abordables et des politiques d’immigration restrictives, comme le nouveau bilan de C-2 », énumèrent-ils. À l’évocation du projet de loi, la foule réagit : « Bouh ! » crient plusieurs voix, reprises en chœur. Un tonnerre de désapprobation se fait entendre dans le public, transformant ce moment en rappel collectif que, derrière les assiettes partagées, les luttes demeurent brûlantes.

Déposé au printemps 2025, le projet de loi C-2 prévoit, entre autres, de réduire les délais pour déposer une demande d’asile, de resserrer les critères permettant d’obtenir le statut de réfugié ou encore d’élargir les pouvoirs de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) en matière de détention et d’expulsion.

Des organismes de défense des droits alertent sur le fait que C-2 affaiblit à la fois le droit d’asile, protégé par la Convention de Genève de 1951, tout comme la vie privée et l’équité procédurale pour l’ensemble de la population canadienne. Adoptée à la suite de la Seconde Guerre mondiale, la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés constitue la pierre angulaire du droit international en matière d’asile. Elle reconnaît le droit, pour toute personne persécutée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, de chercher protection dans un autre pays. Son principe fondamental – le non-refoulement – interdit de renvoyer un réfugié vers un territoire où sa vie ou sa liberté serait menacée. En y adhérant en 1969, le Canada s’est engagé à garantir un examen équitable et individuel de chaque demande d’asile, sans discrimination ni obstacles arbitraires.

Le projet de loi C-2 fait face à de vives critiques depuis son dépôt en juin, car plusieurs de ses dispositions semblent en contradiction avec ces engagements internationaux. En limitant l’accès à la procédure d’asile des personnes ayant transité par un « pays tiers sûr », en réduisant les délais pour déposer une demande et en restreignant les possibilités de recours, Ottawa crée des obstacles qui compromettent le droit fondamental de demander l’asile. De plus, l’élargissement des pouvoirs de détention et d’expulsion de l’Agence des services frontaliers accroît le risque de renvoi d’une personne vers un pays où elle pourrait subir des persécutions. Autant de mesures que des organismes comme Amnesty International ou le Conseil canadien pour les réfugiés jugent incompatibles avec l’esprit de la Convention de Genève.

Et la mobilisation est large : plus de 300 organisations au pays, dont des syndicats, des associations juridiques, des groupes communautaires et des organismes de défense des migrants, ont appelé au retrait du projet de loi. Au Québec, des organisations comme l’Observatoire pour la justice migrante, présente pour un atelier le jour du festival, dénoncent également le projet de loi. « C’est un projet de loi qui est dangereux pour les personnes migrantes », explique Amel Zaazaa, la cofondatrice et directrice de l’organisme. « S’il y a quelque chose qui fait l’unanimité au sein de la société civile en ce moment, c’est que ce projet de loi-là doit être vraiment retiré », insiste-t-elle.

Mme Zaazaa souligne que les luttes actuelles offrent aux organismes et aux groupes communautaires l’occasion de sortir de leur silo et de se rassembler. « Cela nous ouvre des espaces communs, où nos combats se rencontrent et convergent. »

Amel Zaazaa, de l’Observatoire de la justice migrante, lors de son intervention sur scène. Crédit photo: Nantou Soumahoro

Pour que ces organisations puissent faire entendre leur voix, la riposte passera par la rue : le 20 septembre aura lieu la mobilisation pancanadienne Fixons les limites ou Draw the Line. Le volet montréalais de la mobilisation se tiendra au parc Jeanne-Mance. Mme Zaazaa décrit cette manifestation comme « une belle convergence des luttes autour de la justice migrante, de la justice pour les personnes autochtones, de la justice écologique ». Puis, le 19 octobre, le groupe Solidarité sans frontières invite les migrants, sans-papiers ou à risque de se retrouver sans-papiers ainsi que leurs alliés, à se retrouver au métro Parc, à Montréal, pour exiger la régularisation des personnes sans statut.

Au-delà d’une fête de quartier, le BBQ sans frontières est un point de départ, un appel à poursuivre la lutte, bien au-delà de cette journée festive.

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