« Il est temps que les Inuit contrôlent leur propre destin »
Les dirigeants des partis fédéraux tournent leurs regards vers le nord pour trouver des ressources minières et assurer la sécurité dans l'Arctique. Sur place, au Nunavik, le leader inuit Pita Aatami affirme pourtant que les votes de sa communauté seront enterrés sous une avalanche d'électeurs du sud.
Pita Aatami est président de la Société Makivik, l'un des organes directeurs du Nunavik, un territoire inuit qui s'étend sur le nord du Québec et une partie du Labrador. Le découpage électoral du Nunavik (Abitibi-Baie-James-Nunavik-Eeyou) décourage les Inuits de voter aux élections fédérales canadiennes, regrette-t-il.
« À chaque élection, on se demande toujours ce qui va se passer, car nous n'avons pas la population nécessaire pour faire élire un député au parlement », explique-t-il.
Le Nunavik fait partie de la plus grande circonscription électorale du Québec en termes de superficie, qui s'étend sur 700 000 km2. Au nord, la circonscription d'Abitibi-Baie-James-Nunavik-Eeyou comprend les Premières Nations cries et naskapies situées au Québec et les Inuit du Nunavik. Plus au sud, on trouve quelques communautés anishinaabes comme Lac-Simon et Kitcisakik – et quelques villes non autochtones, comme Val D'Or et Senneterre.

Avec les Cris d'Eeyou-Istchee et les Naskapis près du Labrador et les Inuit du Nunavik de la circonscription d'Abitibi-Baie-James-Nunavik-Eeyou constituent 32 900 personnes, sur une population totale d'environ 90 000 habitants. Depuis des années, ces Cris, Naskapi et Inuit militent pour avoir leur propre circonscription.
Selon eux, ils forment une communauté d’intérêt, qui pourrait justifier la création d’une circonscription électorale distincte, selon Le Réseau du Savoir Électoral (dont Élections Canada est un partenaire contributeur).
« Pendant de très nombreuses années, la conduite des Inuit leur a été dictée. Il est donc temps que les Inuit contrôlent leur propre destin », estime Pita Aatami.
« Pourquoi ? Pourquoi sommes-nous traités différemment ? Nous voulons l’égalité », insiste-t-il.
La Commission de délimitation des circonscriptions dit qu’elle respecte la loi canadienne
La Commission de délimitation des circonscriptions électorales fédérales pour le Québec a entendu la demande pour une circonscription nordique lors des consultations publiques menées en 2022.
Selon Louis Massicotte, un des trois membres de la commission de Québec en 2022-2023, la Commission a choisi de ne pas créer cette nouvelle circonscription car la population concernée était trop faible, et cette redistribution aurait eu des impacts sur les électeurs plus au sud.
« Dans ce cas-ci, franchement, la demande qui nous était adressée avait des conséquences
assez énormes sur le plan de l'égalité des électeurs. Et c’est la raison [pour laquelle nous ne l’avons pas approuvée] » dit M. Massicotte.
Le raisonnement de la commission est élaboré dans leur rapport (pour plus d’information, voir l’encadré en bas de l’article).
Si les Premières Nations et les Inuit au nord du Québec obtenaient leur propre circonscription, la commission de redistribution serait obligée de trouver une circonscription pour absorber les 60 000 électeurs au sud de l'actuel découpage. Si ces derniers se joignent à la circonscription avoisinante d’Abitibi-Témiscamingue, elle comprendrait alors plus de 140 000 personnes – le pouvoir de leurs votes serait donc affaibli.
Essentiellement, Massicotte explique que pour créer une circonscription au nord du Québec, la loi canadienne doit être modifiée et on devrait soumettre une proposition qui souligne comment les impacts au sud pourraient être gérés.
Selon lui, la commission a été à l’écoute des Autochtones. « Je pense qu'il n'y a jamais eu une commission aussi favorable aux Autochtones que la nôtre. Le fait qu'une dizaine de noms autochtones aient été ajoutés au nom des circonscriptions du Québec, une pour chaque nation du Québec, cela n'a pas été demandé par les Autochtones. C'est une initiative de la commission. »
Mais Pita Aatami souligne que les différences entre les communautés au sud et les communautés autochtones nordiques auraient dû justifier la création de leur propre circonscription.
« Nous sommes très distincts. Nos réalités sont très différentes de celles de nos voisins et des enjeux qu'ils peuvent avoir. Le coût de la vie est un problème auquel nous sommes confrontés depuis longtemps. Dans l'ensemble, nous avons bénéficié d'un soutien grâce aux deux gouvernements, mais nous ne sommes toujours pas au même niveau que le reste du Canada. Je me battrai toujours pour être traité sur le même pied d'égalité. Je suis un citoyen, un contribuable. Je veux bénéficier des mêmes avantages que mes concitoyens canadiens », déclare M. Aatami.
Des candidats fédéraux promettent une circonscription nordique, de l’infrastructure, et plus de services au nord du Québec
Mandy Gull-Masty, candidate libérale, espère changer la donne. Elle a quitté son poste de grande cheffe de l'Eeyou Istchee [un territoire cri situé dans le nord du Québec] pour se présenter aux élections fédérales dans la circonscription d'Abitibi-Baie-James-Nunavik-Eeyou.
Nous nous sommes entretenus avec elle au début de sa campagne, alors qu'elle avait l'intention de visiter le plus grand nombre possible de communautés sur le vaste territoire de la circonscription. Elle est d’ailleurs la seule candidate fédérale pour la circonscription de l’Abitibi-Baie-James-Nunavik-Eeyou à s'être arrêtée au Nunavik au cours de sa campagne.
« Parfois, cela signifie plus de huit heures de route. J'y suis habituée. Je suis originaire du territoire. J'ai vécu toute ma vie à Eeyou Istchee », explique-t-elle. «Je connais tous les raccourcis. Je connais tous les chemins secondaires. Et j'ai l'intention de travailler très fort pour montrer à la circonscription que je suis là pour la servir », ajoute-t-elle.
Parmi ses priorités figurent l'amélioration de l'accès à la nourriture traditionnelle (aliments issus de la chasse ou de la cueillette dans la région), l'engagement communautaire, l'amélioration des infrastructures et de l'économie, et la lutte contre le manque de services dans les communautés cries et inuites.
« Il y a des lacunes dans les services [de santé] pour les personnes originaires d'une communauté nordique », déplore-t-elle. « J'ai deux petits cousins. Ils sont autistes. Ils n'ont pas accès aux services [de soutien]. Ils doivent aller à Montréal. La qualité des soins n'est pas constante lorsque [le personnel de la santé] n’est pas présent dans la région, et c'est très important pour moi. J'ai utilisé les services de santé sur l'ensemble du territoire, de Chibougamau à Val d’Or, et au nord. Nous avons droit à la même qualité de soins que tout le monde au Canada. »
Sa plus grande priorité est sans doute le domaine économique. Le parti libéral a fait pression en faveur d'un développement accru des ressources, notamment via des oléoducs et des gazoducs, afin de stimuler l'économie canadienne. Au titre de grande cheffe, Mme Gull-Masty dit avoir appris à marcher sur la corde raide entre le respect des droits des Autochtones afin de protéger leurs territoires traditionnels et l'ouverture de certains d'entre eux au développement.
« Il y a des gens dans la Nation crie, il y a des gens dans la circonscription qui veulent protéger plus [de terres]. Je comprends cela. Je m'identifie à eux. Mais il y a aussi des gens qui ont besoin d'un emploi. Ils veulent créer une entreprise. Ce sont des entrepreneurs. Ils recherchent des contrats de travail. Lorsque vous occupez un siège politique, vous travaillez pour tout le monde. Vous devez être capable de comprendre où se situe l'équilibre entre ces deux points de vue », explique-t-elle.
« J'ai remporté un prix international pour avoir été reconnue comme une figure de proue visionnaire dans le domaine de la protection de l'environnement. Au cours de ma carrière, j'ai également développé des entreprises liées à des projets miniers », souligne Mme Gull-Masty.
Elle souhaite que le Nunavik ait sa propre circonscription, qui pourrait inclure les territoires cris et naskapi au nord du Québec.
« Lorsque j'étais Grande Cheffe, à l'époque où l'on essayait de redéfinir les circonscriptions électorales, j'ai soutenu la demande de Pita. C'est une circonscription immense. La vie d’une très petite communauté inuite du Nunavik n'est pas la même que celle de Chapais ou de Senneterre... Si c'est la direction que le Nunavik veut prendre, qui suis-je pour dire que cette communauté n'a pas ses meilleurs intérêts à cœur ? Je soutiens cette démarche » , affirme-t-elle.
La députée du Bloc québécois Sylvie Bérubé n'a visité le Nunavik qu'à deux reprises depuis qu'elle a été élue dans la circonscription en 2019, et n’a rencontré Pita Aatami qu’une fois.
Dans une entrevue accordée à Nunatsiaq News, Mme Bérubé a déclaré qu'elle visiterait le Nunavik « un peu plus souvent, au moins une ou deux fois par année » si elle était réélue. Elle a souligné l'obtention de 45 millions de dollars alloués à des « programmes de réconciliation » et à la revitalisation du traîneau à chiens au Nunavik – une pratique que le gouvernement fédéral a activement tenté de faire disparaître en abattant, dans les années 50 et 60, les chiens dans la région. Le Bloc Québécois n'a pas répondu à la demande d'entrevue de La Converse.
Dans une entrevue téléphonique avec La Converse, Thai Dillon Higashihara, candidat du NPD, estime pour sa part que son parti a un meilleur bilan que le Parti libéral en ce qui concerne les droits des Autochtones.
« C'est une bonne chose que les libéraux aient choisi une candidate autochtone, mais ce n'est pas suffisant quand on regarde le bilan du parti et qu'on le compare à celui du NPD, qui a toujours eu un plan beaucoup plus solide pour faire entendre les voix autochtones », affirme-il.
Il qualifie les avancées des libéraux sur les questions autochtones de « fragmentaires » : le gouvernement libéral a fait du surplace en ce qui concerne les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, et n'a plaidé que récemment en faveur d'une infrastructure nordique solide, comme l'augmentation des investissements dans le logement et l'électricité, considère-t-il.
En cas de victoire, il militera pour la création d’une circonscription au nord du Québec et s'opposera à la loi 96, la loi linguistique du Québec à laquelle s'opposent de nombreux groupes autochtones, en particulier les Inuits anglophones et inuktitutophones. « C'est le groupe parlementaire du NPD qui, sous la direction d'Ed Broadbent, a poussé à l'inclusion des peuples autochtones dans la Constitution », rappelle-t-il.
Dans les années 1980, le député néo-démocrate Ed Broadbent a en effet refusé de signer les réformes constitutionnelles de Pierre Trudeau si les droits des autochtones n'y étaient pas inclus. Ce refus a contribué à l'inclusion de l'article 35, qui reconnaît les droits issus des traités et les droits inhérents des Autochtones.
Thai Dillon Higashihara compte également financer davantage de services de police autochtones au Nunavik. En novembre 2024, deux jumeaux inuits ont été abattus –et l'un d'eux est décédé par la police du Nunavik. Entre le 29 août et le 25 septembre 2024, neuf membres de Premières Nations sont morts après avoir été en contact avec les forces de police au Canada.
« Il y a eu des meurtres d'Autochtones et de jeunes parce que la GRC entreprend des mesures répressives. Et il y a eu des accusations de racisme parce que beaucoup d'agents de la GRC ne sont pas culturellement équipés pour gérer les problèmes au sein de la communauté », affirme M. Higashihara.
Le candidat conservateur, Steve Corriveau, a décliné la demande d'interview de La Converse. Bien que le Parti conservateur soit le seul parti à ne pas mentionner la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, Steve Corriveau a souligné l'importance de donner la priorité à la réconciliation et de répondre aux appels à l'action de la Commission de vérité et de réconciliation. Dans une entrevue accordée à Nunatsiaq News, M. Corriveau a déclaré qu'il était prêt à faire pression pour obtenir une circonscription nordique lors du prochain remaniement électoral en 2033. Bien qu'il n'ait pas visité le Nunavik, il s'est engagé à visiter, en cas de victoire,chaque communauté cet été et à défendre les cultures inuite et crie.
Mandy Gull-Masty, quant à elle, espère que le vote autochtone l'aidera à remporter la victoire dans la circonscription.
« Je sais que ma communauté a déjà eu un autre candidat cri qui s'est présenté aux élections fédérales », dit-elle en faisant référence à l'ancien député NPD Romeo Saganash, qui a remporté la circonscription en 2011 et en 2015. « La participation [des électeurs] a été énorme. Nous avons pris la circonscription. Nous sommes un géant silencieux et endormi parmi les électeurs d'Eeyou-Istchee et du Nunavik. Si nous parvenons à diffuser les bons messages, à établir un lien avec les gens, à leur montrer qu'il y a quelqu'un qui veut représenter leurs intérêts et leurs besoins, je crois qu'ils viendront [voter]. Et je pense que je dispose d'une base de soutien solide. J'espère vraiment que tout le monde se rendra aux urnes le jour de l'élection. »
Selon Élections Canada, chaque circonscription au Québec doit compter environ 108 998 personnes (ce qu’on appelle le « quotient électoral ») et la province doit avoir un maximum de 78 circonscriptions en 2023, tel qu’indiqué dans la formule de représentation de la Loi constitutionnelle canadienne. Les membres des commissions de redistribution n’ont pas le pouvoir de changer le nombre de circonscriptions électorales.
À l’exception de « circonstances extraordinaires» le nombre d’habitants des circonscriptions ne doit pas présenter un écart de plus de 25 % du quotient électoral, et les commissions visent un écart de 0 %. Concernant les communautés du nord que nous couvrons dans cet article, la création d’une circonscription de 30 000 personnes engendrerait un écart avec le quotient électoral du Québec (108 998) de 72 %. Une circonscription qui comprendrait les électeurs du sud du découpage actuel et d’Abitibi-Témiscamingue dépasserait le quotient de 28 %.
Quelques exceptions inscrites dans la loi canadienne : les territoires ont chacun leur propre circonscription, même si ces dernières ne comprennent pas le nombre d’habitants exigé. Chaque province doit avoir le même nombre de circonscriptions à la Chambre des communes qu’elle a de sénateurs. L’Île-du-Prince-Édouard a quatre sénateurs, donc quatre circonscriptions, malgré une population inférieure à 40 000 personnes.