Recevez nos reportages chaque semaine! Du vrai journalisme démocratique, indépendant et sans pub. Découvrez le «making-of» de nos reportages, le pourquoi et le comment.
L’actualité à travers le dialogue.Recevez nos reportages chaque semaine! Du vrai journalisme démocratique, indépendant et sans pub. Découvrez le «making-of» de nos reportages, le pourquoi et le comment.
L’actualité à travers le dialogue.Recevez nos reportages chaque semaine! Du vrai journalisme démocratique, indépendant et sans pub. Découvrez le «making-of» de nos reportages, le pourquoi et le comment.
Recevez notre infolettre chaque semaine pour Découvrir le «making-of» de nos reportages!
Un problème est survenu lors de l'envoi.
Contact
Itinérance: survivre à une nuit glaciale dans le centre-ville de Montréal
Des personnes en situation d'itinérance devant le Mission Old Brewery. Photo : Amélie Rock
24/1/2025

Itinérance: survivre à une nuit glaciale dans le centre-ville de Montréal

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
ILLUSTRATEUR:
COURRIEL
Soutenez ce travail
Note de transparence

Alors qu’une nouvelle vague de froid s’abat sur Montréal, le risque de voir des personnes en situation d’itinérance perdre la vie en passant la nuit dehors est grand. Mardi soir, une consultation publique était organisée sur l’itinérance et la question de la cohabitation sociale. À l’extérieur, la seule question qui se posait était celle de la survie. Un reportage de l’École Converse.

19 h. La séance « Itinérance et cohabitation sociale », organisée par l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) débute au Centre Saint-Pierre. L’objectif est de recueillir l’opinion de la population sur un enjeu qui fait couler beaucoup d’encre : l’itinérance. 

La métropole concentrait en effet 47 % des personnes en situation d’itinérance recensées en 2022 au Québec, soit 4 690 personnes. Un chiffre largement sous-estimé, selon plusieurs organismes communautaires, et qui ne rend pas compte de l’itinérance cachée – qui désigne la situation de personnes hébergées par des amis ou qui dorment dans leur voiture. 

Sur l’estrade, six personnes viennent présenter cette séance d’information, la première d’un processus de consultation publique qui durera jusqu’au 28 février. Il s’agit de trois commissaires de l’OCPM, de deux représentants du Service de la diversité et de l’inclusion sociale (SDIS) de la Ville de Montréal et d’un conseiller du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). 

Au fond de la salle, les retardataires se servent une tasse de café, gracieusement offert au public. Tandis qu’à l’extérieur, les sans-abri accumulent les couches de vêtements pour atténuer la morsure du froid, ici on retire son manteau dès l’entrée tellement il fait chaud.

Des questions de citoyens qui restent sans réponse 

« Les ressources consacrées aux personnes en situation d’itinérance sont vraiment essentielles pour réduire l’itinérance, mais aussi pour répondre aux besoins de base des personnes vulnérables et favoriser leur inclusion. Peut-être que la plupart des gens sont d’accord sur le fait que les services sont nécessaires, mais souvent c’est l’emplacement de ces services qui fait difficilement consensus », indique Nicolas Pagot, chef de division du Service de la diversité et de l’inclusion sociale (SDIS) de la Ville de Montréal.

Les cas de mobilisation du voisinage lors de l’annonce de projets de centre d’hébergement pour personnes en situation d’itinérance, par exemple, sont en effet monnaie courante. La Ville assure toutefois vouloir « implanter des ressources dans les 19 arrondissements » pour qu’elles ne soient plus concentrées au centre-ville. 

Les bancs réservés au public sont clairsemés : une quinzaine de citoyens ont répondu à l’invitation, tandis que 50 personnes suivent les échanges en ligne. Certains se sont adressés aux représentants. « Vous avez dit vouloir des ressources dans tous les arrondissements, mais aussi que c’est difficile d’obtenir un consensus ; donc, pouvez-vous nous donner une idée de quand vous espérez atteindre cet objectif ? » demande une citoyenne au micro.

Certains citoyens ont posé des questions lors de la consultation publique « Itinérance et cohabitation sociale » qui a eu lieu au Centre Saint-Pierre mardi soir. Photo : Loubna Chlaikhy

Les réponses ne sont pas toujours au rendez-vous… Dans ce cas-ci, comme à plusieurs reprises, les représentants de la Ville bottent en touche. « Et c’est tout ? Vous n’avez aucune réponse à donner ? », leur lance la présidente de la consultation, Ariane Émond. Alors que des rires parcourent l’assemblée, les représentants de la Ville promettent une réponse par écrit ultérieurement.

Dans le public, on trouve notamment Héloïse Koltuk, employée chez Entremise, une entreprise montréalaise qui crée des lieux de vie dans des bâtiments vacants. « Je vois tous les jours des personnes qui dorment à ma porte, dehors dans le froid, alors que je gère un énorme bâtiment chauffé et vide », explique la jeune professionnelle. Mme Koltuk s’occupe d’un bâtiment à deux pas de la station Berri-UQAM, tout près de la Gare d’autocars de Montréal et de la BAnQ, qu’elle décrit comme « la vitrine de l’itinérance à Montréal ».

Elle s’interroge sur le bien-fondé des réglementations et des normes de sécurité qui empêchent les bâtiments vacants – nombreux à Montréal – d’être utilisés pour accueillir les personnes en situation d’itinérance, surtout lors des épisodes de grand froid. Elle cherche ici des réponses à ses questionnements : « Je comprends qu’il y ait des normes en général, mais dans ce cas précis, je ne comprends pas en quoi il serait plus dangereux pour les personnes itinérantes de dormir dans des bâtiments chauffés, même s’ils ne sont pas aux normes, que de dormir dehors et de risquer de mourir de froid. » 

Là encore, Nicolas Pagot contourne la question : il se contente de rappeler qu’« identifier un local pour une ressource comprend beaucoup de critères », notamment « en matière de sécurité incendie ». 

À l’extérieur, tout près de cette salle à la chaleur enveloppante où des personnes discutent du fait que leur présence doit faire l’objet d’une acceptabilité sociale, les premiers concernés n’ont pas le luxe de faire des pirouettes pour échapper au froid. Leur seule préoccupation ce soir-là, qui, ils le savent, va être particulièrement glacial, est de survivre. 

21 h – Une nuit au chaud, une mission quotidienne

À quelques mètres seulement du faste du Palais de justice de Montréal, un tout autre monde se déploie dans l’ombre, bien grippé au sol enneigé. Ici, pas de marbre ni de dorures, mais des sacs de camp et des existences difficiles. Une dignité portée en bandoulière sous le gel.

Il est 21 h et, dans la pénombre d’une porte d’immeuble, sous les nuages de fumée de leurs cigarettes, John et Denis se préparent à passer une longue nuit dehors. Peut-être la plus froide de l’année. 

Les minutes s’égrènent lentement, alors qu’ils évoquent les toits qui pourraient les abriter ce soir. Peu importe, un vestibule de guichet automatique, l’entrée d’un commerce fermé, n’importe quel endroit où le froid serait un peu moins mordant… « T’as de la chance, toi, t’as un lit pour cette nuit », lance Denis à son compagnon d’infortune. John, lui, a pu trouver un répit au centre d’accueil ce soir. 

Denis, la soixantaine et la barbe grisonnante, se confie : « À un moment donné, t’es tellement crevé que tu t’endors, même avec les lumières allumées. » Un autre, plus jeune, ajoute : « Dehors, c’est impossible de dormir plus de 10 minutes d’affilée. Il fait si froid que tu te réveilles sans cesse. » Quand on leur demande s’ils ont reçu une quelconque aide ou du soutien en dehors de leur communauté, Denis répond : « Pas vraiment. Mais entre nous, oui. »

Un peu plus loin, devant le refuge de la rue Clark, une étrange normalité s’installe. Certains se saluent, échangent des sourires, se connaissent. On dirait presque une terrasse d’été, mais les paroles résonnent dans l’air glacial, et les mains serrent des couvertures. Le peu qu’ils ont, ils se le partagent : une cigarette, un café, un moment d’humanité.

Pourtant, derrière la vitre du Café Mission, il y a de la chaleur. Le public du soir, nombreux au centre d’accueil, a assisté à la victoire du Canadien face au Lightning en fin de match à la télé. Une petite éclaircie sur beaucoup de visages marqués par la lassitude et un sentiment d’abandon.

Derrière le Café Mission, dans une ruelle sombre, nous croisons George Hadland. Originaire du Nouveau-Brunswick, il est installé à Montréal depuis 20 ans. Avec un sourire sincère et une convivialité naturelle, cet habitant du quartier ouvre le coffre de sa voiture.

Derrière le Café Mission, George Hadland apporte des fournitures pour les personnes en situation d'itinérance. Photo : Amélie Rock

À l’intérieur, des couvertures, des chaussures, des boissons chaudes et fraîches. George, qui est toujours prêt à tendre la main, nous invite à nous réchauffer. « Vous voulez quelque chose ? Une bière ? Une couverture ? » Nous passerons notre tour pour une bière ce soir, mais sa gentillesse réchauffe déjà les cœurs.

« C’est dur de les voir dans ce froid, confie-t-il. Mais si on peut faire quelque chose, même petit, ça compte. J’achète des couvertures, des manteaux, des trucs comme ça. J’aime bien faire ça et aller dans mon quartier. C’est important de montrer qu’on se soucie des autres. »

George ne baisse pas les bras. « Ça fait quatre ou cinq ans que je fais ça, raconte-t-il. Avant, c’était moins grave, mais là, il y a beaucoup plus de monde. Tout le monde mérite un toit, et c’est ça qui me motive. Je me dis : “Aujourd’hui, il fait particulièrement froid, on doit y aller.” Hier, j’étais coincé avec ma femme et les enfants, mais aujourd’hui, on est là. On ramasse des affaires, des couvertures, des chapeaux, tout ce qu’on peut pour aider. »

Tandis que l’arche du Quartier chinois célèbre la mémoire de ses pionniers, plusieurs sans-abri luttent à ses pieds pour survivre. Certains passeront la nuit dehors, faute d’une place dans un refuge. Eux aussi espèrent une pensée, une porte ouverte. Pourtant, année après année, leur détresse grandit.

21 h 56 – Des rues désertées par -15 °C sous le pont Jacques-Cartier

À l’intersection des avenues De Lorimier et Viger Est, sous l’imposante structure métallique du pont Jacques-Cartier, le calme règne. Dans la lumière blafarde des lampadaires, les ombres s’étirent sur un décor figé.

Un abri de fortune est dressé là, sur la neige, fait de bâches en plastique maintenues en place par des morceaux de bois maladroitement disposés. Juste à côté, image d’un déplacement impossible, un vélo abandonné, privé de sa roue avant, repose tristement. Autour de la tente, des morceaux de vie éparpillés. Une écharpe rose poudrée traîne dans la neige souillée, en compagnie de mitaines usées, souvenir d’un passage récent.

Au sol, des restes de bois calciné témoignent d’une faible tentative pour repousser le froid. Une petite flamme, probablement allumée avec des moyens rudimentaires, a dû offrir un court répit à une ou plusieurs personnes. Mais ce soir, la scène est vide. Aucun souffle, aucune voix, juste le murmure lointain de la circulation sur le pont.

Une tente abandonnée en dessous du pont Jacques-Cartier. Photo : Amélie Rock

À nos appels pour savoir si quelqu’un se trouve dans la tente, personne ne répond. Le contraste est saisissant. Ici, sous ce pont d’une ville vibrante d’activités, l’abandon est palpable. 

Où sont-ils partis ? Ont-ils trouvé refuge ailleurs ou errent-ils toujours à la recherche d’un endroit moins inhospitalier ? Ces questions restent en suspens, tout comme le froid qui s’insinue partout.

22 h 38 – La joie de trouver un manteau

Alors que nous marchons vers Atwater, à l’intersection de la rue Saint-Hubert et de l’avenue Viger, la silhouette d’un homme seul, debout au feu rouge, attire notre attention. Il nous interpelle. Son regard est doux, mais fatigué. Nous lui offrons de quoi manger, son visage s’illumine aussitôt. Avec gratitude, il nous parle un moment, nous raconte brièvement son quotidien.

« Si vous voulez, allez vers Concordia, à côté du A&W, nous recommande-t-il. Mes amis y sont. Ils seront très contents, parce qu’hier, ils avaient vraiment faim et n’ont rien trouvé à manger. » On sent une bienveillance et une solidarité inébranlables.

La plupart du temps, il essaie de trouver un endroit où dormir, mais ce n’est pas toujours évident. Parfois, lorsqu’il s’endort dans la rue, on vole dans ses poches, emportant ce qu’il a de plus précieux : souvent, quelques pièces ou de petits objets…

Mais ce mardi soir, il est soulagé. « Je dors chez quelqu’un, par terre, mais au chaud », dit-il, avec un sourire timide. Puis, comme pour partager un peu de joie, il nous montre fièrement son manteau. « Regardez ! Je l’ai trouvé dans la rue. Vous avez vu ? Il est beau, hein ? » Ses yeux brillent, tandis qu’il caresse le tissu, heureux de cette trouvaille.

23 h 01 – McDonald’s au coin Atwater et Sainte-Catherine : 30 minutes et puis s’en va

À deux pas du square Cabot, entre l’odeur de friture et celle des produits nettoyants, on dépasse le M lumineux pour entrer dans la célèbre chaîne de restauration rapide, un des lieux où les sans-abri se réfugient pour trouver un peu de chaleur. Plusieurs tentent de marchander quelques heures de répit à l’intérieur du McDonald’s, mais sont chassés. Dehors, le froid est mordant, il fait -15 °C.

Quelques minutes plus tard, un employé – que nous nommerons Paul pour préserver son anonymat – commence son quart de travail. Première tâche de la soirée ? Expulser les deux personnes itinérantes endormies dans la salle de restauration. Il enfile des gants de latex et se prépare à réveiller la première d’entre elles. 

Celle-ci est assise sur la banquette et recroquevillée, la tête entre les bras, sur la table. Elle porte un manteau et des lunettes de soleil et ne relève la tête que quelques secondes lorsque des coups résonnent sur la table. Juste après, elle est interpellée par Ethan, un homme en situation d’itinérance qui semble connaître la femme endormie. Il lui parle et essaie à son tour de la réveiller. Il tire son bras, prend son pouls pour s’assurer qu’elle va bien et la secoue pour qu’elle se lève et parte avec lui. 

« C’est très difficile. C’est sûr que, si j’avais le choix, je ferais une autre job », confie Paul. Récemment arrivé au Canada, il savait en acceptant ce poste qu’il aurait à interagir fréquemment avec des personnes en situation d’itinérance. « Mais je ne m’attendais pas du tout à voir ça au Canada, c’est très choquant de voir autant de personnes qui se droguent dans des espaces publics et autant de gens qui dorment dehors par ce froid », confie-t-il. 

Nous sommes là depuis 20 minutes quand une femme entre dans le bâtiment. Elle laisse échapper un soupir de désespoir en apprenant que la toilette est désormais inaccessible, fermée à clé et avec une grille. « C’est fermé la nuit, car on trouvait trop de matériel d’injection usagé dans les toilettes. On rouvre le matin, mais avec quelqu’un qui contrôle souvent », confirme une employée.

« Ça ne me dérange pas s’ils mangent ou s’ils s’assoient pour consommer. La direction leur laisse 30 minutes pour se réchauffer, mais l’entente est qu’ils partent après pour laisser la place aux clients. Parfois, je leur donne même gratuitement de la nourriture, mais le problème, c’est ceux qui arrivent drogués et font du vandalisme et volent », explique Paul en montrant du doigt un téléviseur qui a été endommagé il y a six mois. On voit en effet sur les murs et les piliers du restaurant des affiches signées par la direction et dont le message est clair : la salle à manger est uniquement accessible aux clients qui consomment pour une durée de 30 minutes.

Les personnes en situation d'itinérance peuvent se réchauffer au McDonald d'Alexis Nihon pour 30 minutes. Photo : Amélie Rock

Plus préoccupant, Paul a déjà été agressé plusieurs fois. « La semaine dernière, un homme a sorti un couteau ; ça arrive parfois. Je n’ai pas peur, je sais les prendre, mais ce n’est pas facile », souffle-t-il avant de se diriger vers une autre personne allongée par terre.

Cachée sous son manteau, celle-ci sommeille. Après quelques essais, elle ne parvient toujours pas à se tenir debout. Trois policiers entrent dans la succursale et se dirigent vers le comptoir, mais ils sont interpellés par l’employé, qui sollicite leur aide. Eux non plus ne parviennent pas à faire tenir debout cette personne, qui finira par quitter la succursale en ambulance. 

Les agents du SPVM sont habitués à ce genre de scènes dans le centre-ville. « Des fois, il y en a qui dorment dans les ruelles ou les autobus, et on va les réveiller parce qu’on se demande s’ils sont encore vivants », confie l’un d’eux.

« En hiver, c’est pratiquement ça, notre job : chercher les personnes en situation d’itinérance pour nous assurer qu’elles ne sont pas en danger et essayer de leur trouver un endroit où aller. Quand on trouve quelqu’un, on appelle les refuges pour savoir s’il y a de la place. Si oui, on les accompagne, mais parfois les refuges sont pleins, et on ne peut rien faire d’autre », poursuit le policier. Des situations qui ne le laissent pas indifférent et à l’égard desquelles il a appris à développer une certaine forme de « résilience » afin de poursuivre sa mission de « protection des plus vulnérables ».

23 h 34 – Rejetés, ils errent dans le froid en quête d’un nouveau refuge

De l’autre côté de l’avenue Atwater, le règlement est le même au A&W. L’accueil n’est guère plus facile : les personnes en situation d’itinérance ne peuvent y rester plus de quelques minutes. L’atmosphère s’alourdit, le temps presse : il faut trouver un endroit où se reposer.

« J’ai l’impression de ne pas avoir dormi depuis des années », nous répète à maintes reprises la femme qui a trouvé les toilettes fermées au McDonald’s. Elle s’inquiète de voir les hivers devenir de plus en plus glaciaux.

Lorsqu’elle n’a pas le choix, elle se réfugie à l’hôpital. Cependant, elle s’efforce d’éviter cet endroit où il est impossible de fumer, entre autres. 

Alors qu’elle nous confie ses inquiétudes, Ethan, un homme au regard épuisé, finit par sortir du restaurant, expulsé par des policiers et un employé. Cigarette aux lèvres, il s’éloigne avec une amie, en quête du prochain lieu de répit. Plusieurs emplacements et refuges sont pleins, ils énumèrent le peu de choix qu’il leur reste. 

Pendant qu’ils finissent leurs cigarettes, on leur parle d’un centre de réchauffement sur la rue Stanley, à environ 20 minutes de marche. Ethan et son amie nous avouent, avec une pointe de surprise, qu’ils n’en connaissaient pas l’existence. Les policiers ne leur indiquent jamais où se trouvent ces refuges, les forçant à marcher au hasard dans le froid.

Ce centre de réchauffement présente toutefois un inconvénient de taille : ils ne peuvent pas y dormir. L’endroit n’offre qu’une relâche temporaire. Ethan et son amie s’éloignent, se mettent en route vers le centre de réchauffement, leurs silhouettes se fondant peu à peu dans l’obscurité.

Sophia. Phoyo : Amélie Rock

Sophia, deux chapeaux vissés sur la tête et les yeux pleins de douceur, a écouté toute la conversation. Silencieuse jusque-là, elle prend la parole… Cela fait presque un an qu’elle est à Montréal. Elle est originaire de Kangiqsujuaq, un petit village du Nunavik. Situé près du détroit d’Hudson et de l’île de Baffin, il compte à peine 840 âmes qui y partagent leur quotidien.

En raison de la crise du logement, sa famille a dû déménager en Nouvelle-Écosse. Elle a bien quelques cousins dans la métropole, mais un vide persiste. L’absence de ses proches et de son ancienne vie se fait sentir. 

« Il fait vraiment froid », s’exclame-t-elle, les dents serrées et les lèvres tremblantes. Elle jette un œil à son téléphone, attendant des nouvelles de son cousin. 

« Dieu m’a donné cette vie », souffle-t-elle. Malgré ses difficultés, elle fait tout ce qu’elle peut pour aider les autres, en particulier les jeunes femmes inuit vivant dans les rues de Montréal. « Il est facile de se retrouver dans de mauvais cercles », assure Sophia. Elle lit souvent le jugement dans les yeux des passants, un regard qui pèse lourd. Elle tente donc le plus possible de créer un espace où ces jeunes femmes sont soutenues et valorisées.

Avant de poursuivre son chemin, elle nous rassure tout de même : elle a un endroit où dormir.

À une rue de là, on trouve l’espace urbain du square Cabot. Une tente nommée en l’honneur de Raphaël Napa André y était autrefois érigée. Cet homme innu est mort en janvier 2021 dans les rues de Montréal. Lors d’une nuit glaciale, il a été contraint de quitter un refuge en raison des restrictions liées à la COVID-19.

La population en situation d’itinérance du square Cabot et des alentours fréquentait ce lieu, où plusieurs services leur étaient offerts. Des breuvages chauds, des sièges pour se réchauffer, des couvertures et des manteaux pour rester au chaud, ainsi que de la nourriture et des produits d’hygiène féminine étaient offerts à quiconque en avait besoin. 

Mais depuis deux ans, la Ville a cessé de dresser la tente. À la place, une patinoire a été installée. Des condos et des appartements de luxe ont remplacé la station d’essence, et le vieil Hôpital de Montréal pour enfants a été relocalisé. Le métro Atwater ajoute à ce poids, ses portes étant maintenant fermées et barrées, impossible à braver pour échapper au froid.

Pas de mort à déplorer ce soir-là… mais demain ?

Personne n’est mort ou n’a été conduit aux urgences pour des engelures.

Le succès dans les rues de Montréal se mesure ainsi moins à ce qui a été accompli qu’à ce qui a été évité. Alors que la nuit de mardi laissait place au mercredi, qu’un froid arctique s’installait sur les 5 000 sans-abri de la ville, la mort rôdait à chaque coin de rue.

Si on ne fait rien, le froid enveloppe les organes vitaux. Il ralentit le cœur, remplit les poumons de liquide et engourdit la partie du cerveau qui régule la température corporelle.

Au lever du jour, devant Résilience Montréal, échapper à ce destin ressemble moins à une victoire qu’à un sursis. C’est ce que confie David Chapman, gestionnaire du refuge du centre-ville, à La Converse tôt mercredi matin.

« Parfois, on a l’impression de jouer avec leur vie et de ne pas perdre, déclare-t-il. Mais de nombreuses nuits froides nous attendent encore, et il est presque certain que nous perdrons d’autres personnes avant l’arrivée du printemps. »

Si la chance a permis à de nombreux sans-abri de survivre, il y a aussi eu une bonne part de préparation de la part des services d’urgence de Montréal. Les patrouilleurs ont « vérifié et revérifié » chaque recoin de leur secteur, selon le porte-parole de la police, Jean-Pierre Brabant.

« Nous effectuons des rondes dans les campements et les ruelles, tout le monde est mobilisé, nous explique M. Brabant. Au cours d’une nuit comme celle-là, si quelqu’un a besoin d’être transporté ou s’il est en détresse, notre mission est de lui porter assistance. »

De même, les ambulanciers de la ville ont prêté attention à toute personne risquant de souffrir d’engelures.

« Nos premiers répondants sont tous parfaitement conscients du danger qui règne en ce moment dehors », ajoute un porte-parole d’Urgences-santé.

M. Chapman surveille ces coins de rue depuis environ une décennie. À ses débuts, ce refuge de l’ouest du centre-ville accueillait de 100 à 150 personnes. Aujourd’hui, on en compte plus de 300.

Avant la pandémie, quelques cérémonies commémoratives étaient organisées chaque année en mémoire des personnes décédées dans la rue. Le refuge accrochait alors leur photo à un mur et organisait un service funéraire.

Mais au cours des cinq dernières années, la situation s’est à ce point dégradée que les décès sont désormais commémorés lors de cérémonies collectives. L’été dernier, le refuge a honoré la mémoire de 37 personnes au cours d’un après-midi au square Cabot. Celles-ci sont décédées en l’espace de 18 mois.

« Avant, nous perdions trois ou quatre personnes par an, explique M. Chapman. C’était dur, mais nous ne savions pas à l’époque combien cela allait empirer. Aujourd’hui, il arrive qu’il y ait trois décès en un mois. »

Avec l’augmentation fulgurante du prix des logements à Montréal depuis 2020, les rues et les refuges débordent. Et avec la récente recommandation du Tribunal administratif du logement (TAL) d’augmenter les loyers de 6 % cette année, il semble que les rues deviendront encore plus encombrées.

« Personne ne veut traverser la ville à pied pour se faire refuser l’entrée d’un refuge parce qu’il est plein, fait remarquer M. Chapman. Actuellement, dans certains endroits, vous avez une chance sur deux de vous faire refuser. On ne peut pas continuer comme ça à compter sur le hasard sans en payer le prix. »

L’actualité à travers le dialogue.
L’actualité à travers le dialogue.