La mort des quatre membres d’une famille rom – un couple et ses enfants – a créé une onde de choc dans la communauté le 29 mars 2023. Les Iordache sont morts noyés en tentant de traverser la frontière vers les États-Unis à Akwesasne, après s’être vu refuser le statut de réfugiés par le Canada, et alors qu’ils risquaient la déportation. Deux ans plus tard, nous rencontrons le frère de Florin Iordache, le père de famille décédé, qui demande à son tour l’asile, dans un système canadien dont les biais sont multiples à l’égard de la communauté rom. Reportage.
« Depuis ce jour, depuis que j’ai perdu mon fils, ma vie est terminée, je suis mort avec eux », confie Claudio Rafael Firu, qui parle de son frère cadet comme d’un « fils ». Quand on plonge dans le bleu océan des yeux de cet homme, quelques écumes grises laissent deviner l’orage qui déchire son âme depuis deux ans. Le 29 mars 2023, les corps de son frère Florin, 28 ans, de sa belle-sœur Cristina, 28 ans, de leur fille de deux ans Evelin et de leur fils d’un an Eylin ont été retrouvés dans le Saint-Laurent, sur le territoire mohawk d’Akwesasne, près de la frontière américaine. Quatre membres de la famille Chaudhari, originaire de l’ouest de l’Inde, sont également morts noyés dans les eaux glaciales du fleuve : Praveenbhai, 50 ans, Dakshaben, 45 ans, leur fils Meet, 20 ans, et leur fille Vidhi, 23 ans.
Après quatre années passées au Canada, la naissance de deux enfants, deux demandes d’asile, une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) refusée en 2023 et le rejet de leur appel de cette décision, les membres de la famille Iordache faisaient face à la déportation et allaient être renvoyés vers leur pays d’origine : la Roumanie.

Dans la ville de Craiova, où la famille Iordache vivait avant son exil, se trouve un des plus grands quartiers roms d’Europe. Pour le jeune couple, il était hors de question de faire vivre à ses enfants les souffrances endurées en tant que Roms dans une société roumaine ségrégationniste et discriminante. Quitte à risquer leur vie. « Ils ne savaient plus quoi faire, ils étaient désespérés et ils ont trouvé le contact des passeurs », résume l’aîné de la fratrie.
C’est dans un appartement en demi-sous-sol où la lumière entre difficilement que Claudio Rafael et Ana Maria Firu nous accueillent. Autour d’un café, ils nous racontent ce qui les a conduits à demander l’asile au Canada, malgré la tragédie dont ils portent encore les séquelles. À l’occasion de la Journée internationale des Roms, en ce mardi 8 avril 2025, La Converse leur donne la parole.
S’endetter pour enterrer les siens
Lorsqu’on lui demande de parler de la journée du 29 mars 2023, Claudio Rafael Firu se tourne vers la fenêtre. Le regard perdu, il semble replonger dans ce souvenir traumatique. « La semaine qui a précédé leur décès, je n’ai pas du tout parlé à mon frère. Il avait décidé de faire appel à un passeur et je n’étais pas d’accord. Je lui ai dit que j’avais un très mauvais pressentiment, qu’il ne fallait pas qu’il fasse ça, que je le rejoindrais au Canada et qu’on trouverait un autre moyen de traverser la frontière, au besoin… » se souvient-il, les larmes aux yeux. Le frère aîné de Florin était alors en Floride. Quand on lui apprend leur mort, c’est le choc. « Je m’en veux, c’est de ma faute, je n’ai pas réussi à le convaincre, alors que je savais que ça n’allait pas bien se passer. »
Les larmes roulent désormais sur les joues de celui dont la vie a basculé ce jour-là. Bouleversé, Claudio Rafael Firu rentre en Roumanie pour préparer les funérailles. « On a emprunté de l’argent à des membres de la communauté pour rapatrier les corps dans notre village. C’était 21 000 $ par personne, donc 84 000 $ pour les quatre. Et encore ! Au départ, ils demandaient 26 000 $ par corps », confie-t-il. Puis, il lui a fallu payer la concession au cimetière.
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Comme le veut la tradition romani, les corps ont été exposés et veillés dans la maison familiale avant l’inhumation. Puis, durant 40 jours, les visiteurs se sont succédé pour présenter leurs condoléances et soutenir la famille endeuillée. « Tout le village est venu, puis des gens sont venus de partout en Europe. Matin, midi et soir, il fallait offrir à manger, et faire venir des musiciens, d’autant plus que mon frère était un musicien reconnu… Tout ça coûte beaucoup d’argent. Ce sont des centaines de personnes qui sont venues », souligne Claudio Rafael Firu.
Cet élan de solidarité a été à la hauteur du choc pour cette communauté. Mais le prix de cet amour est lourd. Entre le rapatriement des corps, l’enterrement, la réception pour les invités, la famille a accumulé plus de 100 000 $ de dettes. Des collectes sont organisées pour les aider, mais les sommes amassées sont loin d’être suffisantes.
Claudio Rafael et sa femme restent alors en Roumanie pour soutenir la matriarche de la famille, très affectée par la perte de ses enfants et petits-enfants. Ils remboursent petit à petit leurs créances jusqu’au jour où ils n’y parviennent plus, tant les mensualités réclamées, dont une partie d’intérêts, sont exorbitantes. La mère de Claudio Rafael est diagnostiquée d’un cancer, pour lequel des chimiothérapies sont nécessaires, et le suivi médical coûteux. Pour faire face à ce nouveau coup du sort, la famille a ouvert une cagnotte sur le site Go Fund Me afin de couvrir ces nouveaux frais. Mais celle-ci reste désespérément vide.
Derrière son mari, accoudée à la fenêtre, Ana Maria précise : « On a essayé de vendre la maison pour payer les dettes et repartir avec le reste de l’argent. Mais personne n’a voulu acheter une maison dans laquelle il y avait eu quatre morts. Les gens pensent que ça va leur porter malheur », décrypte-t-elle. Sans autre solution, le couple finit par accepter la proposition de son principal créancier : « Il a pris la maison pour un prix très bas, et ça a remboursé une partie de nos dettes. Maintenant, ma mère doit dormir chez les uns et les autres en attendant, car elle n’a plus de logement », souffle Claudio Rafael.
« On ne voulait pas venir au Canada »
« Je me suis fait deux promesses quand mon frère est mort : prendre soin de notre frère qui a un handicap – et que Florin aidait dès qu’il le pouvait en envoyant de l’argent –, et prendre soin de notre mère. C’est pour ça qu’on est venus ici : pour avoir une chance de mieux gagner notre vie et offrir à nos enfants un avenir », souligne le père de famille.
Deux années se sont écoulées, mais il reste figé dans une douleur qui le consume. Il souffre quotidiennement d’insomnies depuis le drame. « Je n’ai que 39 ans, et tous mes cheveux et ma barbe sont devenus blancs et gris. J’ai perdu tellement de poids que je ne me reconnais même pas dans le miroir. » Il nous tend un document d’identité. Les cheveux bruns, la barbe soigneusement taillée, les joues rebondies, c’est en effet un autre homme que l’on découvre sur la photo.
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Claudio Rafael l’admet : au départ, ce n’est pas au Canada qu’il souhaitait installer sa famille. Toronto ne devait être qu’une escale vers les États-Unis. « Je ne voulais pas vivre dans le pays qui a poussé mon frère et sa famille vers la mort en refusant leur demande d’asile », souffle-t-il en passant la main dans ses cheveux. En colère contre le pays qu’il tient pour responsable de la mort de ses proches, il se résout finalement à demander l’asile au Canada pour sa famille, après qu’ils aient raté leur vol de correspondance à l’aéroport de Toronto, le 24 avril 2024. « Comme on dit chez nous : rien n’arrive par hasard. C’est que c’est notre destin », dit-il sur un ton résigné.
Aujourd’hui, malgré les dettes suspendues au-dessus de leur tête, les membres de la famille Firu veulent croire en un avenir meilleur. Le couple a conscience que le procédure de demande d’asile peut durer plusieurs années, mais s’inquiète d’être sans nouvelles de sa demande de permis de travail. Sans possibilité d’occuper un emploi, le couple ne parvient plus à payer son loyer et risque l’expulsion.
« Les demandes de permis de travail étaient dans le mauvais service »
« Notre loyer, à lui seul, coûte 1 500 $ ! » lance Ana Maria en nous tendant l’avis qu’elle a reçu de leur propriétaire. Cela fait deux mois qu’ils n’ont pas pu le payer et attendent la convocation du tribunal du logement. « Comment ils veulent qu’on paie notre loyer, qu’on fasse manger nos enfants, qu’on paie les factures, qu’on les habille pour l’école… avec 1 500 $ et sans nous autoriser à travailler ? » demande la mère.
Ana Maria pointe un bouquet de roses placé dans un seau d’eau près du canapé. Ses couleurs vives tranchent avec l’obscurité de l’appartement. Elle les vend à l’unité pour tenter de gagner quelques dollars. Avec 1 500 $ d’aide sociale, la famille de quatre ne parvient plus à joindre les deux bouts.
Grâce à l’aide juridique, Claudio Rafael a écrit à plusieurs reprises à l’avocate qui traite leur dossier pour avoir des nouvelles de leurs permis de travail. « Elle dit qu’elle ne sait pas, et nous donne un numéro de téléphone, mais je ne comprends rien. Quand j’appelle, je n’arrive jamais à avoir quelqu’un », témoigne-t-il. Il a du mal à s’exprimer de manière fluide en français, ce qui complique sa communication téléphonique avec les services d’immigration. Dans les courriels de réponse de l’avocate que nous avons pu consulter, celle-ci se contente en effet de dire qu’elle n’est pas chargée du suivi des permis de travail et donne le numéro de l’Immigration. Malgré plusieurs tentatives, La Converse n’est pas parvenue à obtenir une entrevue avec elle.
Face au désarroi de Claudio Rafael, nous décidons de communiquer nous-même avec l’Immigration. « Bienvenue à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada ! » La voix robotique résonne dans le haut-parleur du cellulaire. Très vite, différentes options nous sont proposées : « Tapez 1 », « Tapez 5 »… Après avoir procédé à trois tentatives infructueuses, nous parvenons finalement à parler à un agent de l’Immigration. Il nous met alors en attente. Quelques minutes plus tard, le verdict tombe : « les demandes de permis de travail étaient dans le mauvais service ; donc personne ne les a traitées. » Les visages pleins d’espoir du couple sont bientôt gagnés par l’incompréhension, puis par le choc.
« Donc là, leur demande n’a pas avancé du tout ?
– C’est ça. Mais c’est bon, j’ai envoyé les deux demandes au bon service cette fois. Donc, elles vont pouvoir être traitées.
– Quand ? Ce sont des demandeurs d’asile et ils ont besoin de travailler.
– Ce sera moins de 111 jours, mais je ne peux pas vous dire plus précisément combien de temps. »
Une heure s’est écoulée lorsque nous raccrochons. Claudio Rafael, assis sur le canapé, fixe le mur face à lui. Assise à la table, Ana Maria n’en revient pas. « Donc, c’était ça… Et si vous n’aviez pas appelé, notre dossier serait toujours dans le même service avec personne qui s’en occupe… Je ne sais pas comment on va faire en attendant », souffle-t-elle en se tenant la tête.
Pour l’heure, leur demande d’asile, présentée à l’aéroport de Toronto en avril 2024, est toujours en traitement, et ils attendent la date de leur audience au tribunal. Une audience cruciale pour leur avenir, au cours de laquelle ils devront prouver qu’ils étaient victimes de persécutions dans leur pays d’origine.
Discrimination, agressions, ségrégation – le quotidien violent des Roms en Roumanie
« En Roumanie, notre communauté est victime de plein de préjugés et de racisme. Quand on est Rom, on ne peut pas trouver de travail, on ne peut pas trouver de logement en dehors du village, les enfants sont harcelés et violentés à l’école… C’est pour ça que mon frère était parti au Canada, et c’est pour ça que nous sommes là aujourd’hui », témoigne Claudio Rafael Firu. La communauté rom représente près de 9 % de la population roumaine. Pourtant elle subit l’un des taux de rejet social les plus importants de tous les groupes vulnérables à la discrimination, confirmait l’Institut roumain pour les droits de l’homme en 2021.
Certaines écoles vont jusqu’à mettre en œuvre une ségrégation scolaire en séparant les classes en fonction de l’origine ethnique des élèves et de leur lieu de résidence, ou en consacrant des écoles « spéciales » aux enfants roms. En 2021 en Roumanie, 51 % des enfants roms étaient scolarisés dans des écoles ségréguées, contre 28 % en 2016, selon une étude publiée en 2024 par le Conseil de l’Europe.
Amnistie internationale dénonçait également les discours haineux contre les Roms, y compris de la part de personnalités politiques en 2021. Et la situation ne s’est pas améliorée ces dernières années. Dans son rapport 2023-2024 sur la Roumanie, l’ONG rappelle plusieurs événements graves, dont la torture de deux Roms par des policiers de Tulcea, ou encore le refus de l’hôpital d’Urziceni de prendre en charge une femme rom enceinte, qui a dû se résoudre à accoucher sur le trottoir.
Pour le couple Firu, qui a vécu cette persécution et en connaît les répercussions, difficile de comprendre pourquoi le Canada ne reconnaîtrait pas leurs souffrances.
Une méconnaissance de l’histoire des Roms
« La migration forcée des Roms vers des pays comme le Canada est souvent incomprise… Ils migrent parce que leurs droits ne sont pas respectés et qu’ils sont quotidiennement victimes de discriminations », explique Izabela Tiberiade, chercheuse en droits humains. Depuis Craiova, en Roumanie, la ville dont sont originaires les Iordache et les Firu, elle nous fait part de son analyse de la situation complexe des Roms qui cherchent refuge au Canada, un pays perçu comme une terre d’accueil par nombre d’entre eux.
Selon Mme Tiberiade, plusieurs obstacles institutionnels et culturels entravent l’accès des Roms au statut de réfugié, malgré les efforts passés du Canada pour ouvrir un peu plus la porte à cette population et lui permettre d’obtenir l’asile : « Même si les Roms ont des passeports roumains, leur ethnicité doit être prise en compte dans le traitement de leur demande d’asile. »
L’histoire de ce peuple hétérogène est en effet marquée par les migrations et les persécutions depuis son arrivée en Europe, au 14e siècle. « Le génocide nazi marque une césure dans l’histoire récente des Roms. Il correspond à l’apogée d’une attitude séculaire de discrimination, de stigmatisation et de persécution », indique le Projet éducation des enfants roms.
« Aujourd’hui, le Canada les voit comme des citoyens roumains d’un pays dit démocratique et ne comprend pas qu’ils portent toute une histoire de traumatismes transgénérationnels, précise Izabela Tiberiade. Il y a une connexion directe avec les déportations de Transnistrie, qui renvoie à l’Holocauste et aux Roms roumains, car c’est là que la vague de migration vers le Canada a commencé. » Mme Tiberiade, dont l’oncle est lui-même un survivant des camps, souligne l’absence de reconnaissance du statut de victime de sa communauté. « Les Roms n’ont bénéficié d’aucune politique de réparation ou de processus de guérison » au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Un manque qui serait l’un des facteurs à l’origine des problèmes auxquels font face les Roms au Canada, mais pas le seul. L’intégration des pays de l’est de l’Europe à l’Union européenne (UE) dans les années 2000 marque un tournant. En 2004, la Hongrie, où vivent de nombreux Roms, fait son entrée dans l’UE, puis c’est au tour de la Roumanie et de la Bulgarie, en 2007, et enfin de la Croatie, en 2013.
Cela permet aux habitants de ces pays, désormais citoyens de l’UE, d’être exemptés de l’obligation de visa et provoque un exode des Roms vers le Canada de 2007 à 2011. Face à ce nouveau flux migratoire, le gouvernement conservateur de l’époque instaure la loi découlant du projet de loi C-31.
C-31, campagnes publicitaires dissuasives, préjugés : l’incidence des politiques fédérales
Gina Csanyi-Robah, directrice et fondatrice de l’Alliance canadienne romani, et enseignante au Vancouver School Board, a consacré sa vie à sensibiliser le public canadien aux défis auxquels font face les Roms, en particulier ceux qui cherchent refuge au pays. Selon elle, les Roms se heurtent à des barrières institutionnelles qui sont le résultat de préjugés raciaux et de discriminations profondément enracinées dans le système d’asile.
L’un des moments marquants de cette institutionnalisation de la discrimination envers la communauté rom a eu lieu en 2012, lorsque le gouvernement conservateur de Stephen Harper a adopté le projet de loi C-31, intitulé Loi sur la protection du système d’immigration et des réfugiés du Canada. « Le gouvernement a utilisé des termes comme “faux réfugiés”, insinuant que les Roms fuyaient des conditions fictives, ce qui a créé un climat de méfiance et de rejet », explique celle qui était alors directrice du Centre communautaire rom de Toronto.
Le projet de loi C-31 instaure une série de changements majeurs, notamment la constitution d’une liste de pays qualifiés de « sûrs », sur laquelle figure la Roumanie. Les demandeurs d’asile provenant de l’un de ces pays « sûrs » doivent composer avec des délais plus courts pour la soumission de leur demande, l’impossibilité de faire appel en cas de refus ou encore un accès restreint à la procédure d’examen des risques avant renvoi (ERAR). « Cette loi visait très clairement la communauté rom. En conséquence, les taux d’acceptation des demandes d’asile des réfugiés roms ont chuté de manière brutale, demeurant à zéro pendant plusieurs mois après l’adoption de cette loi », indique Gina Csanyi-Robah.
En 2013, Ottawa a été jusqu’à dépenser de l’argent public pour réaliser une campagne publicitaire, comprenant de grands panneaux d’affichage, des messages dans les journaux et des spots radio dans la ville hongroise de Miskolc. L’objectif ? Dissuader les potentiels demandeurs d’asile roms de venir au Canada.

À l’époque, Amnistie internationale, l’Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés, l’Association canadienne des libertés civiles et le Conseil canadien pour les réfugiés décident de réagir en formant la coalition Justice pour les immigrants et les réfugiés. Celle-ci dénonce un règlement « anticonstitutionnel », et le fait que la liste des « pays sûrs » soit déterminée par le ministre de l’Immigration sans s’appuyer sur l’avis d’experts, et réclame son retrait.
Ce n’est qu’en 2019 que cette loi est finalement abrogée. Elle aura toutefois laissé des séquelles. En septembre 2024, l’Université Harvard, en collaboration avec l’Alliance canadienne romani, a publié un rapport concluant que l’immense majorité des Canadiens roms avaient déjà été victimes de discrimination en raison de leur origine.
L’année dernière, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a accepté 71 % des 203 dossiers de demandeurs d’asile roumains (dont on présume qu’ils étaient majoritairement Roms) qu’elle a traités. Pour rappel, ce statut de protection est accordé si l’on prouve qu’il existe un risque d’être torturé, de voir sa vie menacée, de subir des traitements ou des peines cruels et inhabituels en cas de retour dans son pays d’origine.
On constate toutefois une persistance des biais dans les décisions des juges, que l’experte attribue à l’ignorance et à la méconnaissance qui entourent la communauté rom. Celle dont les grands-parents roms ont fui la Hongrie en 1956 cite la forte variation des taux de reconnaissance des demandes d’asile en fonction du commissaire qui traite le dossier. « Si on prend le cas de la Roumanie, dont sont originaires les Iordache, certains juges atteignent 100 % d’acceptation, alors que d’autres ne reconnaissent que 37 % des cas. Qu’est-ce qui justifie un tel écart ? » s’interroge Mme Csanyi-Robah.
« Les juges qui examinent les demandes d’asile ont encore des préjugés inconscients envers les Roms. Les personnes qui ne connaissent pas notre communauté sont souvent influencées par les stéréotypes négatifs véhiculés dans les médias ou en Europe, où on voit parfois des Roms vivant dans la pauvreté et mendiant dans les zones touristiques », estime Mme Csanyi-Robah.
Alors que la campagne électorale fédérale bat son plein, elle cite l’attitude des décideurs politiques et judiciaires comme étant la clé d’un avenir meilleur pour les Roms au Canada. L’activiste prône l’instauration de formations culturelles et historiques pour les commissaires de l’Immigration. Le Refugee Law Lab recommande pour sa part de mettre en place des mécanismes afin de surveiller le travail des commissaires.
Un manque de ressources pour les Roms
Par ailleurs, Claudio Rafael Firu a refusé l’assistance d’un interprète lors de son entrevue avec l’Immigration : « Ce sont des Roumains, et je ne fais pas confiance à leur façon de traduire. Je préfère m’exprimer en français, même si ce n’est pas parfait. » Une crainte qui serait fondée, selon les découvertes de la chercheuse.
« J’ai eu un accès inédit à des transcriptions d’entrevues de personnes roms demandant l’asile avec l’assistance d’un interprète. Ce qu’on constate, c’est que l’interprète ne traduit pas fidèlement les propos des demandeurs d’asile et qu’il donne son opinion en disant, par exemple, qu’il ne pense pas que ce que dit la personne est vrai », révèle l’experte. Cet enjeu linguistique est d’autant plus dommageable que les Roms ont déjà de la difficulté à expliquer ce qu’ils vivent en Roumanie ou ailleurs, ajoute Izabela Tiberiade.
Ana Maria Firu confie également se sentir perdue et ne pas savoir à qui s’adresser afin d’obtenir de l’aide pour leurs démarches. « Le Canada ne permet pas aux Roms d’avoir une aide spécialisée au cours de leurs démarches administratives. Souvent, ils ne connaissent pas bien les systèmes d’asile et ont une maîtrise limitée de la langue – ils se retrouvent ainsi confrontés à des barrières linguistiques et institutionnelles », déclare Mme Tiberiade.
Pendant des années, des organismes comme Romanipe ou le Toronto Roma Community Centre (TRCC) accompagnaient les demandeurs d’asile roms et leur offraient des ressources de première ligne. Mais faute de financement, ces aides n’ont pas pu être pérennisées. Aujourd’hui, Romanipe n’est plus actif, et le TRCC n’offre plus de services directs aux demandeurs d’asile. À défaut de pouvoir s’appuyer sur une communauté structurée et organisée, les nouveaux arrivants se tournent vers des professionnels parfois peu scrupuleux.
Certains demandeurs d’asile roms rapportent avoir été victimes de traitements discriminatoires de la part d’avocats d’origine est-européenne non roms. En 2017, le Toronto Star révélait que trois avocats torontois d’origine hongroise – Viktor Hohots, Joseph Farkas et Erzsebet Jaszi – avaient été reconnus coupables de faute professionnelle grave dans le traitement de milliers de dossiers de réfugiés roms. Cette décision faisait suite à des recours collectifs déposés par d’anciens clients et soulignait les failles systémiques du système d’asile.
Privés d’une représentation compétente, ces demandeurs d’asile n’ont jamais réellement eu la chance de faire entendre leur histoire et de présenter leur demande dans des conditions équitables.
Pour améliorer la situation, Izabela Tiberiade plaide en faveur d’une reconnaissance par le gouvernement canadien de la situation unique des Roms et demande à Ottawa d’adopter des politiques d’asile qui tiennent compte de l’histoire et des besoins particuliers des Roms. « Le Canada devrait engager une bonne conversation avec la Roumanie à un niveau diplomatique, avec des professionnels et avec des Roms qui travaillent pour les Roms », suggère-t-elle.
Selon la spécialiste, il s’agit d’une condition sine qua non pour lutter contre les discriminations que subissent les Roms au Canada et leur assurer une véritable intégration. Il ne fait aucun doute, pour Mme Tiberiade, qu’en l’absence d’efforts concrets pour combler ces lacunes, les Roms continueront de faire face à des défis insurmontables dans leur quête de sécurité et de dignité au Canada.
Malgré ces défis, Gina Csanyi-Robah veut garder espoir. Elle rappelle que des avancées sont possibles, comme la reconnaissance officielle par le gouvernement canadien du génocide rom pendant la Deuxième Guerre mondiale : « Cela a contribué à changer les perceptions et à ouvrir la voie à plus de soutien pour les Roms », conclut-elle.
De leur côté, Rafael Claudio et Ana Maria Firu veulent croire que le pays qu’ils tiennent pour responsable de la mort de leurs proches ne fera pas subir un nouveau traumatisme à leur famille et leur permettra d’amorcer ici un nouveau chapitre de leur vie.
Plusieurs membres présumés d’un réseau de passeurs poursuivis par la justice américaine
En mars, deux résidents d’Akwesasne, Stephanie Square et Rahsontanohstha Delormier, ont été placés en détention en attente d’extradition vers les États-Unis. Ils sont accusés d’avoir participé à un réseau de passeurs opérant sur le territoire mohawk, à cheval entre le Québec, l’Ontario et l’État de New York.
Selon les autorités, Mme Square aurait acheté un petit bateau utilisé pour des traversées illégales, notamment celle du 29 mars 2023, qui a coûté la vie à huit personnes, dont la famille Iordache. Ce soir-là, les conditions météo étaient extrêmement dangereuses. « Ils ont demandé 24 000 $ à mon frère. Ce sont des meurtriers, ils savaient que c’était risqué », dénonce Claudio Rafael Firu.
Aux États-Unis, trois autres personnes ont plaidé coupable, dont une Américaine et deux habitants d’Akwesasne, dans cette affaire. Ils font face à de graves accusations, incluant trafic d’étrangers ayant entraîné la mort, et risquent la prison à vie.