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Les Autochtones sont confrontés à la violence policière à Montréal
Frank et Sonya. Photo : Emelia Fournier
10/3/2025

Les Autochtones sont confrontés à la violence policière à Montréal

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
Journaliste:
ILLUSTRATEUR:
COURRIEL
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Note de transparence

Les Autochtones en situation d’itinérance et les intervenants communautaires affirment que le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) fait régulièrement usage de violence et commet des abus à l’égard des Autochtones. Bien que le SPVM ait ajouté une nouvelle formation à son programme, les intervenants affirment que cela ne fonctionne pas. 

La Converse est allée à la rencontre de Steven Martin et de Diane, deux membres des Premières Nations sans domicile fixe. Tous deux ont eu avec le SPVM des interactions au cours desquelles ils se sont sentis « rabaissés » et « profilés racialement ». Ils sont logés dans un refuge pour Autochtones sur le Plateau-Mont-Royal, où, selon eux, la violence policière est monnaie courante. 

« Je n’avais jamais fait l’objet de profilage racial auparavant »

Diane est une femme crie-métisse d’une cinquantaine d’années originaire de Buffalo Lake, une localité métisse de l’Alberta. Souhaitant se rapprocher de sa fille, qui vit avec son père, l’ex-mari de Diane, elle a quitté Edmonton pour s’installer à Montréal il y a deux ans. Ne pouvant plus vivre avec son ex, Diane s’est retrouvée à la rue et a été dirigée vers un refuge. Elle a les yeux clairs, la peau olive et une voix douce. Diane met à profit son éducation pour aider la communauté du refuge où elle séjourne, en s’occupant de leurs impôts et en les aidant à remplir des demandes d’indemnisation pour la rafle des années 1960. Bien qu’elle affirme ne pas résister à la police, Diane dit qu’elle connaît ses droits et qu’elle interrogera la police si elle estime qu’elle n’est pas raisonnable.

En mai 2024, Diane est assise sur un banc du Plateau-Mont-Royal avec un ami lorsque deux agents du SPVM s’approchent d’eux. L’ami de Diane est en état d’ébriété, mais aucun d’eux ne consomme d’alcool en public. En anglais, Diane raconte que les agents ont commencé à rabaisser son ami et lui ont dit qu’ils devaient quitter les lieux, car il s’agissait d’une propriété privée. 

« Je n’étais pas ivre et je n’étais pas agressive ou quoi que ce soit. J’ai simplement dit : “C’est un lieu de passage public. Montrez-moi les panneaux qui disent qu’on n’a pas le droit de s’asseoir ici” », raconte Diane en parlant rapidement à mesure que les souvenirs lui reviennent.

Les agents lui parlent en français – l’ami de Diane lui traduit ce qu’ils lui disent pour qu’elle comprenne ce qui se passe. « Je leur ai dit : “Hé, vous n’avez pas reçu de formation à la sensibilité culturelle. Vous en avez manifestement besoin." Et ils m’ont dit : "Un mot de plus et on te passe les menottes et on te met dans une voiture" », se souvient-elle. 

Diane raconte que les agents l’ont menottée et l’ont mise à l’arrière de leur véhicule de patrouille, mais ne l’ont pas conduite au poste de police.

« Je me suis dit : "C’est sûr, je vais aller en prison." Mais ils m’ont menée à un bloc et m’ont laissée sortir près du métro Saint-Laurent. J’ai été agréablement surprise, mais j’étais déconcertée », confie Diane.

Selon les résidents et les travailleurs du centre d’hébergement, c’est un endroit où se tiennent des trafiquants de drogue connus des services de police. Steven Martin soupçonne que c’est la raison pour laquelle les agents ont laissé Diane débarquer à cet endroit, et qu’ils ont essayé de l’embarrasser en faisant en sorte que les gens la voient sortir d’une voiture de police avec des menottes. 

« Si un trafiquant de drogue passe par là et la voit sortir de la voiture de police, c’est encore plus honteux, il se demande s’il peut encore lui faire confiance. La première chose qu’ils se disent, c’est : “Peut-être qu’elle nous dénonce” », explique M. Martin.

Diane raconte qu’après lui avoir passé les menottes, les agents lui ont remis un avis rédigé entièrement en français. Lorsqu’elle leur a demandé de quoi il s’agissait, ils lui ont dit : « Figure it out », en parlant cette fois en anglais. Quatre mois plus tard, elle a reçu un deuxième avis, cette fois en français et en anglais, indiquant qu’elle était condamnée à une amende de 757 $ – 500 $ pour l’infraction initiale, plus 257 $ de frais de retard – pour avoir « participé à une bagarre ou à un autre acte de violence physique sur le domaine public ou dans une zone adjacente au domaine public ».

Lorsqu’elle a demandé à quelqu’un du refuge de traduire les accusations – la seule partie de l’avis qui n’était pas traduite en anglais –, elle en a été encore plus choquée. « Je n’étais pas violente, mais cela donnait l’impression que j’agressais les gens ou quelque chose comme ça », explique Diane, bouleversée. 

Diane a déjà eu des démêlés avec des policiers lorsqu’elle vivait à Edmonton. Elle dit que dans tous ses rapports avec la police, y compris lors de son arrestation, elle n’avait jamais senti qu’on lui manquait de respect jusqu’à ce qu’elle ait affaire aux agents du SPVM. « Je n’avais jamais fait l’objet de profilage racial jusqu’à ce moment-là, et c’était très humiliant », explique Diane.

M. Martin lui suggère de porter son histoire devant les tribunaux. « Le juge tranchera en ta faveur de toute façon. Je veux dire, tu n’as rien fait de mal », conseille-t-il, avant de me raconter l’expérience qu’il a lui-même eue récemment avec le SPVM.

« Laissez-moi partir. Lâchez-moi. Je ne peux pas respirer. »

Steven Martin, un Mi’kmaq originaire de Burnt Church, au Nouveau-Brunswick, vit à Montréal par intermittence depuis une dizaine d’années. Il a beaucoup voyagé, ne cache pas sa consommation de drogues, est aventureux et ne mâche pas ses mots.

« Le profilage racial existe. Les agents du SPVM refusent de me parler en anglais. Moi, je m’énerve. Je ne suis pas comme Diane. Moi, je leur dis d’aller se faire foutre, de me parler en anglais ; si on ne me parle pas en anglais, je ne comprends rien », dit-il en anglais. 

M. Martin a également eu une altercation avec la police alors qu’il était assis dans un lieu public et que des agents lui ont ordonné de se déplacer. Au début de 2024, il était assis à la place de la Paix, sur le boulevard Saint-Laurent, avec un groupe d’Autochtones. Des agents du SPVM se sont approchés de son groupe et lui ont dit qu’ils n’avaient pas le droit de s’asseoir là, même si un autre groupe de personnes non autochtones était assis dans le même parc.

Il rapporte avoir dit aux agents : « Je ne vois pas de foutue pancarte ici [indiquant que nous ne pouvons pas nous asseoir ici]. Je ne parle que l’anglais. Je ne parle pas français, et vous parlez entre vous. Alors, comment puis-je savoir ce que vous allez me faire ? »

Un agent demande alors à M. Martin une pièce d’identité. Ce dernier explique qu’il l’a laissée au refuge. L’agent réplique qu’il va l’arrêter s’il n’a pas de pièce d’identité sur lui. M. Martin lâche alors : « Arrêtez-moi. Je m’en fiche. Je ne fais rien de mal. Je suis juste assis ici. Pourquoi voulez-vous m’arrêter ? » « Parce que vous n’avez pas de pièce d’identité. » « Alors j’ai dit : “Arrêtez-moi, parce que je n’ai pas de carte d’identité.” »

Les agents lui passent les menottes et le font monter à l’arrière de leur véhicule, puis font la même chose qu’avec Diane : ils le déposent à un pâté de maisons, près de l’endroit où se tiennent les trafiquants de drogue et où les passants peuvent le voir sortir de la voiture de patrouille avec les menottes.

Steven Martin. Photo : Emelia Fournier

« Je criais à l’arrière de la voiture ; tout le monde me regardait. Je les ai tous traités de bande de putains d’enculés qui me profilaient de manière raciste. Et ils se moquaient de moi ! » explique M. Martin, qui s’agite en se remémorant ce souvenir. « Ils m’ont dit que j’avais besoin d’une pièce d’identité ou que j’allais me faire arrêter. C’est pour ça que j’ai pété les plombs, parce que je sais que je n’enfreins aucune loi », raconte-t-il.

En août 2024, il s’est battu avec un individu sur le Plateau-Mont-Royal. Blessé et boitant, il s’est rendu à l’angle des rues Sherbrooke et Saint-Urbain. Il dit avoir subi une commotion cérébrale et avoir eu des côtes cassées. En l’apercevant, une personne a appelé la police.

Il déclare que les policiers l’ont jeté au sol et lui ont passé les menottes dans le dos. M. Martin raconte qu’il était allongé sur le dos, un agent assis sur ses jambes, et que les policiers ont commencé à exercer une pression sur ses blessures.

« L’un d’eux a mis son genou sur ma poitrine, là où mes côtes étaient brisées », dit-il en pointant la partie gauche de sa cage thoracique. « L’autre a mis son genou sur ma tête, là où j’avais une commotion cérébrale.» Il appuie son autre main sur le côté de sa tête, s’étirant et se tordant. « Je criais, je hurlais, et tout d’un coup, je me suis évanoui », rapporte M. Martin, qui rejoue la scène, s’affaissant sur sa chaise en fermant les yeux.

Il raconte qu’il a été réveillé par quelqu’un qui exerçait une pression sur un point situé dans le haut de son dos. « J’ai recommencé à paniquer. J’ai dit : “Qu’est-ce que vous faites, bordel ! J’ai des côtes cassées, j’ai une commotion cérébrale, qu’est-ce que vous faites ?” Tout d’un coup, de nouveau un flic a mis son genou sur ma poitrine, et l’autre a mis son genou sur ma putain de tête. Je me suis effondré de nouveau. Je me suis évanoui sous l’effet de la douleur », raconte-t-il.

Ce cycle s’est répété et M. Martin a dit aux agents : « Laissez-moi partir. Laissez-moi me lever. Je ne peux pas respirer. »

« Je délirais à cause de la douleur et parce que je ne savais pas ce qui se passait. J’ai alors levé les yeux, et le flic m’a dit : “Tu veux que je recommence ?” Je lui ai répondu : “Vous me faites subir tellement de souffrances maintenant. Je n’en ai plus rien à foutre. Refaites-le. Je m’en fous.” Tout à coup, l’ambulance est arrivée. Tout le monde s’est éloigné de moi pour que ça paraisse bien. J’ai dit à l’ambulancier : “Ils m’ont bousillé.”»

Cet incident n’a pas eu de suite.

En l’absence de numéro d’événement, de date précise et de témoin direct, le commissariat du poste de quartier concerné a déclaré ne pas pouvoir confirmer qu’il y avait eu une intervention policière impliquant Steven Martin à cet endroit en août 2024. La Converse est en train d’enquêter sur cet incident. 

Environ un mois plus tard, M. Martin a eu une autre interaction avec des policiers du SPVM dans une ruelle du Plateau, où ils l’ont accusé d’avoir uriné sur la voie publique, ce qu’il nie. Ils lui ont dit qu’ils lui donneraient une amende pour avoir uriné en public et l’ont sommé de « s’asseoir » là où ils pensaient qu’il avait uriné.

« Vous voulez me rabaisser et m’obliger à m’asseoir à un endroit où vous pensez que je pisse ? J’ai dit : “Vous pouvez tous aller vous faire foutre!” », raconte M. Martin. Un intervenant du centre d’hébergement a confirmé l’incident. La police ne lui a pas donné d’amende. 

« Je préfère être frappée au visage plutôt que de devoir appeler la police »

Marie*, une intervenante qui travaille dans un centre d’accueil pour les personnes autochtones à Montréal, dit avoir entendu et été témoin de nombreuses histoires comme celles de Steven et de Diane : des policiers qui refusent de parler anglais, qui font un usage excessif de la force, qui passent les menottes aux Autochtones et les déposent ensuite non loin, qui remettent des amendes qui semblent injustifiées, etc. 

À l’endroit où elle travaille, appeler la police est une mesure de dernier recours lorsque la sécurité des travailleurs et des autres résidents est sérieusement menacée. Marie préfère appeler Urgence psychosociale, mais si la personne en crise est jugée « agressive », on lui demande d’appeler la police.

« Je préfère être frappée au visage plutôt que de devoir appeler la police », dit-elle.  

« Chaque fois qu’il faut appeler les agents, on voit des gens se faire traîner par terre, ce qui n’est à aucun moment une bonne procédure. Si deux hommes costauds sont capables de porter quelqu’un, ils peuvent le mettre dans la voiture correctement. J’ai vu des gens recevoir des coups de pied, des coups de Taser... Pourquoi la police recourt-elle si rapidement à la violence et à des méthodes mortelles lorsqu’il s’agit des membres de la communauté ? » s’indigne Marie.

Selon elle, la violence de nombreux résidents des refuges est due à des traumatismes et à des dépendances. Ceux-ci ont besoin d’une intervention de santé mentale, et non des violences policières. Si Marie affirme avoir rencontré de « bons policiers », elle précise qu’il est impossible de savoir quel type de comportement ils adopteront, ce qui incite les résidents autochtones à se méfier en voyant des policiers en uniforme.

« Ici, ils sont sur la défensive, ils vont essayer de protéger les leurs. Ils vont essayer de s’assurer que ce qui est arrivé à ceux qui ont été tués ou agressés ne leur arrive pas à eux », explique-t-elle.

Dans un courriel adressé à La Converse, le SPVM a déclaré qu’il ne commentait généralement pas ses interventions « afin de prévenir toute influence sur un éventuel processus judiciaire, déontologique ou disciplinaire ». Il a toutefois précisé que les policiers sont censés « atteindre un niveau d’anglais parlé fonctionnel ». Lorsque nous avons répondu qu’il y avait de nombreux témoignages de personnes autochtones à qui on parlait exclusivement en français et qui étaient menottées et relâchées à quelques pâtés de maisons devant des trafiquants de drogue, le SPVM a déclaré : « Après vérification, aucun incident de cette nature ne nous a été rapporté. »

Pourquoi utiliser des Tasers ? Pourquoi utiliser des armes à feu ? Pourquoi ne pas essayer le dialogue ?

Les violences policières contre les Autochtones sont un phénomène récurrent au Canada

Du 29 août au 25 septembre 2024, neuf membres de Premières Nations sont décédés après des altercations avec des services de police au Canada : Jack Charles Piche, 31 ans ; Hoss Lightning Saddleback, 15 ans, de la Samson Cree First Nation ; Tammy Bateman, 39 ans, de la Roseau River Anishinaabe First Nation ; Jason West, 57 ans ; Danny Knife, 31 ans, de la Atahkakoop Cree Nation ; Steven  « Iggy » Dedam, 34 ans, de la Elsipogtog First Nation ; Jon Wells, 42 ans, de la Blood Tribe ; Ronald Skunk, 59 ans, membre Mishkeegogamang ; et Joseph Desjarlais, 34 ans, de la Fishing Lake Cree Nation.

En novembre dernier, la police du Nunavik a abattu Joshua Papigatuk, un Inuit de 27 ans, et a grièvement blessé son frère jumeau, Garnet, à Salluit, dans le nord du Québec. 

En janvier, le procès de l’agent du SPVM Williams Bélanger s’est ouvert à la Cour supérieure de Montréal. Il est accusé d’avoir agressé Johnny Inukpak Tukaluk, un sans-abri inuit, sur le Plateau en mai 2022. M. Bélanger a été accusé de voies de fait à la suite d’une enquête menée par le Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), l’organisme de surveillance de la police du Québec. Depuis 2018, une enquête du BEI est automatiquement déclenchée lorsque la victime ou le plaignant est autochtone.

M. Tukalak est mort d’une overdose l’automne dernier avant le début du procès, mais des amis et des intervenants ont déclaré qu’il avait subi des lésions cérébrales après que l’agent Bélanger l’eut prétendument poussé et lui eut frappé la tête sur le béton. 

La Converse s’est entretenue avec Sonya Gagnier, des Services parajudiciaires autochtones du Québec (SPAQ), lors de la première partie du procès de Williams Bélanger, qui reprendra en mars. Mme Gagnier, Mohawk de Kahnesatake, et son collègue algonquin Frank Wabbie ont assisté au procès dans le cadre du mandat des SPAQ. Leur travail consiste à aider les Autochtones à s’orienter dans le système judiciaire et à veiller à ce que leurs droits soient protégés. 

Aux dires de Mme Gagnier, des cas comme celui de M. Tukaluk constituent un énorme revers pour les relations entre les Autochtones et la police. « Lorsque quelque chose arrive à un [Autochtone], cela affecte tout le monde. Les gens se disent que la police est mauvaise, qu’elle a tué mon ami, qu’elle a fait du mal à mon ami », explique-t-elle.

Mme Gagnier et M. Wabbie sont responsables de tous les clients des SPAQ à Montréal et à Saint-Jérôme. Mme Gagnier estime qu’à eux deux, ils s’occupent d’environ 800 clients autochtones confrontés à des problèmes juridiques. Beaucoup sont en situation d’itinérance. Lors de l’entrevue que Mme Gagnier a accordée à La Converse au siège social des SPAQ, à Montréal, son téléphone a sonné souvent, et elle a dû s’arrêter à plusieurs reprises pour répondre à des clients qu’elle essayait de joindre depuis un certain temps.

Selon elle, le nombre disproportionné de sans-abri autochtones est attribuable à des facteurs dont les effets sont cumulatifs. Le manque d’emplois et de logements dans les communautés pousse les gens vers les régions plus au sud ; et des antécédents liés au colonialisme, des traumatismes et des dépendances, combinés à un choc culturel et à une crise du logement, peuvent les mener à la rue. Mme Gagnier explique que nombre de ses clients sont coincés dans une « porte tournante » entre le tribunal, la prison et la rue. Souvent, les conditions de libération interdisent la consommation d’alcool et obligent à suivre un programme de traitement et à éviter les ennuis – ce qui est difficile à faire lorsque les ressources sont limitées.

« Le tribunal demande qu’ils suivent une thérapie fermée, et s’ils ne peuvent pas le faire, et s’ils n’ont pas certaines garanties comme un endroit stable où habiter, ils finissent par être mis en prison parce qu’ils ne peuvent pas satisfaire à la demande du tribunal. On reste alors à la case départ, le client retourne en prison et attend son procès », explique Mme Gagnier.

Selon elle, rares sont les services de toxicomanie et de réadaptation de Montréal qui proposent des traitements adaptés, sur le plan culturel, aux Premières Nations et aux Inuit. Et ceux qui ont de la place ne sont pas assez complets. « S’ils boivent depuis l’âge de 16 ans et qu’ils ont maintenant 45 ans, 6 semaines ne suffisent pas. Nous savons tous que cela ne sert qu’à calmer le tribunal dans une certaine mesure, mais cela aide-t-il vraiment la personne en fin de compte ? » demande-t-elle.

Cette année, les organisations locales ont signalé une augmentation du nombre de personnes autochtones sans hébergement sûr, indique Mme Gagnier. Selon les données des SPAQ, la population itinérante de Montréal est passée de 3 000 à 5 000 personnes de 2016 à 2025. En 2022, les Autochtones représentaient 13 % des sans-abri à Montréal, alors qu’ils ne constituent qu’environ 2,5 % de la population du Québec. Cette croissance du nombre de sans-abri autochtones exerce une pression accrue sur les services comme les SPAQ et le Centre de justice des premiers peuples de Montréal, ainsi que sur les intervenants de première ligne.

Nakuset s'adressant à la foule présente pour une vigile pour des personnes autochtones mortes à la suite d'incidents avec la police. Photo : Emelia Fournier

« Tout le monde s’épuise parce que nous sommes sollicités au maximum... Nous entendons les histoires des gens et leurs traumatismes, nous les absorbons et nous n’avons pas la possibilité de faire le point », dit-elle. 

Mme Gagnier a tenté de trouver un compromis avec les tribunaux pour que les clients soient détenus jusqu’à ce qu’une place se libère dans un centre de traitement. Elle a également demandé aux avocats de s’assurer qu’ils comprennent parfaitement les conditions de leur libération, qui leur sont expliquées en français, souvent en vain.  

« J’ai fondu en larmes devant le juge à plusieurs reprises en essayant d’exprimer à quel point cette situation est frustrante à régler », se lamente-t-elle.

Mme Gagnier explique que les sans-abri autochtones sont plus susceptibles d’avoir des interactions avec la police et le système judiciaire – et que celles-ci deviennent souvent, et rapidement, explosives. 

« Oui, il arrive que nos clients perdent leur sang-froid. Mais il existe des moyens de remédier à cela sans avoir recours à la force. Les policiers sont suffisamment bien formés, on les entend se vanter de savoir faire des points de pression [pour soumettre quelqu’un] ; alors, pourquoi ne pas s’en servir ? Pourquoi utiliser des Tasers, pourquoi utiliser des armes à feu, pourquoi ne pas essayer le dialogue, pourquoi ne pas dire : “Calmez-vous, c’est pour cela que je vous arrête” ? » déclare Mme Gagnier.

Aucune organisation autochtone consultée

Si le SPVM a décliné toute demande d’entrevue, il a souligné par courriel qu’il offrait des programmes de formation évolutifs à ses agents. « Dès son arrivée à la tête du SPVM [en décembre 2022], le directeur Dagher s’est engagé à lutter contre la discrimination sous toutes ses formes... Est-ce que tout ce que fait le SPVM est parfait ? Non. Il y aura toujours place à l’amélioration », a déclaré la responsable des communications du SPVM, Caroline Labelle, par courriel.

Le SPVM dispose d’un conseiller en développement communautaire et d’un agent de liaison autochtone, qui font le lien entre les organismes communautaires et le SPVM et qui forment les policiers. 

Les nouvelles recrues sont davantage formées sur le terrain grâce au programme Immersion MTL du SPVM, une initiative du chef de police Fady Dagher mise en place en août 2022. Pendant cinq semaines, les policiers qui suivent cette formation accompagnent des intervenants pour apprendre à gérer des situations avec des personnes en situation d’itinérance et impliquant des problèmes de santé mentale. 

À l’École nationale de la police du Québec (ENPQ), où les policiers québécois reçoivent leur formation initiale, on a augmenté le nombre d’heures de formation sur le profilage racial et les réalités autochtones. Des organisations autochtones comme Femmes autochtones du Québec et les SPAQ interviennent pour former les agents à tous les stades de leur carrière.

« Au cours de la carrière des agents, il est important d’avoir une formation continue et des rappels, en particulier sur les questions sociales », a déclaré Véronique Brunet, chef du service des communications de l’ENPQ, lors d’un entretien téléphonique avec La Converse.

En 2023, l’ENPQ a lancé de nouveaux programmes de formation pour les agents en poste, notamment sur le profilage racial et les préjugés inconscients.

La Converse a déposé une demande d’accès à l’information pour en savoir plus sur cette nouvelle formation. Le contenu du programme est protégé par le droit de la propriété intellectuelle. Cependant, nous avons obtenu les noms des organisations et des personnes qui ont participé à l’élaboration de ce programme ou qui ont été consultées à cette occasion. Aucune organisation autochtone ne figure parmi ces noms. 

Interrogés sur la raison de l’absence d’organisations autochtones de la liste, l'ENPQ déclaré :

« Le contenu du programme d’activités de formation sur le racisme et le profilage racial et social doit répondre à des objectifs généraux qui ont été établis préalablement avec les partenaires (ENPQ, MSP, CDPDJ, Commissaire à la déontologie policière). C’est pour cette raison qu’il n’y a pas de membres des communautés autochtones dans la liste des collaborateurs ayant participé au développement des capsules. »

Il n’a pas indiqué si l’une ou l’autre des personnes citées était autochtone.

Le programme de formation initiale de l’ENPQ compte 11 heures d’enseignement sur « la diversité, le profilage et les réalités autochtones », ce qui inclut « diverses activités de formation, des scénarios simulés, des sorties de police et des réflexions en classe ». Selon Mme Brunet, les étudiants s’exercent à intervenir dans des conflits simulés afin d’affiner leurs compétences dans le cadre de ce qu’elle appelle la « formation qui est dans l’action ». 

« Le point le plus enrichissant de ces scénarios-là, de ces mises en situation, c’est bien évidemment de voir l’aspirant agir, mais c’est évidemment la rétroaction qui est faite par la suite », a déclaré Mme Brunet.

Mais ce n’est pas la même chose que l’action sur le terrain. Dans un article de Jesse Feith paru dans The Gazette, une recrue de 23 ans a déclaré après avoir vécu l’expérience d’Immersion MTL : « Je pense que nous avons été un peu dorlotés au cégep et à l’école de police. Nous n’avons pas été confrontés à la réalité avec laquelle nous allons travailler. »

Une formation insuffisante 

L’ENPQ et le SPVM ont tous deux déclaré qu’ils étaient ouverts au dialogue avec les populations autochtones et les intervenants. Cependant, selon les acteurs de la communauté, le dialogue est au point mort depuis quelque temps.

Depuis des années, ces derniers demandent que l’on mette fin à la pratique des interpellations policières, qui consiste, pour un agent, à arrêter un citoyen pour lui demander des informations sans raison valable. Bien que le chef du SPVM, Fady Dagher, ait reconnu l’existence du racisme systémique, il refuse toujours d’interdire les interpellations. Il a toutefois mis en place une politique selon laquelle ces interpellations seraient effectuées de manière non discriminatoire – mais cela n’est pas possible de par leur nature, selon de multiples études

En 2021, les Autochtones étaient six fois plus susceptibles d’être interpellés que les Blancs, ce qui augmentait la fréquence de leurs interactions avec la police. 

En décembre, la Ville de Montréal a organisé une assemblée publique sur la pratique des interpellations policières. Deux groupes de chercheurs ont jugé cette pratique raciste, et les citoyens qui se sont présentés à l’assemblée l’ont décriée. Le SPVM n’avait pas de représentant à cette assemblée, bien qu’il avait des agents postés à l’extérieur de l’endroit où celle-ci se déroulait. 

Même si elle entrevoit un avenir de collaboration avec la police, Mme Gagnier estime que le modèle de formation actuel ne fonctionne pas. « Le SPVM dispose actuellement d’une excellente équipe qui fait beaucoup d’efforts », dit-elle. Si Immersion MTL semble être un pas dans la bonne direction, seules les nouvelles recrues bénéficient de cette formation de cinq semaines. « Les modèles de formation sont plutôt ennuyeux et ils reviennent toujours avec la même chose, dit Mme Gagnier, qui a dirigé des séances de formation sur la sensibilité autochtone. Certains agents ont suivi cette formation à maintes reprises, et on peut lire sur leur visage qu’ils se disent : “Voilà, ils vont parler de la purification…” »

« La police doit faire le travail d’intervention dans les refuges avec les travailleurs sociaux, elle doit suivre une formation pratique, une formation sur le terrain. Les agents doivent passer du temps avec ces personnes. J’irais même jusqu’à les envoyer dans le Nord pendant un mois pour qu’ils passent du temps avec les Inuit et découvrent leur mode de vie, afin qu’ils comprennent bien comment les aider ici », ajoute-t-elle.

Selon Mme Gagnier, les policiers ont besoin de soutien et de repos sur le plan de la santé mentale, tout comme les agents d’intervention et les travailleurs de première ligne. « Ils ne devraient pas rester trop longtemps sur le terrain ; ils devraient avoir une activité moins dure et moins intense à faire. Ils sont humains, comme tout le monde. Cela n’excuse pas les comportements déplorables qu’ils décident d’adopter, mais ils doivent pouvoir dire qu’ils ont atteint leur point de rupture », explique-t-elle.

Marie affirme que la culture policière doit changer et que les conséquences, pour l’usage excessif de la force, doivent aller au-delà d’une suspension rémunérée et d’excuses. « Certains agents sont venus me voir et m’ont dit qu’ils n’étaient pas d’accord avec la manière dont les choses s’étaient déroulées, ou qu’ils avaient entendu parler de ce qui s’était passé et qu’ils étaient désolés. Le problème, c’est qu’ils n’iront jamais voir l’agent qui a commis l’acte pour lui dire : “C’était trop, tu étais trop violent, tu n’aurais pas dû l’attraper comme ça, elle avait besoin d’un soutien en matière de santé mentale et tu as été violent.” »

Marie affirme également que le refuge a besoin de plus d’intervenants en santé mentale et en toxicomanie. Si les agents pouvaient venir en civil, accompagnés d’une équipe de soutien en santé mentale, la réaction serait peut-être plus positive.

« Souvent, les gens agissent de manière désordonnée parce qu’ils vivent quelque chose de tellement éprouvant sur le plan émotionnel qu’ils ne savent pas comment l’exprimer, explique-t-elle. L’idéal serait de ne jamais avoir affaire à la police. »

Le ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel, et le ministre des Affaires autochtones et ancien policier, Ian Lafrenière, ont refusé les demandes d’entrevue pour ce reportage. 

Si vous souhaitez partager votre histoire sur le SPVM, veuillez écrire à : emelia@laconverse.com.

*Prénom fictif destiné à protéger l’anonymat de cette intervenante.

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