Saint-Michel. Au salon de manucure Pretty Little Thing, le vernis sèche et les langues se délient. Sécurité, pauvreté, logement, désillusion. Ces électeurs et électrices ne croient plus aux promesses des candidats fédéraux. Mais ils n’ont pas renoncé à voter.
Entre les bains de pieds, les couches de vernis et les échanges habituels, un autre sujet s’invite dans les discussions : la politique. Ici, personne ne parle des programmes électoraux ou des slogans de campagne.
Ce qui ressort, ce sont les réalités du quotidien, les frustrations, et surtout, un sentiment partagé : celui d’être oubliés.
De Montréal-Nord à Pointe-aux-Trembles, en passant par Ahuntsic, elles sont mères, étudiantes, travailleuses, travailleurs, enfants d’immigrants. Et si toutes et tous comptent voter, ce n’est pas parce qu’ils croient encore aux promesses des politiciens, mais parce qu’ils s’accrochent à ce qu’il leur reste : un devoir, une voix.
Myriam : « Je vote pour voter. Mais je n’y crois plus. »
Myriam, 29 ans, est installée au fond du salon. Hijab noir assorti à sa veste, une « french manucure » en cours, elle tousse légèrement – elle traîne une infection pulmonaire depuis des semaines, son rendez-vous médical n’a eu lieu que ce matin, après plus d’un mois d’attente.
Elle rit un peu quand on lui demande si elle croit encore aux élections. « Franchement ? Non. Je vais voter parce que c’est mon devoir de citoyenne. Mais croire que ça change vraiment quelque chose… c’est une autre affaire. Peu importe qui est au pouvoir, à la fin, il n’y a pas de changement. Ou du moins, pas pour nous », laisse-t-elle tomber.
Le « nous », ce sont les femmes musulmanes, sa famille, ses voisines de Montréal-Nord, où elle a grandi. « On parle toujours de lutte contre l’islamophobie, contre le racisme… mais dans la réalité, rien ne change. Pire, j’ai l’impression que c’est de plus en plus accepté dans notre société. Ça s’est même banalisé », laisse-t-elle tomber, en précisant qu’elle cible uniquement le Québec.
« Dès que tu traverses la frontière avec l’Ontario, c’est différent. Là-bas, les gens te regardent avec des sourires, il n’y a pas cette tension dans l’air. À Montréal, il y a encore des regards, des remarques. Le Québec a des efforts à faire. Et c’est là que le fédéral pourrait intervenir. » Pour elle, la Loi sur la laïcité de l’État, aussi appelée loi 21, est une blessure ouverte. Elle sait que c’est d’abord une affaire provinciale, mais elle attendait un sursaut fédéral, une condamnation claire, explique-t-elle.
Pourtant, en janvier dernier, la Cour suprême du Canada a annoncé qu’elle examinerait la loi 21. Le gouvernement fédéral, de son côté, s’est dit prêt à appuyer les contestataires dans le cadre de cette démarche judiciaire.
Elle reprend : « De toute façon, lorsque je pense au fédéral, je vote surtout en fonction de la politique internationale. » Et à ce sujet, elle ne mâche pas ses mots non plus. « La Palestine… commence-t-elle. Quand tu es un gouvernement, tu ne peux pas juste rester neutre. Ici, à Montréal, toute notre communauté en parle, les gens sont engagés, mais nos députés ? Silence radio. Ils ont peur de parler ? C’est ça, le leadership ? Je veux qu’on ait des élus qui osent, qui prennent position. Pas juste des cartes postales politiquement correctes. »
Myriam reconnaît avoir voté blanc plusieurs fois dans le passé, une manière de signifier son mécontentement. Mais si cette année, elle est décidée à voter pour un parti, c’est uniquement parce que le candidat de sa circonscription Abdelhaq Sari a déjà pris position pour la Palestine. « Moi, je respecte ça. Il dit ce qu’il pense. Je préfère ça à des promesses vides. Je sais qu’on ne va pas sauver les Palestiniens… Mais ça fait du bien de voir un député sortir de ce silence », conclut-elle. La manucure terminée, elle se lève rapidement pour aller à la caisse.
Vertulie : « Les politiciens parlent entre eux, pas à nous, les citoyens »
Quelques instants plus tard, Vertulie prend la place qu’occupait Myriam pour une manucure. Mère de deux enfants, Vertulie vit à Ahuntsic. Originaire d’Haïti, elle est arrivée du Québec il y a une vingtaine d’années. La maman est d’une élégance discrète : cheveux tirés, pas de maquillage, mais de longs ongles rouges impeccables. Sa voix est calme, posée.
« Je vous mentirais si je disais que je connais bien la politique. Je regarde les nouvelles, j’écoute les points de presse… mais au fond, je ne comprends pas vraiment ce qu’ils promettent, ce qu’ils font pour vrai », commence-t-elle.
Quand on lui demande ce qu’elle attend des candidats, elle soupire. « J’aimerais juste qu’ils soient plus clairs, plus proches de nous. Qu’on sache ce qu’ils offrent. Là, c’est comme s’ils parlent entre eux, pas à nous, les citoyens. »
Malgré un certain flou, ce que comprend Vertulie par contre, c’est bien ce qu’elle vit. « J’ai fait mes impôts dernièrement, et je n’ai rien reçu en retour. Pire, je dois de l’argent », laisse-t-elle tomber.
Mais ce qui préoccupe quotidiennement Vertulie, c’est premièrement l’insécurité croissante dans son quartier. « L’argent, ce n’est rien face à la sécurité. Les armes à feu, les agressions, ça me fait peur. Je ne sors pas seule le soir. Je fais attention. À 20 h, je suis cloîtrée à la maison. J’ai une fille de 18 ans, je me bats avec elle aussi pour m’assurer qu’elle soit toujours rentrée avant qu’il ne fasse nuit. Et ça, ça ne devrait pas être normal… »
Un avis que partage Soraya, bien que leurs parcours soient différents. Pour cette femme de 43 ans, la sécurité urbaine est aussi devenue une priorité – et un poids au quotidien.
Soraya : « Avant, mon vote était clair. Je savais pour qui je votais. Mais là, je suis encore dans le néant. »
Avec son gilet en maille et son foulard en soie noué soigneusement, Soraya dégage une prestance tranquille. Elle travaille dans le milieu hospitalier, comme adjointe à l’enseignement universitaire.
Elle aussi, ce qui la préoccupe le plus aujourd’hui, c’est la sécurité urbaine. « Mon fils a peur de marcher seul après 19 h. Il m’attend au coin de la rue. Il entend trop d’histoires, de fusillades, d’agressions. Il n’est même pas adolescent encore, et il a peur. » Son regard s’assombrit un instant. « On est beaucoup à être venus ici pour fuir des pays où la sécurité était un luxe. Et aujourd’hui, on se retrouve face aux mêmes peurs. On ne peut pas vivre avec ça. »
« Avant, mon vote était clair. Je savais pour qui je votais. Mais là… j’ai reçu ma carte d’électeur, et je suis encore dans le néant. L’économie, la santé, la sécurité, tout se détériore. Et j’ai du mal à croire que quelqu’un ait une véritable solution. » Pour la première fois, Soraya envisage de donner sa voix aux conservateurs, dans l’espoir de voir un changement, elle qui a toujours voté libéral.
Face à ces inquiétudes, d’autres, comme Skyler, abordent la question de la sécurité sous un angle plus personnel : celui du droit de se défendre.
Skyler : « J’ai juste mes bras pour me défendre »
Skyler est assis près de l’entrée, l’air à l’aise. Client fidèle du salon, il ne vient pas aujourd’hui pour une manucure, même si ses ongles – longs, noirs, aux pointes blanches impeccablement dessinées – attirent immédiatement l’attention. Il a traversé Rivière-des-Prairies pour venir saluer les filles du salon. À 22 ans, il en est à ses deuxièmes élections fédérales. Et cette fois, il sait exactement ce pour quoi il va voter : la sécurité.
« Voter, c’est important. C’est notre façon de dire ce qu’on veut pour l’avenir, pour nous, pour nos communautés » commence-t-il. Et ce qui préoccupe Skyler, c’est le droit de se défendre.
Le jeune homme, qui a en partie grandi aux États-Unis, souhaite que le Canada offre plus d’options concrètes pour se défendre en cas d’agression. « Pas forcément des armes à feu, mais aussi des sprays, par exemple. »
« Ici, ce que je ne trouve pas fair, ce sont les lois sur la légitime défense. Si cinq gars m’attaquent dans la rue, j’ai juste mes bras pour me défendre. Je n’ai le droit d’avoir rien d’autre. Qu’est-ce que tu veux faire avec ça ? »
Skyler fait partie de la communauté LGBTQ+. Il ne le cache pas : son apparence, son style, son assurance peuvent déranger. « Je ne suis pas en train de dire que je vis dans la peur tous les jours. Mais je sais que le mindset des gens, c’est pas toujours ouvert. Il y en a qui vont me voir et se dire : “Toi, t’es bizarre. Je veux te faire du mal.” »
Il dit ça calmement, sans colère. C’est une menace qu’il a intégrée. Ce qu’il ne peut pas accepter, par contre, c’est l’impuissance imposée par la loi. « Le problème, c’est que je n’ai pas les moyens de me protéger si ça arrive. Pas à cause de moi, à cause de la loi. »
Et c’est là que le vote prend tout son sens. Il votera pour quelqu’un qui, selon lui, comprend que la sécurité ne se résume pas à l’augmentation des effectifs de police, mais tient aussi à la garantie du droit de se défendre. « Je vais voter en pensant à ça. Pas seulement pour moi, mais aussi pour les familles, les jeunes, les personnes de ma communauté. »
Rebecca : « La classe moyenne n’existe plus. Soit tu es très à l’aise, soit tu te bats pour survivre. »
Installée dans un coin du salon, les pieds trempant dans un bain, Rebecca, 23 ans, garde le sourire et semble très lucide. « Je vais voter cette année », déclare-t-elle rapidement.
Italo-Québécoise, elle habite à Pointe-aux-Trembles et observe sa génération avec inquiétude. « On dirait qu’on est tous un peu désabusés. Les politiciens promettent des choses, mais on ne les voit jamais les tenir. Moi, j’essaie de rester optimiste, mais j’ai l’impression que c’est toujours la même chose, peu importe qui est au pouvoir. »
Elle cite la pauvreté, la précarité, les quartiers oubliés. « J’ai grandi près des HLM. Je connais des gens qui galèrent depuis toujours. Et rien ne bouge. Je vois des amis d’enfance qui vivent dans des conditions dures. Beaucoup sont enfants d’immigrants, et c’est comme si leur réalité ne comptait pas. »
Son agacement grandit alors qu’elle parle des choix budgétaires du gouvernement. « J’ai vu sur TikTok qu’on donnait de l’argent à l’étranger pour des pancartes sur des plages. Peut-être que c’est faux, peut-être que c’est exagéré. Mais ce que ça montre, c’est qu’on a l’impression que notre argent est mal utilisé. Il y a du monde ici qui a faim, qui n’arrive pas à se soigner. Faut commencer par nous. »
Elle termine sur une note amère, mais sincère. « Pour moi, la classe moyenne n’existe plus. Soit tu es très à l’aise, soit tu te bats pour survivre. Et ça, c’est pas normal. »
Stella : « Peu importe qui on élit, on dirait que je me fais crosser à chaque fois »
Même fatigue, même lassitude chez Stella. On sent que, pour elle, la politique est une source de déceptions plutôt que d’espoir.
Assise sur le sofa, elle tire doucement ses longs cheveux vers l’arrière. Sa voix est douce, son regard, franc. À 23 ans, elle votera pour la première fois aux élections fédérales. Et elle ne cache pas son désenchantement. « Peu importe qui on élit, on dirait qu’on se fait crosser à chaque fois. »
Elle ne connaît pas le nom de sa députée, ne suit pas les débats de près. Mais elle regarde autour d’elle, et ça lui suffit pour ne plus croire.
« Ma mère vit dans un logement pas “bon”. Pas insalubre, mais pas digne non plus. Elle cherche autre chose, mais elle ne trouve pas. C’est mieux que rien… » laisse-t-elle tomber. Après un court instant de silence, elle reprend : « Peut-être que je vais devoir retourner vivre avec elle… »
« Tout est rendu super cher, insiste-t-elle. Déjà que la nourriture te bouffe une bonne partie de ta paie. Franchement, ça ne devrait pas coûter une fortune juste pour avoir un toit au-dessus de sa tête. »
Pour Stella, tout s’accumule. Pourtant, elle répète, presque en s’excusant : « Je sais qu’il y a pire ailleurs. »
Pour elle, le discours des partis écologistes, par exemple, sonne faux. « C’est trop. Je comprends qu’ils veulent sauver la planète, mais ici à Saint-Michel, tout est tellement loin qu’on ne peut pas demander à une mère de trois enfants d’échanger sa voiture contre un vélo. »
Elle ne sait pas encore pour qui voter. Mais elle sait ce qu’elle attend : que quelqu’un écoute vraiment. « Faudrait qu’il règle les vrais problèmes de Saint-Michel. » Elle parle de lieux sûrs, d’espaces verts, d’une communauté vivante. Clairement, son quartier est au cœur de ses préoccupations. Elle trouve qu’il n’y a pas assez d’écoles, pas assez de parcs. Et que ceux qui existent sont défraîchis, abandonnés. « Même les parcs, ils datent ! Ils manquent de couleurs ! »
Elle sourit doucement avant de répéter : « Je sais qu’il y a pire ailleurs. Moi, je suis correcte à Saint-Michel. Mais il y a quand même des choses qui manquent. »
À deux semaines des élections, les électeurs et les électrices que nous avons rencontrés demeurent indécis. En cause : le manque d’informations, une méfiance envers les élus ou encore une confusion persistante entre les compétences du provincial et du fédéral. Résultat : plusieurs ne sont pas certains que le gouvernement fédéral pourra répondre à leurs préoccupations quotidiennes.
Mais quel effet ont les élections fédérales sur les quartiers montréalais ? C’est ce que La Converse explorera dans un prochain reportage.