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Renforcement de la loi 21 : « Ça va seulement mettre de l’huile sur le feu ! »
Illustration : Loubna Chlaikhy
21/3/2025

Renforcement de la loi 21 : « Ça va seulement mettre de l’huile sur le feu ! »

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5 Minutes
Initiative de journalisme local
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COURRIEL
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Note de transparence

Le lundi 10 mars, le ministre québécois responsable de la laïcité, Jean-François Roberge, a fait l’annonce de la mise sur pied d’un comité d’étude destiné à renforcer la Loi sur la laïcité de l’État, ou loi 21. Alors que ce projet vise plus que jamais les communautés musulmanes de la province, nous avons rencontré Maria*, Emy* et Rana Awada, trois femmes qui portent le hijab, pour leur donner la parole sur l’élargissement de ces mesures. 

Nous retrouvons Maria, une artiste montréalaise, dans son appartement près de la Petite Italie. Une fois que nous sommes confortablement installées, elle se livre sur son expérience scolaire, professionnelle et personnelle en tant que femme voilée à Montréal. Le sujet est délicat, l’émotion s’entend dans sa voix, qui tremble légèrement.

La pression sociale dont elle a fait l’objet en exprimant sa foi a débuté tôt et a influencé son parcours scolaire et professionnel. « Mon expérience comme femme voilée au cours de mes études a été démoralisante, même avant l’instauration officielle de la loi », explique-t-elle.

Elle se destinait à une carrière d’enseignante en philosophie, mais l’adoption de la loi 21 a rétréci son horizon. Elle envisage alors de se lancer dans le domaine de l’éducation, mais le corps enseignant et ses camarades de classe la découragent. « On m’a souvent fait des commentaires, tout au long de mon parcours. Ce n’était pas toujours mal intentionné, mais les gens ne comprennent pas à quel point ça blesse. »

L’histoire de Maria n’est pas un cas isolé. Elle a vu, pendant tout son cheminement, des femmes musulmanes abandonner la carrière d’enseignante parce qu’elles ne sentaient pas qu’on leur laissait une place dans ce milieu. 

« Après mes études, je suis allée travailler dans le communautaire, avec d’autres femmes qui me ressemblaient. J’avais peur de sortir dans le monde plus vaste, de confronter la société et de devoir vivre des situations avec des personnes non musulmanes qui seraient encore déstabilisantes, qui me rappelleraient que je suis un problème et que je n’ai pas ma place dans cette société », lâche-t-elle, les larmes aux yeux.

Aujourd’hui, avec la menace d’élargissement de la loi 21, Maria ressent encore plus cette pression. « Pour plusieurs musulmanes, il y a cette anxiété qui est toujours présente au fond de soi. Et cette situation vient vraiment l’exacerber », dit-elle, émue.

Au quotidien, la jeune femme déploie déjà beaucoup d’efforts pour éviter de potentielles agressions liées au port du voile. Elle ne prend plus les transports en commun depuis qu’elle a subi une agression physique traumatisante, il y a près de 10 ans. Elle choisit minutieusement les lieux publics où porter son foulard. Il lui arrive même de ne pas le porter par mesure de sécurité.

« La situation actuelle est tellement démoralisante et anxiogène. (...) Mon foulard est tellement important pour moi, mais la situation est tellement invivable que, parfois, lorsque je sors en public, je ne le porte pas et, pour moi, c’est d’une telle violence... » explique Maria. 

Selon la jeune femme, les répercussions d’une extension de la loi pèseront avant tout sur les épaules des femmes musulmanes. Ce sont elles qui doivent vivre avec la pression constante et le regard des autres. Ce sont elles qui doivent modifier leur mode de vie et s’adapter à une société où elles se sentent de moins en moins acceptées.

Une pression sociale renforcée et constante 

Rappelons que la loi 21, adoptée en juin 2019, interdit aux figures d’autorité – comme les juges, les policiers, les gardiens de prison et les enseignants des écoles primaires et secondaires – de porter des symboles religieux lorsqu’elles exercent leurs fonctions. La loi a suscité de nombreuses contestations judiciaires en raison de ses répercussions sur les libertés fondamentales

Avec l’élargissement de cette loi, l’interdiction du port de signes religieux s’appliquera à tous les types d’établissements scolaires privés ou publics, aux hôpitaux, aux centres de la petite enfance et bien plus encore. Pour le ministre Roberge, il est question d’éviter les « dérives religieuses » au sein des institutions québécoises, mais aussi dans l’espace public.

De son côté, le ministre Drainville a par ailleurs annoncé hier qu’il déposera un projet de loi pour renforcer la laïcité dans les écoles. Dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux, il dit avoir été « ébranlé par ce qui s’est passé à Bedford et dans les autres écoles. Ce n’est pas ÇA, l’école québécoise », a-t-il déclaré.

L’école Bedford comme exemple

La mise en place du comité d’étude annoncé par le ministre responsable de la Laïcité est notamment motivée par l’affaire de l’école primaire Bedford, que Jean-François Roberge a qualifiée de « canari dans la mine ». 

Rappelons qu’en octobre dernier, le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, rendait un rapport d’enquête à propos « d’un clan majoritaire » de 11 enseignants d’origine maghrébine qui avaient instauré « un climat de peur et d’intimidation » auprès d’élèves et d’autres membres du personnel de Bedford. Les enseignants ont été suspendus par le Centre de services scolaire de Montréal et près d’une vingtaine d’autres écoles sont passées sous la loupe du ministère. 

Mais pourquoi faire le rapprochement entre l’origine de ces enseignants suspendus, les manifestations religieuses en public et la laïcité ?

Zeinab Diab, doctorante en sciences des religions à l’Université de Montréal, n’est pas étonnée par cette volonté de renforcer la loi 21 et d’utiliser la communauté musulmane comme cible. « Si ça n’avait pas été Bedford, il y aurait eu un autre incident pour instrumentaliser et alimenter le discours de la laïcité. La loi 21 établit un projet politique nationaliste », explique-t-elle.

« C’est plus facile de dire que c’est l’islam le problème, soupire-t-elle. On ne regarde pas plus loin, on ne va pas jusqu’à la racine du problème, qui est que le système d’éducation va de plus en plus mal. Depuis 30 ans au Québec, ça fonctionne bien de dire que ce sont les musulmans, le problème. »

Les principaux intéressés exclus 

Le comité d’étude annoncé par le ministre responsable de la Laïcité est coprésidé par deux avocats, Christiane Pelchat, ancienne présidente du Conseil du statut de la femme, et Guillaume Rousseau, professeur de droit à l’Université de Sherbrooke. Il a pour mandat de vérifier la bonne application de la loi dans diverses institutions de la province. 

Les personnes touchées par le renforcement de cette loi dénoncent le manque d’écoute et d’intérêt de ces experts. « Les deux avocats responsables de l’analyse de la situation ont par le passé défendu la loi 21. Le processus n’est pas objectif, bien au contraire ! » s’indigne Mme Diab. 

Il n’est pas question de consulter les principaux intéressés pour cette nouvelle étape. Aucun expert en sciences religieuses ou en sociologie et aucun membre de la communauté ne sera à la table du ministère pour en discuter.

Mme Diab est catégorique : « Ça va seulement mettre de l’huile sur le feu ! »

« Si ça continue comme ça, c’est certain que je quitte le Québec ! »

C’est aussi l’avis d’Emy*. Nous la rencontrons dans un café de la rue Ontario. L’établissement est vide, elle se livre sans détour. Rapidement, nous comprenons qu’un élargissement de la loi 21 pourrait marquer un tournant majeur dans sa vie.

Arrivée d’Algérie à l’âge de cinq ans, elle se rappelle son passage à l’école primaire et des cours de catéchisme enseignés à ses camarades de classe. Elle se souvient aussi des grandes croix qui décoraient les murs des établissements scolaires et des petites croix, argentées, suspendues dans le cou de ses enseignantes. De quoi lui faire ressentir une différence de traitement entre les appartenances religieuses : « C’est vraiment deux poids, deux mesures », dit-elle, découragée. 

Avant de décrocher un poste de directrice adjointe dans une garderie privée, Emy a adapté son port du voile. « Avant, je portais le voile correctement, je cachais mon cou. Maintenant, je ne cache plus mon cou, je mets des boucles d’oreilles. Je le rends un peu plus stylé. C’est le maximum que je puisse faire pour m’adapter à la société québécoise », explique-t-elle. 

Mais après plus de 10 ans de carrière dans le domaine de l’éducation et des services de garde, Emy éprouve un certain malaise. Elle sent que le traitement qui lui est réservé a changé. Depuis l’annonce de l’élargissement de la loi 21, sa famille réfléchit d’ailleurs à de grands changements : « Si ça continue comme ça, c’est certain que je quitte le Québec !  lâche-t-elle, tranchante. Je n’ai connu que le Québec dans ma vie. (...) Mais si on ne veut pas de nous, on va aller ailleurs. »

Un élargissement qui blesse et isole

Comme Emy, Zeinab Diab estime que la société québécoise réserve aux femmes musulmanes de grandes incertitudes et beaucoup d’insécurité. « Elles résistent, elles trouvent des stratégies pour continuer à exister, malgré le contexte extrêmement hostile. Certaines vont dans des écoles privées ; elles se réorientent et vont vers d’autres cheminements. Ce projet-là vient contrecarrer leur plan B, leur plan C », déclare-t-elle.

Selon l’intellectuelle, cette initiative législative resserrera considérablement les choix de carrière de ces femmes, les isolant davantage de la vie en société. Elle qualifie cet isolement de « mort sociale ». 

Pour l’auteure d’une thèse intitulée « Résister à la loi 21 : Entre mort sociale et stratégies de survie, praxis musulmane et sororité dans une quête de justice sociale », la récente baisse de la CAQ dans les sondages entraîne et accentue ces projets nationalistes et populistes. « [Le gouvernement] veut donner l’impression de faire quelque chose de concret, quelque chose de proactif. Alors que, si on regarde le milieu de l’éducation, le milieu de la santé, le logement – partout ça va mal ! Mais on ne regarde pas ça. On se tourne vers une problématique construite visant les communautés musulmanes. »

Les communautés touchées ne sont cependant pas surprises d’une telle annonce. « Les répondantes de ma recherche me le disent : elles savaient que ça irait plus loin. On est très déçues, mais on n’est pas étonnées. Ça fait 30 ans que ça fonctionne comme ça au Québec. À chaque nouvelle campagne électorale, on en rajoute une couche ! » constate-t-elle.

La lutte continue

Rana Awada est enseignante dans une école primaire du secteur public. Elle, pour sa part, a vécu peu d’expériences intenses en lien avec le port du foulard dans l’exercice de ses fonctions. 

« Je considère que j’ai eu de la chance d’avoir de bonnes expériences dans les écoles où j’ai travaillé, mais c’est quand même un combat au nom de toutes les musulmanes qui peuvent ou ne peuvent pas travailler dans ces conditions », indique Rana.

Sur son compte TikTok, où elle compte plus de 30 000 abonnés, elle tient à exprimer son identité religieuse. Elle produit du contenu dans lequel elle parle de son quotidien d’enseignante et encourage les jeunes à se lancer dans le milieu. « Sur les réseaux sociaux, on me demande souvent : “Est-ce que tu m’encourages à continuer malgré toutes les portes qui se ferment ?” Je réponds qu’il y a toujours des possibilités quand on est passionné. À mon avis, il y aura toujours des options », raconte l’enseignante.

« C’est dommage que nous ayons un poids en plus. Tout le monde est censé avoir les mêmes possibilités, à compétence égale. Tout est dans la tête, et non autour de la tête ! » ajoute-t-elle.

Elle souhaite représenter la communauté musulmane du mieux qu’elle peut. « Malgré l’adoption de la loi en 2019, je n’ai pas laissé tomber, loin de là. Je n’aurais jamais laissé une loi m’interdire de faire ce que j’aime et d’être qui je suis. Aujourd’hui, j’ai la chance de faire entendre ma voix dans les écoles et sur mes plateformes. Je continuerai jusqu’au bout », dit-elle fièrement.

Rana évoque certaines inquiétudes à la suite de l’annonce de l’élargissement de la Loi sur la laïcité de l’État, mais elle souhaite tout de même représenter un espoir pour sa communauté. « Si je retiens quelque chose de tout ça, c’est qu’abandonner nos rêves et nos opportunités pour une loi comme celle-là, c’est comme leur donner raison et abandonner trop facilement tout ce pour quoi on se bat. Selon moi, c’est important de se créer des possibilités, même si on nous les prend », déclare-t-elle.

L’incertitude et la combativité sont donc les maîtres mots de l’avenir des femmes portant des signes religieux en public. « Je suis là et j’apporte les compétences que j’ai à la société dans laquelle je vis. Je respecte les autres dans leurs différences, dans leurs croyances et dans leurs pratiques parce que ça fait partie du vivre-ensemble. C’est le pas qu’on a besoin de faire vers l’avant. On a un gros bout à faire encore », conclut Rana.

Questionné sur l’étendue des nouvelles mesures envisagées, le cabinet du ministre responsable de la Laïcité nous a renvoyés au communiqué officiel. Aucun commentaire ne sera fait à ce sujet.


* Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat des personnes interviewées.

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