Bien plus qu’un simple restaurant familial pakistanais, Mama Khan est un lieu de solidarité où on lutte contre la précarité alimentaire. Rencontre avec Abdul Raziq Khan, cofondateur de cet établissement dont le nom honore la mémoire de sa mère.
Vendredi 14 février 2025. Tandis que les devantures des commerces de la ville sont ornées de bouquets de fleurs et de boîtes de chocolat, un autre type d’amour est partagé rue Saint-Denis. Chez Mama Khan, pas de dîner aux chandelles ni de déclaration romantique, mais une soixantaine de barquettes alimentaires soigneusement ouvertes, prêtes à recevoir le plat du jour, composé de riz, de salade et de pois chiches.
Malgré la fermeture temporaire du restaurant en raison du décès du père et de la tante d’Abdul Raziq Khan, ce dernier, sa mère et son ami d’enfance Thanver Hossain s’affairent, comme chaque vendredi depuis trois ans, à nourrir ceux qui en ont besoin.
« Nous sommes fermés depuis deux mois, mais le vendredi, nous continuons à distribuer de la nourriture », commence Abdul Raziq, qui est âgé de 29 ans. Son bonnet noir vissé sur la tête et son hoodie sombre contrastent avec sa personnalité joviale et son sourire lumineux.
Ce vendredi, comme chaque semaine, ils prennent la route pour distribuer gratuitement des repas aux plus démunis. Aujourd’hui, c’est à la station Parc que le rendez-vous est fixé.
Une vocation malgré l’adversité
Né et ayant grandi à Parc-Extension, Abdul a toujours su que la nourriture pouvait être un vecteur permettant de nouer des liens sociaux. Pourtant, le chemin qui l’a mené à Mama Khan n’a pas été linéaire. Avant d’enfiler le tablier, il a exercé des métiers bien différents, dont ceux de videur de boîte de nuit et d’agent de sécurité.
Mais derrière ces expériences, un rêve restait ancré en lui : devenir travailleur social. « J’ai voulu devenir travailleur social, mais il fallait aller à McGill, et je n’étais pas le plus intelligent à l’école », raconte-t-il. Quand il réalise que cette voie lui est fermée, il décide de faire autrement : créer un espace où l’aide sociale passe par les repas. « Quand j’ai ouvert le restaurant, j’ai su que, pour moi, la meilleure façon d’aider la communauté était de donner de la nourriture. »
Donner à la communauté et lutter contre le gaspillage alimentaire
« C’est bizarre pour un restaurant de redonner, je le sais, reconnaît Abdul Raziq en haussant les épaules. Mais la vérité, c’est qu’à la fin de la journée, il reste toujours de la nourriture. Alors, plutôt que de jeter, on la met dans des barquettes alimentaires qu’on donne à la communauté. »
Chaque soir, avant même que les portes ne se ferment, les plats non servis sont redistribués. « C’est un repas chaud, c’est une véritable assiette, préparée avec le même soin que pour n’importe quel client. »
Un mur couvert de tickets jaunes au fond de la salle témoigne de cette générosité. C’est le programme « Mama Khan a payé pour ça ». Depuis la création de celui-ci, plus de 1 100 repas ont été offerts. Mais Abdul ne compte pas s’arrêter là. « Peut-être qu’on atteindra les 2 000 cette année. »
L’idée lui est venue à force d'observer des personnes en situation d’itinérance entrer dans le restaurant et demander quelques sous aux clients attablés. Une scène qui s’est répétée tant de fois qu’Abdul a compris qu’il fallait trouver une solution. « Il y a un vrai problème sur Saint-Denis. Beaucoup de personnes sont en situation d’itinérance. Alors, je me suis demandé : “Qu’est-ce qu’on peut faire ?” »
La réponse s’est imposée d’elle-même : offrir gratuitement des tickets-repas accrochés au mur du restaurant. Le principe est simple : quiconque est dans le besoin peut entrer, décrocher un ticket et recevoir un repas chaud, sans qu’on lui pose de questions.
« Les clients peuvent faire un don de cinq dollars pour offrir un repas à des personnes dans le besoin. Mais comme nous sommes un restaurant, il n’est pas facile de toujours demander aux personnes de contribuer ; donc, généralement, nous payons de notre propre poche », explique Abdul.
Avec ces tickets-repas, les personnes dans le besoin n’ont plus besoin de quémander. « Je voulais que ce soit anonyme, simple, sans justification. Il suffit d’arriver avec son ticket pour bénéficier du repas, parce que tout le monde mérite de manger. »
Chaque jour, cinq ou six personnes viennent récupérer un repas, raconte Abdul. « Ça ne paraît pas énorme, mais si on fait le calcul, de chaque mardi à dimanche, au bout de deux, trois mois, ça représente de 200 à 300 repas distribués. »
La foi comme carburant : donner sans rien attendre en retour
Lorsqu’on demande à Abdul Raziq si donner autant de nourriture a mis Mama Khan en difficulté, il ne réfléchit pas avant de répondre : « Sûrement, totalement, c’est sûr ! » Mais aussitôt, son sourire s’élargit. « La vérité, c’est que je suis musulman. Et dans ma foi, on croit que chaque bonne action est une récompense en soi. »
Depuis la mort de son père, le 17 septembre dernier, Abdul redouble d’efforts. « Tout ce que je fais aujourd’hui, je le fais pour lui. » Pour le chef, donner n’est synonyme ni de pertes ni de sacrifice. « Qu’est-ce que j’ai vraiment perdu ? Rien. J’ai nourri quelqu’un, j’ai aidé quelqu’un, c’est tout. »
Et avec le ramadan qui approche, Mama Khan prépare une initiative spéciale : offrir gratuitement des repas aux familles monoparentales et aux veuves. « Une mère seule, une personne en difficulté peut communiquer avec nous sur Instagram ou par courriel, et un bénévole ira lui porter un repas. »
Un autre projet lui tient également beaucoup à cœur : un programme de repas scolaires halal gratuits. « Un enfant sur cinq au Québec va à l’école sans lunch. C’est énorme ! » s’exclame-t-il.
Abdul ne peut s’empêcher de penser à ses anciens camarades. « Je les voyais, ils n’avaient rien à manger pendant toute la journée, je me souviens d’eux. Et je me souviens aussi de l’enfant que j’étais. Je n’étais ni pauvre ni riche, mes parents faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour moi et me donnaient chaque jour deux dollars pour que je puisse m’acheter un lunch et une collation. » Durant ses années collégiales, ces deux dollars lui ont permis de se nourrir. « Un cookie, c’était à peine 50 cents, et de toute façon, je ne pouvais pas manger grand-chose, car en 2010 il n’y avait pas vraiment de choix halal. »
Un constat qui demeure d’actualité dans les cantines solidaires. « Elles ne proposent pas de repas halal, ce qui exclut forcément de nombreux enfants musulmans », regrette Abdul. Grâce à son ambitieux programme, le chef compte bien réduire cette disparité.
Pas d’aide du gouvernement, mais une réprimande
Si Mama Khan survit et continue à aider des centaines de personnes chaque mois, ce n’est ni grâce au gouvernement québécois ni grâce à un soutien institutionnel.
« Aucun fonds, rien. Je ne reçois pas un seul sou du gouvernement », lâche Abdul, sans colère, mais avec une pointe de lassitude : son statut de restaurant, et non d’organisme à but non lucratif, le prive en effet de subventions publiques. Il compte plutôt sur des organisations comme Islamic Relief, des donateurs privés et sa communauté.
Et le plus ironique dans tout ça ? S’il ne reçoit aucune aide, il a tout de même été réprimandé par le gouvernement québécois. « J’ai eu des problèmes avec la CAQ parce que les tickets-repas gratuits distribués par le restaurant étaient rédigés en anglais. Quelqu’un nous a dénoncés au gouvernement, et j’ai reçu une lettre nous interdisant d’offrir des repas gratuits… avec des tickets écrits en anglais. » Le gouvernement du Québec l’oblige à traduire les tickets en français, sous peine de sanctions. Pendant trois semaines, le programme est donc suspendu, le temps de faire imprimer de nouveaux tickets-repas.
« On n’avait pas réalisé que même un simple bout de papier comme ça devait être en français ou bilingue. Ce n’était pas volontaire, on voulait juste aider. »
« On fait des erreurs, on nous le dit, on corrige – c’est tout. » Il hausse les épaules et esquisse un sourire. Ni le manque de subventions ni même les obstacles administratifs ne l’arrêteront.
Un message aux jeunes
« T’as pas besoin d’un papier pour savoir ce que tu peux faire ou qui tu es. » Ces mots, Abdul les prononce avec assurance. « Je voulais aider les autres. Aujourd’hui, je le fais par le biais de Mama Khan, et peut-être même plus que si j’avais suivi mon plan initial de devenir travailleur social. »
Pour lui, tout part de l’action : « Fais ce que tu as à faire. Regarde, moi je viens de Parc-Extension. Je n’aurais jamais cru avoir un commerce sur la rue Saint-Denis un jour !»
Le jeune homme sait également combien les rues de quartiers comme Parc-Extension peuvent être impitoyables. « Que tu sois un “bon kid” ou un “bad kid”, tôt ou tard, tu peux être impliqué dans des problèmes. » Il reste évasif sur son passé, mais prévient : « Moi, j’ai vu les deux côtés de la rue. Crois-moi, tu ne veux ni finir en prison ni mourir. »
Alors, il insiste sur ce qu’il aurait aimé entendre à leur âge : les organismes jeunesse existent, il faut les fréquenter. Il faut s’accrocher à ce qui peut faire grandir. Abdul ne cherche pas à donner de grandes leçons. Juste un conseil, un avertissement sincère. « Je viens de la rue, de Parc-Ex. Ce que vous vivez maintenant, je l’ai vécu. Restez fidèles à vous-mêmes. »
Comment aider Mama Khan ?
Aujourd’hui, les dons de Mama Khan fonctionnent grâce à la générosité de ceux qui croient en sa mission, mais aussi grâce aux fonds du restaurant et, bien souvent, aux ressources personnelles d’Abdul et de sa famille. Pourtant, aider peut prendre la forme du plus simple et du plus petit geste, rappelle-t-il : « Si tu veux nous soutenir, c’est facile : parle de nous. Like, partage, passe le mot. »
Sur ces mots, Abdul se lève et disparaît en cuisine. Quelques instants plus tard, il réapparaît, une grande casserole fumante entre les mains. Son ami soulève le couvercle, et, sans attendre, commence à remplir les barquettes alignées près de l’entrée.
« On ne met pas de viande, car dans Parc-Extension, beaucoup sont hindous et préfèrent une option végane, explique Abdul. Chaque détail compte pour que personne ne soit laissé de côté. »
N.B. : Cette entrevue a été traduite de l’anglais.