À Montréal, pour échapper aux élections fédérales, il suffit de traverser le pont Mercier. À Kahnawà:ke, une réserve kanien’kehá:ka (mohawk) située le long du fleuve Saint-Laurent, on remarque tout de suite l’absence de pancartes de candidats et d’événements électoraux. La plupart des habitants ne voteront pas aux élections canadiennes du 28 avril.
Cela ne veut pas dire que personne ne s’intéresse à la politique à Kahnawà:ke. Au contraire, la communauté compte deux formes distinctes de gouvernement : le conseil de bande du Conseil mohawk de Kahnawake (MCK), dont les dirigeants sont élus par vote, et la gouvernance traditionnelle de la maison longue, dont les dirigeants sont choisis par les Mères de clan et le consensus communautaire. Le peuple mohawk fait partie de la confédération des Haudenosaunee, qui comprend six Nations : Mohawk, Oneida, Onondaga, Cayuga, Seneca et Tuscarora.
« Personne dans cette salle ne vote »
Taiaiake Alfred, spécialiste de la politique et de l’histoire des Kanien’kehá:ka, dirige le projet de gouvernance de Kahnawà:ke (Kgov). Dans le cadre de cette initiative, les membres de la communauté se rassemblent pour discuter de la restauration du gouvernement traditionnel. Ce 9 avril, à l’issue d’une réunion du Kgov, il a été proposé à la vingtaine de participants de faire part de leurs réflexions sur le vote aux élections fédérales à La Converse.
« Personne dans cette salle ne vote », déclare d’emblée une femme, au milieu de rires complices. Winona Polson-Lahache, conseillère politique de longue date du MCK, nous confie qu’elle a déconseillé aux citoyens de Kahnawà:ke de glisser un bulletin dans l’urne : « Ne votez pas, ce n’est pas votre gouvernement. »
De nombreux habitants de Kahnawà:ke respectent le Two-Row Wampum, précise l’Aîné Ka’nahsohon Kevin Deer. Le traité haudenosaunee en vigueur stipule que les Premières Nations et le gouvernement canadien sont censés exister parallèlement en harmonie, sans interférer dans les affaires l’un de l’autre. En vertu de cet accord, de nombreux membres de ces Nations refusent de voter.
Les conservateurs et les libéraux : « Ce sont les ailes d’un même oiseau »
« Les colons et les personnes qui ont immigré ont leur propre gouvernement et leur propre façon de gérer les choses ; c’est donc leurs affaires internes. Tout comme nous avons notre propre gouvernement et que, tout ce que nous faisons, ce sont nos affaires internes », explique Ka’nahsohon Kevin Deer.
Les Haudenosaunee de Kahanwà:ke ne sont pas les seuls à refuser de voter aux élections canadiennes. Pendant la campagne électorale de 2021, les chefs traditionnels des Six Nations de Grand River ont contraint un bureau de vote d’Élections Canada à quitter leur territoire. Ils estimaient que sa présence violait les droits issus des traités.
Ka’nahsohon estime que le fait d’attendre des Onkwehón:we ( terme signifiant « premiers peuples ») qu’ils votent est un acte de colonialisme qui se perpétue. « Tout cela revient à dire : “Nous allons vous soumettre, nous sommes le pouvoir en place ici, nous allons légiférer sur vous, de l’utérus jusqu’à la tombe” », affirme Ka’nahsohon.
Il affirme qu’aucun parti ne compte véritablement s’attaquer à la crise climatique ou respecter la souveraineté autochtone en restituant leurs terres aux Premières Nations. « La façon dont la politique fonctionne, c’est une question de pouvoir, d’argent et de moteur économique, si bien que les animaux et la terre sont souvent sacrifiés parce que les profits l’emportent toujours sur les gens. Et c’est là le problème... Ce sont les ailes d’un même oiseau, pour ainsi dire », déplore Ka’nahsohon.
Il ne prévoit pas voter. Il pense que cela ne changerait rien : « Parce que la province va encore déterminer si elle veut mettre en place des usines de batteries ou quoi que ce soit d’autre », croit-il.

« Nous sommes citoyens canadiens de force, du fait d’une coercition »
Dans un éditorial de The Eastern Door, le journal de Kahnawà:ke, on peut lire : « Dans l’esprit du Two Row Wampum, la grande majorité des membres de la communauté boycottent le vote fédéral. » Pour Taiaiake Alfred, il s’agit moins d’un boycott que du fait qu’il ne considère pas le vote aux élections canadiennes comme relevant de sa « responsabilité civique ».
« Ma nation est la Nation mohawk, et nous entretenons des relations avec une autre nation. Je n’ai donc pas d’hostilité [contre ceux qui n’appartiennent pas à ma communauté]. C’est simplement le fait que ma communauté politique n’est pas le Canada », explique Taiaiake. « Nous sommes citoyens canadiens de force, du fait d’une coercition. Pas par choix. Il est donc colonial pour nous d’être considérés comme des Canadiens », ajoute-t-il.
Taiaiake estime également que le vote des Kanien’kehá:ka ne fait pas une grande différence. Environ 10 000 personnes vivent à Kahnawà:ke, ce qui représente environ 9 % de la population totale de leur circonscription, La Prairie-Atateken.
« Nous sommes tellement peu nombreux dans une grande circonscription que cela n’a pas d’importance. Les seules conséquences sont donc négatives pour nous. C’est comme si nous renoncions à notre statut de nation, sans aucun gain politique », résume Taiaiake.
« Pour moi, la seule chose qui pourrait éventuellement changer la donne, ce serait dans le cas où un candidat d’extrême droite se présentait et que nous étions suffisamment nombreux pour que notre voix puisse influencer le vote. Dans ce cas, je pourrais voir des raisons pour que, stratégiquement, nous votions pour faire acte de résistance contre ce candidat. Mais nous sommes loin d’être dans cette situation », affirme Taiaiake.
Dans son éditorial du 28 mars, The Eastern Door publiait ce qui suit : « Il y a le mauvais et le pire, et puis il y a les conservateurs » – une référence au chef conservateur Pierre Poilievre, qui a critiqué l’indemnisation des survivants des pensionnats et encouragé le développement du Cercle de feu en Ontario. Le média rappelait également que l’administration Trudeau avait permis quelques avancées mineures en matière de droits des autochtones, et commis quelques violations, comme la présence continue de la GRC sur le territoire des Wet’suwet’en. Mais, selon Taiaiake, ni Pierre Poilievre ni Mark Carney ne feront véritablement avancer les intérêts des Mohawks.
« À mes yeux, il n’y a pas de différence significative [entre les libéraux et les conservateurs] en ce qui concerne les questions autochtones », observe-t-il. « Où est-ce que la participation des Autochtones au système électoral a apporté des avantages tangibles ? Ici et là peut-être, mais il n’y a pas eu de gain significatif pour les peuples autochtones. En revanche, nous avons perdu beaucoup de la notion d’indépendance nationale dans le discours politique canadien », conclut-il.
« C’est comme si ma voix n’était pas entendue »
Sha’tekarón:iase Cross, un Mohawk de 24 ans, prend à son tour la parole. Pour lui, voter aux élections canadiennes équivaudrait à voter pour un directeur de prison. « Mes droits sont constamment bafoués. Que ma peine soit plus ou moins lourde, peu importe, il s’agit toujours d’une peine. Je dois sortir de cette prison. Et déjà, je ne devrais pas être dans cette situation », rappelle-t-il.
Le jeune homme préfère les prises de décisions communautaires qui reposent sur le consensus, conformément à la gouvernance traditionnelle des Kanien’kehá:ka. « Je n’ai jamais vraiment voulu voter. J’ai toujours pensé que c’était un processus un peu bizarre dans notre culture », explique-t-il. II n’a jamais voté non plus à une élection du conseil de bande.
« Dans la gouvernance traditionnelle, on confie des rôles de direction à des personnes qui sont censées y être. On est loin du : “J’aime bien ce type parce qu’il a floué quelques personnes grâce à ses promesses électorales et qu’il est un dirigeant politique, même si je n’ai pas voté pour lui.” Le modèle dit démocratique des élections n’est pas favorable à tout le monde. On peut être élu sans être la personne la plus compétente. Dans ce cas, c’est comme si ma voix n’était pas entendue », déclare-t-il.
« Quelle que soit la personne que nous choisissons, nous continuerons à subir les mêmes problèmes »
Steve Bonspiel, rédacteur en chef du Eastern Door, fait lui aussi référence au Two Row Wampum : « Nous ne sommes pas censés nous mêler de leurs affaires, et ils ne sont pas censés se mêler des nôtres », estime-t-il.
« Certaines [communautés autochtones] votent et participent aux élections fédérales, poursuit Steve Bonspiel. Les votants veulent choisir leur dirigeant politique. Mais dans les communautés mohawks, nous savons que, quelle que soit la personne que nous choisissons, nous continuerons à subir les mêmes problèmes. Il est évident qu’il serait plus facile de traiter avec un gouvernement libéral ou néo-démocrate qu’avec un gouvernement conservateur. Mais il s’agit toujours de la même bête, n’est-ce pas ? »
Le rédacteur en chef affirme qu’aucun parti n’est enclin à faire avancer les revendications territoriales des Kanien’kehá:ka. À l’origine, le territoire de Kahnawà:ke s’étendait sur environ 30 000 acres. Aujourd’hui, la communauté n’en contrôle plus que 13 000. En l’absence de promesses de restitution des terres ancestrales aux Kanien’kehá:ka, les Mohawks ne voient pas l’intérêt de voter, explique Steve Bonspiel.
« Je pense que [le gouvernement] essaie toujours de freiner parce qu’il ne veut pas rendre les terres. Ainsi, ils peuvent continuer à construire, à se développer sur ces territoires. Il n’y a donc plus d’espace, vous savez ? C’est le plus gros problème. Si [la restitution des terres] ne figure pas dans le programme d’un parti, quel qu’il soit, c’est qu’on n’est pas vraiment sérieux en matière de relations avec les Autochtones », conclut Steve Bonspiel.
LES CANDIDATS DANS LA PRAIRIE-ATATEKEN
La Converse a demandé aux candidats de la circonscription de La Prairie-Atateken ce qu’ils prévoient mettre en place pour encourager les citoyens de Kahnawà:ke à voter, et ce qu’ils promettent de faire pour servir la communauté s’ils sont élus. Voici leurs réponses.
- Jacques Ramsay (Parti libéral) : « Je poursuivrai le dialogue avec la nation mohawk de Kahnawake (Kanien’kehá:ka) dans la circonscription de la Prairie-Atateken. Ma porte sera toujours ouverte. »
- Dave Pouliot (Parti conservateur). Il indique engager des consultations avec des membres de la communauté de Kahnawà:ke. « Un gouvernement conservateur entend collaborer avec les Premières Nations dans le plein respect de leurs droits et de leur autonomie », déclare-t-il. Il invite à consulter les pages 32 à 35 de l’Énoncé politique du Parti conservateur pour y lire les énoncés concernant les Autochtones.
- Alain Therrien (Bloc québécois, député sortant). Il poursuit son porte-à-porte pour aller à la rencontre des électeurs, mais estime que la responsabilité de promouvoir la participation au vote relève d’Élections Canada. « Le bureau de M. Therrien continue d’appuyer tous ceux et celles qui s’y présentent, comme il le fait depuis maintenant six ans. Cela inclut notamment les résidents de Kahnawake qui sont venus le rencontrer. »
- Barbara Joannette (Parti vert) et Mathieu Boisvert (Nouveau Parti démocratique) n’ont pas répondu à la demande de La Converse avant la date de tombée.