La jeune entrepreneuse Mariana Martin, fondatrice de Carlota Boulangerie Mexicaine, raconte son parcours migratoire. Elle revient sur les difficultés rencontrées sur le chemin, qu’elle a surmontées grâce au soutien de diverses communautés.
En franchissant la porte de la boulangerie Carlota, on est transporté dans un autre monde. Un univers ordonné et coloré. Un groupe de femmes semblent s’amuser de leur travail. Elles discutent en espagnol. Ce monde sent bon, et on en repart avec un sachet de saveurs.
Mariana Martin est une jeune femme souriante, qui accorde beaucoup d’attention aux détails. Son énergie contagieuse se reflète dans sa tenue vestimentaire : des leggings et un tee-shirt sportif, ses cheveux longs attachés en queue de cheval. On le remarque également dans son regard : ses yeux sont attentifs et vifs.
Pour Mariana, la nourriture est bien plus que le carburant que nous consommons. Aussi loin qu’elle se souvienne, elle a toujours considéré la cuisine comme un acte d’amour. « J’aime penser que je mets un peu de moi dans chaque pain », nous confie-t-elle.
Cette boulangère de 28 ans, née à Mexico, est arrivée à Montréal en 2017, après avoir étudié au Culinary Institute de New York et à l’Institut supérieur d’agriculture et d’agroalimentaire Rhône-Alpes à Lyon, en France. Elle n’avait que 15 ans lorsqu’elle a réalisé qu’elle ne voulait pas suivre la voie que sa famille lui avait tracée : devenir avocate.
« Ç’a été un choc pour eux, se souvient-elle. Mon petit ami de l’époque, qui est aujourd’hui mon mari, m’a motivée. » Convaincre ses parents, en particulier son père Roberto, qu’elle pourrait être heureuse et gagner correctement sa vie en cuisine n’allait pas être facile, pas plus que le chemin menant à la boulangerie.
Au cours de ses premières expériences de travail en cuisine, Mariana est victime de harcèlement sexuel. « J’ai été très déçue de réaliser ce qui m’attendait : j’allais être considérée comme une proie facile, simplement parce que j’étais très jeune et que j’étais une femme. »
À 18 ans, elle commence à étudier à New York et à travailler dans des restaurants.
Deux ans plus tard, en rentrant au Mexique, Mariana ne veut plus rien savoir des cuisines dirigées par des hommes. « J’ai entendu parler de la chef Elena Reygadas – nommée “Meilleure femme chef du monde” en 2023 –, et qui comptait parmi ses entreprises la boulangerie Rosetta. Je suis partie travailler avec elle. Elle a été une grande source d’inspiration. »
Malheureusement, là encore, l’histoire se reproduit. Mariana est de nouveau harcelée. L’épisode parvient aux oreilles de Mme Reygadas, qui réagit aussitôt : « C’est une situation que je ne tolérerai pas dans mes espaces ! Je veux que toutes les femmes qui travaillent dans mes cuisines se sentent en sécurité. Cette personne a été renvoyée », lui assure la chef.
Cet épisode a marqué Mariana. « C’était la première fois que je me sentais accueillie par une autre femme sur un tel sujet. Je me suis dit que, si je devais un jour proposer des espaces de travail, il faudrait que ce soit avec la même perspective. »
La pointe de l’iceberg culturel
En 2017, Mariana se rend à Lyon pour préparer un diplôme en agroalimentaire. Elle y rencontre une femme venue de Montréal avec le rêve – et l’argent – pour bâtir une boulangerie. « Elle m’a proposé de faire les démarches pour me faire venir avec un visa de travail », explique-t-elle.
Cet été-là, Mariana déménage à Montréal avec son mari. À la fin de l’année, elle commence à travailler à la boulangerie Farine et Vanille, sur l’avenue du Parc.
À ce moment précis de son récit, Mariana s’interrompt et cite le concept de « l’iceberg culturel ». Selon celui-ci, lorsque nous entrons en contact avec une culture que nous connaissons superficiellement, la plupart des éléments qui la définissent vraiment, et surtout les plus complexes, nous échappent.
« C’est ce qui m’est arrivé lorsque je suis arrivée ici. J’ai d’abord découvert la neige, la langue, des choses que j’ai beaucoup aimées. Mais au fur et à mesure que je passais du temps ici, j’ai commencé à voir les préjugés envers les Latinos, l’eurocentrisme et la façon dont la couleur de ma peau allait déterminer mon rôle dans cette société. »
La reconquête de la concha
En novembre 2017, la jeune boulangère se lance dans la confection de pâtisseries internationales, en mettant l’accent sur les préparations de tradition française. Puis elle ressent l’appel de ses racines. « Je me suis rendu compte qu’il y avait une bonne occasion d’offrir du pain mexicain de très bonne qualité, en prenant soin des ingrédients », poursuit-elle.
Les conchas à la vanille que Mariana a commencé à proposer sont devenues très populaires. Le bouche-à-oreille a fait son œuvre, d’abord parmi les Mexicains, puis parmi l’ensemble des Latinos. Peu à peu, Mariana a attiré de plus en plus de clients avec ses pains.
Mais les choses se sont compliquées. « La personne qui m’a fait venir à Montréal pour travailler ne voulait plus continuer l’affaire. Or, j’avais à l’époque un permis de travail fermé. » Elle s’est donc retrouvée devant deux options : trouver quelqu’un d’autre qui soit disposé à l’employer et à s’occuper de ses documents, ou retourner au Mexique.
C’est alors qu’est arrivée la pandémie.
Ne sachant que faire, Mariana s’est adressée à une entrepreneuse mexicaine, Claudia Vega, une cliente qui tenait le Café 92 degrés. « Ne retourne pas au Mexique, tu ne peux pas nous laisser sans ton pain ! Je signerai les papiers pour toi », lui a-t-elle assuré.
C’est ainsi que Mariana a commencé à travailler dans ce café et, grâce au soutien de Mme Vega, a lancé son projet : Carlota. « Je travaillais 40 heures par semaine au café, et pendant mes temps libres, je faisais mon pain et je le vendais », raconte-t-elle.
Deux années de travail acharné ont suivi, avec une croissance progressive, comme une pâte qui lève, jusqu’à ce que Mariana et son mari obtiennent le statut de résident permanent. À partir de là, elle a pu voler de ses propres ailes.
Du pain en forme de cœur
Lorsque Mariana et ses pains ont dépassé la capacité de la cuisine de Claudia, son père lui a proposé son aide financière. « Oye hija, tu es très douée. Laisse-moi t’aider avec ta boulangerie », lui a-t-il glissé. Mariana a d’abord hésité, puis a fini par accepter. Quatre mois plus tard, en mai 2022, M. Roberto est décédé.
« Mon père n’a jamais pu la voir, mais pour moi, cette entreprise a un fort symbolisme », explique Mariana. Elle loue donc un local, achète du matériel d’occasion et continue à passer ses commandes jusqu’à l’ouverture de la boulangerie Carlota, sur la rue Saint-Urbain, le 20 mai 2023. Une date importante : « C’était le jour du premier anniversaire de la mort de mon père », révèle-t-elle.
Entre les murs et les fours de la boulangerie Carlota, il y a plusieurs histoires d’amour qui ont inspiré son nom : l’amour de Mariana pour la cuisine et le pain ; son amour pour son père, qui a fini par comprendre la valeur de son travail. Et puis, il y a l’histoire de Mariana et de son mari, ce fiancé qui l’a soutenue très jeune.
Ce qui se cache derrière les discours
Bien qu’elle se voie comme une immigrée privilégiée arrivée au pays sans fuir un conflit, avec une profession et deux langues, Mariana a subi, au cours de ces huit années, des discriminations qui vont de la condescendance à l’offense pure et simple.
Alors qu’elle travaillait dans la première boulangerie, une femme est entrée avant l’ouverture du magasin pour demander une baguette. Mariana lui a demandé d’attendre. « D’où venez-vous ? C’est pour ça que votre pays est comme ça, parce que vous êtes paresseux », lui a répondu la cliente.
Mariana évoque aussi ces photos d’elle dans son entreprise, prises pour la plateforme Getty Images, utilisées à son insu pour promouvoir des services d’Emploi-Québec, accompagnées du texte suivant : « Vous venez d’arriver ? Nos services sont là pour vous guider. » « Beaucoup de gens pensent que je suis sur ces photos parce que je suis connue pour mon entreprise, mais ce n’est qu’à cause de la couleur de ma peau. Mon image a été utilisée dans des contextes où, ce qui ressort, ce sont mes origines », analyse-t-elle.
Ce n’est pas la seule étiquette qu’elle a eu du mal à porter. En 2018, lorsqu’elle participe au concours de la Meilleure Baguette de Montréal, la personne chargée de remettre le prix déclare : « Un grand merci à tous les boulangers qui ont participé et à leurs épouses qui les ont laissés faire ce travail. » Elle était la seule femme candidate.
« Bien que le machisme nous ait appris que la place d’une femme est dans la cuisine, d’un point de vue professionnel, ce n’est pas un endroit conçu pour nous », note-t-elle.
Aujourd’hui, dans sa cuisine, où tout le monde est immigré, il arrive qu’un client commente avec étonnement : « Regardez, ce sont toutes des femmes ! » « Si nous étions des hommes, personne ne dirait rien », note-t-elle. Mariana est fière d’offrir, en tant qu’entrepreneuse, « l’espace de travail sûr et sans harcèlement que j’aurais aimé avoir à mes débuts ».
Un goût qui perdure
Au-delà des étiquettes, Mariana est optimiste quant à l’avenir de la communauté latino-américaine de Montréal. Mais elle avoue aussi avoir un peu peur. « J’aimerais penser qu’ici, au Canada, le discours politique sur les immigrants n’est rien de plus que quelque chose de préfabriqué pour gagner des adeptes, et que nos actions ont plus de poids », dit-elle.
Pour elle, tout repose sur la capacité des communautés à se soutenir mutuellement, une solidarité comme celle dont elle-même a profité lorsque tout semblait perdu. « Je suis convaincue que nous continuerons à veiller les uns sur les autres et à briser les stéréotypes de ces discours racistes. Continuer à se soutenir et à s’entraider est le meilleur acte de rébellion », affirme-t-elle.
Mariana compte sur la nourriture pour être le meilleur outil de cette résistance. « C’est un moyen de susciter l’empathie et de briser les préjugés, car nous aimons tous manger. À travers ce que nous mangeons, nous pouvons parler des crises sociales et culturelles, de la globalisation, de toutes les choses auxquelles nous ne pensons pas habituellement et qui se cachent derrière chaque plat que nous dégustons. »