Présidente internationale de Médecins Sans Frontières (MSF) de 2013 à 2019, la pédiatre de l’Hôpital Sainte-Justine de Montréal Joanne Liu est une figure emblématique du monde humanitaire. À l’occasion de la sortie de son livre, L’Ebola, les bombes et les migrants, elle répond aux questions de La Converse et pose un regard sans concession sur la société québécoise, canadienne et internationale. Entrevue.
Joanne Liu n’est pas du genre à essayer d’attirer l’attention sur elle. Elle a consacré sa vie aux autres, d’abord en devenant médecin, puis en s’engageant dans l’humanitaire avec l’organisation non gouvernementale Médecins Sans Frontières (MSF), dont elle finira par devenir présidente. Fidèle à elle-même, elle arrive discrètement dans les bureaux de La Converse, où nous l’attendons avec trois membres de l’École Converse : Firas, Aya et Cindy.
Chaussures de course aux pieds, doudoune sur le dos, lunettes rectangulaires sur le nez, Joanne Liu semble toujours prête à répondre à une urgence médicale. Son calme et son sourire chaleureux ne laissent rien paraître de ce que sa mémoire peut porter de tragédies observées de par le monde.
Pédagogue, la pédiatre prête attention à chacun des mots qu’elle prononce. On devine – parfois dans ce qu’elle ne dit pas devant la caméra, mais qu’on peut lire dans son livre – la femme québécoise aux origines chinoises, l’humanitaire porteuse d’un discours dénonciateur, la Joanne Liu qui a réussi à se faire une place dans cette société envers et contre tous. Elle ne s’en vante pas, mais elle fait partie des rares Québécoises à s’être retrouvée dans le Time 100, le fameux classement des personnalités les plus influentes au monde publié chaque année dans le magazine Time.
La Converse : Vous avez récemment collaboré à une pièce de théâtre intitulée Nos Cassandre, inspirée de votre vie. Quel lien établissez-vous entre votre parcours et le mythe de Cassandre ?
Joanne Liu : Nos Cassandre explore le concept de prédiction des crises sans que personne n’écoute. C’est un peu ce que j’ai vécu au sein de Médecins Sans Frontières. Lors de l’épidémie d’Ebola en 2014, nous avons alerté tout le monde sur la gravité de la situation. Nous avons prédit que la crise allait exploser si rien n’était fait, mais malheureusement, personne n’a pris cela au sérieux à temps. C’est le supplice de Cassandre : voir ce qui va se passer, mais ne pas pouvoir changer le cours des choses.
En décembre 2024, vous avez publié L’Ebola, les bombes et les migrants, un ouvrage dans lequel vous évoquez la perte d’une grande partie de notre « humanité commune » face aux crises mondiales…
Mon propos sur l’humanité commune est de revenir à la base : chaque vie compte. Aujourd’hui, on a l’impression que certaines vies, selon leur localisation sur le globe, n’ont pas la même valeur. Si on ne reconnaît pas l’humanité dans l’autre, on ne reconnaît pas sa propre humanité. On le voit clairement avec les crises migratoires et les conflits internationaux, notamment au Moyen-Orient. Cette réalité me pousse à interpeller les gens sur l’urgence de préserver notre humanité commune.
Au sein de MSF, comment avez-vous géré les conflits entre l’action humanitaire et la politique internationale ?
Gérer les conflits entre action humanitaire et politique internationale, c’est comprendre que les États n’ont pas d’amis, mais des intérêts, comme le disait Charles de Gaulle. Quand l’épidémie d’Ebola frappait l’Afrique de l’Ouest, j’ai constaté une indifférence glaciale. Mon directeur de maîtrise m’a conseillé de « changer la trame narrative ». J’ai alors reformulé : « C’est quand même étonnant qu’il y ait des gens qui meurent d’une maladie foudroyante, une fièvre hémorragique en Afrique de l’Ouest, et qu’aujourd’hui, la seule entité capable de répondre soit une organisation indépendante, et non les nations elles-mêmes. » Ce changement de formulation a eu l’effet escompté ; ils ont commencé à réfléchir : « Si cela arrivait chez nous, serions-nous prêts ? » Cela a donné lieu à des actions concrètes, notamment à la mise en place de laboratoires où des spécimens pouvaient être analysés.
Selon vous, le Canada remplit-il ses obligations humanitaires internationales ?
La réponse courte est non. Le Canada accorde la priorité à ses citoyens, ce qui est normal : c’est pour cela qu’on élit un gouvernement. Cependant, les actions internationales deviennent souvent un « bonus » ou un enjeu secondaire, car elles ne rapportent pas de votes.
Aujourd’hui, le gouvernement canadien a perdu bien des plumes. Bien que nous soyons un pays du G7, nous ne faisons pas tout ce que nous pourrions faire. Des pays de taille similaire, comme la Norvège ou Oman, ont pu jouer un rôle de médiateur international. Le Canada aurait pu jouer ce rôle dans les Amériques, mais cela aurait exigé du courage politique et un investissement dans la diplomatie internationale, deux choses qui font défaut actuellement.
Quel regard portez-vous sur l’évolution du discours politique au Québec sur le sujet de l’immigration ?
En tant qu’humanitaire, je trouve que ça n’a pas sa place, d’avoir des dirigeants politiques qui déshumanisent des populations, qu’il s’agisse de nouveaux arrivants ou d’autres communautés. C’est un dérapage dangereux. Je crois qu’il faut s’élever au-dessus de ça. Pourtant, on dépeint ces populations comme la source de tous nos maux : la crise du logement, les problèmes d’accès aux soins et même le chômage. Elles deviennent le bouc émissaire de notre mal-vivre et sont perçues comme une menace à notre identité culturelle.
La migration doit être régulée de manière ordonnée et humaine, comme le stipule le Pacte mondial sur la migration, adopté en 2018. Mais pour cela, nous devons être capables de discuter de ces enjeux avec maturité et humanité.
L’histoire montre que la déshumanisation est souvent la première étape vers les abus : au Rwanda, on appelait les gens des « coquerelles ». Puis, une fois qu’on les a déshumanisés, on peut commettre des abus contre eux. Chaque personne a droit à la dignité, à la sécurité et à l’accès aux soins.
Certaines personnes voient l’ouverture aux immigrants comme une menace pour la cohésion sociale et pour l’économie du Québec. Qu’en pensez-vous ?
Les migrants semblent, dans de nombreuses régions, ici comme ailleurs, devenir les boucs émissaires idéaux. Mais ce n’est pas une tactique nouvelle : cela a été fait dans le passé avec différentes communautés.
Ce n’est pas tant des idées fausses qu’une manière de construire le récit autour des migrants. Les chiffres montrent qu’au Canada, nous n’avons jamais accueilli autant de migrants temporaires. Cela crée un déséquilibre par rapport aux migrants permanents, mais ce n’est pas un sujet traité avec neutralité.
Je crois que, lorsque des personnes se sentent déjà en difficulté – par exemple, qu’elles sont incapables de joindre les deux bouts ou de nourrir leurs enfants correctement –, il leur devient difficile de faire preuve de solidarité envers d’autres qui arrivent dans des conditions précaires. C’est un problème systémique.
Ce qui manque, c’est un discours impartial et équilibré, porté par des institutions influentes comme les médias, l’éducation et la politique. C’est précisément le rôle des médias, des éducateurs, des décideurs politiques et des leaders d’opinion d’élever le débat. Or, ces sphères semblent souvent utiliser le sujet de l’immigration à des fins de capital personnel ou électoral. Cela empêche un véritable débat de fond, et c’est profondément regrettable.
Il y a régulièrement des polémiques lorsque certains dénoncent une forme de discrimination raciale dans la société. Pourquoi pensez-vous qu’il soit si difficile de parler de racisme au Québec ?
Je crois que cela incite à procéder à une introspection, à examiner si, consciemment ou inconsciemment, nous avons manqué de discernement à un moment donné. Personnellement, en tant que membre d’une minorité visible, j’ai été confrontée au racisme ordinaire tout au long de ma vie. Quand on est enfant, par exemple, on supporte mal la différence. En grandissant, ce malaise peut persister.
Je ne dirais pas qu’il s’agit toujours de racisme, mais souvent d’une difficulté à accepter la différence. Aujourd’hui, nous vivons à une époque où la différence est souvent perçue comme une confrontation, ce qui engendre un malaise. Le problème, c’est que, dès qu’on prononce certains termes comme « racisme systémique », les gens se braquent, se crispent. Cela rend presque impossible toute conversation ouverte et constructive.
C’est pourquoi, de mon côté, je préfère aborder le thème de la tolérance plutôt que de la différence. Comment pouvons-nous embrasser cette différence et l’inclure dans notre patrimoine collectif ? Voilà où se trouve, selon moi, la clé d’une conversation apaisée et enrichissante.
« À Gaza, à l’instar de ce qui se passe en Ukraine, les hôpitaux continuent d’être visés, et la communauté internationale semble toujours impuissante. C’est un exemple criant de l’impunité dont bénéficient certaines puissances, et de l’échec de la protection des civils en temps de guerre. »
Vous avez beaucoup travaillé en Afrique. Comment avez-vous vécu les crises humanitaires en tant que présidente de MSF et en tant que médecin ?
Ebola, les attaques contre les hôpitaux – comme celui de Kunduz, en Afghanistan – et la crise migratoire ont changé ma vision des défis humanitaires. Après le 11 Septembre, par exemple, l’obsession de la sécurité a profondément affecté la solidarité internationale. Ces crises m’ont appris qu’il n’y a pas de guide pour y faire face, mais que MSF trouve toujours des moyens d’agir, même dans les conditions les plus extrêmes. C’est un apprentissage quotidien.
L’attaque américaine de l’hôpital de Kunduz, en Afghanistan, en 2015 a marqué votre mandat. Voyez-vous des parallèles avec la situation à Gaza ?
L’attaque de Kunduz a été un acte totalement insensé. L’hôpital était clairement identifié, et ses coordonnées avaient été partagées avec les forces militaires, y compris les États-Unis. Pourtant, il a été bombardé à plusieurs reprises, tuant 42 personnes, dont 14 de nos collègues. Nous avions alerté les autorités, mais rien n’a arrêté l’attaque.
À Gaza, à l’instar de ce qui se passe en Ukraine, les hôpitaux continuent d’être visés, et la communauté internationale semble toujours impuissante. C’est un exemple criant de l’impunité dont bénéficient certaines puissances, et de l’échec de la protection des civils en temps de guerre.
Face à ces violations du droit humanitaire, que fait la communauté internationale ?
Le système international est paralysé. Le Conseil de sécurité des Nations unies, à cause du droit de veto, est devenu un outil d’immobilisme. Tant que les grandes puissances ne sont pas directement concernées, il est difficile de susciter une réponse collective.
Mais il est crucial de continuer à dénoncer ces violations et à défendre les principes du droit humanitaire. Même si cela semble parfois inutile, il faut maintenir la pression. Par exemple, après l’attaque de Kunduz, nous avons soutenu la résolution 2286 de l’ONU pour protéger les missions humanitaires, mais ces résolutions restent trop souvent ignorées.
Vous avez aussi vécu de près la crise d’Ebola. Pourquoi la réponse a-t-elle été si lente ?
Avec Ebola, l’OMS a mis beaucoup de temps à reconnaître l’urgence. Les pays touchés ont agi assez rapidement, mais la communauté internationale n’a pas réagi avant plusieurs mois. Ils ont dû lutter seuls. Ce n’est que lorsque le virus est arrivé aux États-Unis que les choses ont enfin bougé.
En revanche, pour la COVID-19, les pays riches ont été capables de mobiliser rapidement des ressources pour protéger leurs populations. Ce contraste montre à quel point les préoccupations des pays du Nord dominent souvent la gestion des crises mondiales, au détriment des pays les plus vulnérables.