Recevez nos reportages chaque semaine! Du vrai journalisme démocratique, indépendant et sans pub. Découvrez le «making-of» de nos reportages, le pourquoi et le comment.
L’actualité à travers le dialogue.Recevez nos reportages chaque semaine! Du vrai journalisme démocratique, indépendant et sans pub. Découvrez le «making-of» de nos reportages, le pourquoi et le comment.
L’actualité à travers le dialogue.Recevez nos reportages chaque semaine! Du vrai journalisme démocratique, indépendant et sans pub. Découvrez le «making-of» de nos reportages, le pourquoi et le comment.
Recevez notre infolettre chaque semaine pour Découvrir le «making-of» de nos reportages!
Un problème est survenu lors de l'envoi.
Contact
Fugueuses – un cri d'alarme lancé depuis le Centre jeunesse de Laval
Unité Notre-Dame de Laval au Centre jeunesse de Laval. Photo : Amélie Rock
21/2/2025

Fugueuses – un cri d'alarme lancé depuis le Centre jeunesse de Laval

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
ILLUSTRATEUR:
COURRIEL
Soutenez ce travail
Note de transparence

« On ne fugue pas de chez nous, on fugue du centre » – Enquête sur un système en crise

Au début du mois, les visages de sept adolescents disparus ont circulé massivement sur les réseaux sociaux et les médias au Québec. Leur âge, leur taille et leur poids similaires n’ont pas tardé à susciter des spéculations en ligne, certains internautes évoquant la possibilité d’un réseau de trafic humain. Une semaine plus tard, tous les jeunes ont été retrouvés. 

En enquêtant sur ces disparitions, La Converse a pu confirmer qu’au moins trois des quatre jeunes filles sont placées au Centre jeunesse de Laval, dans l’unité réservée aux filles, Notre-Dame de Laval (NDL). On note également qu’au moins un des garçons est en centre jeunesse. Depuis le début de la période 2024-2025, toujours en cours, le CISSS de Laval recense déjà 298 fugues, contre 231 pour l’ensemble de l’année 2023-2024. Mais pourquoi les adolescentes fuguent-elles si souvent de cet établissement ? Que vivent-elles à l’intérieur de ces murs ? Enquête.

Le soleil tape fort sur le stationnement du Centre jeunesse de Laval. Autour, des voitures vont et viennent. En face, on note quelques commerces et un poste de quartier stratégiquement placé. Le bâtiment est massif, froid, intimidant. Lorsqu’on se trouve devant, il est difficile d’ignorer l’impression qu’il produit : une prison. 

Le centre se compose de 12 unités, séparant garçons et filles. Sur la gauche, un petit bâtiment jaune attire l’attention. Les habitués l’appellent NDL – pour Notre-Dame de Laval. Il dispose de 110 places destinées à des jeunes filles âgées de 12 à 17 ans. Les balcons des bâtiments sont grillagés, transformés en cages suspendues sur plusieurs étages. On y aperçoit parfois des adolescentes qui regardent au loin. Derrière le centre, un parc mène à l’école Mont-de-La Salle, où plusieurs filles du centre étudient. Cet espace banal devient un lieu de passage à haut risque. En quelques mètres à peine, on bascule d’un monde à un autre. D’un côté, des rues résidentielles paisibles ; de l’autre, une structure verrouillée, un endroit où on entre et que certaines cherchent à fuir.

« Ils m’ont enfermée en isolement pendant 12 heures »

Dans la nuit de jeudi à vendredi, le 7 février dernier, Shayna publie une vidéo sur les réseaux sociaux. Devant la caméra, elle dénonce ce qu’elle vit au Centre jeunesse de Laval, et dit connaître les jeunes filles qui étaient portées disparues jusqu’à la semaine dernière. Elle décrit des traitements dégradants, caractérisés par des fouilles complètes et des périodes prolongées en isolement forcé. 

Elle évoque des comportements qu’elle considère injustifiés et explique que les jeunes fugueuses n’ont pas fui de chez elles, mais bien du centre jeunesse qu’elles fréquentaient ensemble. « Toutes ces filles ont disparu à cause du centre (…) Je tiens à dire que, à cause du centre, les filles qui ont disparu se mettent en danger, elles vont dans des trucs de prostitution… Parce qu’elles ne savent plus où aller, et c’est exactement ce que les pimps cherchent en ce moment ; alors, ils leur font vendre leur corps », raconte l’adolescente. À son réveil vendredi matin, sa vidéo était devenue virale. 

Le soir même, on rencontre Shayna chez elle avec sa mère – c’est là qu’elle passe ses fins de semaine. Au domicile familial de Laval, on découvre une adolescente calme, réfléchie et articulée. Elle a le port d’une danseuse de ballet et, à la voir, on devine son penchant pour la mode. Pendant plus d’une heure, Shayna nous raconte sa vie au Centre jeunesse de Laval. Elle y a été placée depuis l’âge de neuf ans par intermittence. Aujourd’hui âgée de 16 ans, elle habite à NDL depuis sept ans. Elle a fugué à neuf reprises. 

« Il faut attendre une sortie. Moi, je sors du vendredi soir au dimanche soir, dit-elle. Le dimanche soir, plutôt que de retourner au centre, je partais. Le but était de montrer que je ne m’enfuyais pas de chez moi, mais bien du centre. C’est pour ça que je ne partais pas avant le dimanche soir. Chaque fois que je suis partie, ou qu’on m’a déclarée en fugue, c’était le dimanche soir », explique-t-elle. Elle insiste sur ce point. Et elle n’est pas la seule. Parmi les quatre jeunes filles ayant disparu en début d’année, deux ont aussi fugué un dimanche, une un samedi et une autre un lundi.

En octobre dernier, après une sortie à la plage, Shayna affirme avoir été placée en isolement pendant 12 heures pour avoir refusé une fouille complète. « L’air froid passait à travers la fenêtre vissée et un climatiseur soufflait en continu. On aurait dit que j’étais dehors », décrit-elle. Vêtue d’un maillot de bain, elle grelottait sans pouvoir boire, manger ou aller aux toilettes. « Je fais de l’anémie falciforme, c’est très dangereux », ajoute-t-elle. À bout de force, elle aurait fini par céder à la fouille pour ne pas manquer la visite de son père. « On n’a rien trouvé sur moi. » Traumatisée par cette expérience, elle a porté plainte contre l’établissement et attend de connaître la date où elle passera en cour. 

Fugueuses

Un dimanche, Shayna fugue avec deux filles de NDL, mais la police l’intercepte avant même qu’elle soit déclarée en fugue. À son retour, elle est placée en chambre de réflexion. Lorsqu’elle s’énerve, les agents l’escortent à « la marée », une salle d’apaisement où elle doit passer 30 minutes. Après cette demi-heure, on lui annonce qu’elle doit rester plus longtemps en raison de « l’agitation du groupe ». Son séjour est prolongé. « J’ai fini par m’endormir et j’y suis restée 3 heures au lieu des 30 minutes prévues. » Pendant deux jours, elle demande des explications, mais on lui répond qu’il s’agit d’une erreur de communication. « Je n’ai pas porté plainte parce que c’était juste trois heures… mais je vous garantis que j’ai déjà fait plus que ça. »

Trois semaines plus tard, elle fugue de nouveau avec quatre filles, dont une de NDL. Le troisième jour, se sentant en danger, elle envoie son adresse à sa mère, qui la retrouve. « On s’apprêtait à l’envoyer à Toronto », nous confie sa mère. Lors de son retour au centre, Shayna doit passer par un « protocole punaises », qui l’oblige à retirer ses vêtements pour éviter toute infestation. Refusant de se déshabiller devant quelqu’un, elle est placée en retrait pendant neuf heures dans l’une des trois salles d’isolement du centre. « Je suis arrivée à 3 h du matin et je suis sortie à 12 h 30. » Elle rapporte qu’on l’a réveillée toutes les 15 minutes pour lui demander si elle avait changé d’avis. Une éducatrice, qui l’avait déjà soutenue dans le passé, intervient finalement. « Elle est revenue à 12 h 30 et m’a dit : “Lève-toi, ça n’a plus de sens. Va te changer dans les toilettes et va dormir.” J’ai quand même dû faire neuf heures d’isolement, et ça me dérange. »

Le Centre jeunesse de Laval. Photo : Amélie Rock

Shayna prend la parole pour dénoncer des pratiques qu’elle juge inacceptables. « J’ai fait des erreurs qui m’ont amenée en centre jeunesse, mais ça ne veut pas dire que je mérite d’être traitée comme ça », s’indigne-t-elle. Elle juge que le traitement réservé aux jeunes pousse certaines à fuguer. Selon elle, il y a toujours une fille en fugue, et il n’arrive jamais que tout le monde soit là en même temps.

Selon ce qu’elle a pu observer, les fugueuses sont souvent des résidentes de longue date. « Elles essaient de quitter le centre, mais on ne les aide pas. Avant de chercher les fugueuses, le centre devrait leur donner une raison de vouloir revenir. »

Mais les risques sont immenses. « Être en fugue, c’est vivre avec la peur : où dormir, quand manger, comment survivre ? Il y a toujours des bad trips, des moments de panique. Et fuir la police, c’est un poids constant. » D’autant qu’une autre menace guette : les réseaux de proxénétisme. « Toutes les adolescentes vulnérables y sont exposées, mais pour une fille de centre, c’est encore plus facile de se faire amadouer. On croit qu’ils veulent notre bien. »

La façon dont les éducateurs s’adressent aux jeunes alimente le malaise, estime Shayna. « Au centre, tu n’as pas le droit à ton opinion. Ils contrôlent tout, même quand tu veux aller aux toilettes. » Les conversations entre jeunes sont également surveillées, sous peine de sanction pour un « contact pas clair ». « C’est un abus de pouvoir. J’ai besoin de parler, de me confier. »

Elle dénonce aussi l’usage de la force par les agents de sécurité. « J’ai vu une fille transportée par quatre agents, sa tête plaquée contre le mur. Elle saignait du nez et de l’oreille. » Shayna s’interroge sur ces pratiques: « Une amie pleurait. Ils l’ont montée en isolement et lui ont dit qu’elle ne sortirait pas tant qu’elle pleurerait. Mais ils ne lui ont donné aucune technique de respiration, rien. Comment ça aide quelqu’un ? »

Shayna raconte comment ces traitements l’ont affectée. « J’ai commencé à faire des crises de colère. J’avais une rage que je n’arrivais pas à contrôler. » Aujourd’hui, elle affirme aller mieux, mais le chemin a été difficile. « Apprendre à gérer sa colère dans un endroit où tout est contrôlé, puis rentrer dans un monde plus libre, c’est un choc », explique-t-elle. 

NDL, de mère en fille 

Stefania, la mère de Shayna, s’installe aux côtés de sa fille. Leurs deux histoires se font écho. Elle n’a que 37 ans. Comme sa fille, elle a connu la vie en centre jeunesse durant son adolescence. Sur ses cinq enfants, quatre ont été placés au Centre jeunesse de Laval. Aujourd’hui, elle estime que son passé, marqué par les interventions de la DPJ, l'a suivie dans sa parentalité. 

« Je me suis fait abuser sexuellement à 14 ans. J’ai demandé de l’aide à l’école, et la DPJ est entrée dans ma vie à partir de ce moment-là », raconte-t-elle. En raison des traumatismes causés par les abus, Stefania n’était plus elle-même. « Ils disaient que j’avais un comportement violent. Mais ils ne savaient pas ce que j’avais vécu. » 

Stefania a alors été retirée de sa famille par la DPJ pour être placée. « Je pensais que c’était une bonne chose – puis je suis passée par le système : famille d’accueil, foyer de groupe, centre ouvert, centre fermé… » explique-t-elle. « Ma mère s’est beaucoup battue, puis elle n’a plus eu la force de se battre. » 

Elle aussi est placée à NDL, et dit avoir vécu de l’abus au centre. « Ça fait des années que j’ai vécu ces choses, et c’est seulement maintenant que j’arrive à m’ouvrir. Pour faire des fouilles, ils m’ont mise par terre, ils ont mis leur pied dans ma face, c’était vraiment très violent… »

À 16 ans, Stefania fugue avec une fille de NDL. Au cours des deux années suivantes, elle intègre un réseau sous l’emprise d’un pimp et commence à travailler pour le proxénète. « C’était le même système de recrutement ; j’ai rencontré une fille qui disait qu’on pouvait trouver les moyens de fuguer ensemble », affirme-t-elle, redoutant que sa fille se fasse recruter de la même façon. 

Il arrivait à Stefania de rentrer d’elle-même au centre jeunesse, notamment si elle se sentait en danger. Elle faisait alors en sorte que la police ne soit pas alertée : « Si c’est la police qui te retrouve et te ramène au centre jeunesse, les conséquences sont plus graves. Tu peux passer trois mois sans sortir du centre, avec seulement un droit de visite. » 

« Je veux faire tomber le centre jeunesse. Je veux qu’on le détruise et qu’on le reconstruise. Avec de bonnes personnes, qui ont de bonnes valeurs. » - Stephania

Dans le centre jeunesse, se projeter vers l’avenir est un défi. Pour certaines filles, la prostitution et la criminalité semblent être les seules issues. Stefania estime que la répression vécue dans ces établissements pousse plusieurs jeunes à développer des problèmes de comportement, ce qui renforce un cycle difficile à briser. Selon elle, les jeunes ont d’autant plus tendance à fuguer qu’elles voient l’image de la fugueuse être glorifiée par la culture populaire, avec des émissions comme Fugueuse et La décadence de Montréal. « Le monde veut ressembler à ça. Maintenant, ils veulent devenir comme le chanteur Enima », déplore-t-elle. 

Il est près de 20 h, et le téléphone de Stefania sonne, interrompant la conversation. Un intervenant du centre jeunesse indique que Shayna doit être rentrée à 22 h, et ce, sans préavis. L’adolescente pensait pouvoir passer la fin de semaine ici chez sa mère, comme d’habitude. Sur le canapé, ses mains tremblent. Elle a peur de payer pour sa vidéo virale en rentrant à NDL. Sa mère parvient à négocier avec l’intervenant. En fin de compte, Shayna passera la fin de semaine chez sa mère. 

Stefania souhaite se servir de son expérience pour s’adresser aux mères de jeunes qui sont en centre jeunesse. « On a toutes fait des erreurs en se disant qu’ils vont apprendre grâce au centre. Vous faites fausse route, dit-elle avec véhémence. Le centre, ce n’est pas l’option ; travailler ensemble, ça, c’est l’option ! Avec les spécialistes, la DPJ – oui, il y a de bons intervenants, ils ne sont pas tous mauvais –, mais si vous allez l’un contre l’autre, rien ne va aboutir. »

Aujourd’hui, elle travaille en relation d’aide et poursuit des études dans ce domaine. « Je suis la personne qui peut le mieux comprendre les gens. C’est pour ça que j’ai choisi cette voie. » Malgré son engagement, elle refuse de travailler en centre jeunesse. La douleur est encore trop vive. « Si je voyais qu’on y maltraite les enfants, je ne sais pas ce que je serais capable de faire. »

Elle ne mâche pas ses mots envers l’institution où elle a passé son adolescence, et où ses enfants ont vécu malgré elle. « Je veux faire tomber le centre jeunesse. Je veux qu’on le détruise et qu’on le reconstruise. Avec de bonnes personnes, qui ont de bonnes valeurs », déclare-t-elle. 

La mère de famille souhaite que les jeunes puissent communiquer librement avec leurs pairs et ainsi s’entraider. Mais ça commence par leurs gardiens, selon elle. « Si, en tant qu’adulte, on ne se soutient pas, les jeunes ne vont pas voir ça comme un exemple, souligne-t-elle. Ce qu’il faut faire, selon moi, c’est dialoguer beaucoup avec les jeunes. Les enfermer, ce n’est pas la solution. » 

Stephania se mobilise pour Shayna après sa prise de parole. « Le centre m’a appelée pour me dire qu’on peut aller contre elle, que ça pourrait être c’est une atteinte à la réputation », déplore-t-elle. Elle ne se laisse pas abattre pour autant. « Ils essaient de mettre de la pression, et je ne vais pas céder, pas cette fois-ci. »

#SurvivantedeCentreJeunesse

Illustration: Sonia Ekiyor-Katimi

La vidéo de Shayna semble avoir donné du courage à d’autres jeunes, qui témoignent à leur tour. Les réactions de soutien et les témoignages ont fusé. « Il y a des gens de 40 ans qui m’ont dit que ça n’avait pas changé. C’est pas normal de me dire que tu as vécu la même chose que moi. L’évolution, elle est où ? » demande Shayna. De nombreuses jeunes filles qui sont passées par différents centres jeunesse dénoncent un environnement marqué par la violence, l’isolement et un manque criant de ressources. Certaines s’expriment en utilisant le mot-clic #SurvivantedeCentreJeunesse. Nous avons recueilli le témoignage de deux anciennes résidentes du Centre jeunesse de Laval.

« C’est la première fois que je raconte ce que j’ai vécu. Je suis arrivée là-bas un 25 du mois… Il y a des dates comme ça qu’on n’oublie jamais », souffle Catherine*. Aujourd’hui âgée de 27 ans, elle a passé un peu plus d’un an au Centre jeunesse de Laval, de 2011 à 2012. Si elle parle aujourd’hui, c’est pour que les choses évoluent : « Pour moi, c’était il y a plus de 10 ans et rien n’a changé. Il faut que le public sache la réalité de ce qui se passe dans ces endroits-là, parce que les gens n’en ont aucune idée, et il y a beaucoup de jugement et de préjugés sur les jeunes qui sont là. »

Selon elle, il est important de comprendre que ces jeunes filles ne fuguent pas de chez elles, mais d’un centre qui ne remplirait pas sa mission d’accompagnement psychosocial et où il y aurait parfois des cas de maltraitance. « J’ai fait plusieurs fugues, et il faut comprendre que ces jeunes qui ont fugué pensent que personne ne les aime, que personne n’est de leur côté dans ces centres, tandis qu’à l’extérieur, certains réseaux profitent de leur fragilité pour les entraîner vers des activités illégales. »

C’est à l’âge de 13 ans que Catherine découvre le Centre jeunesse de Laval. Elle a des « problèmes de comportement » que sa mère « n’arrive pas à gérer », et son père est absent. Placée d’abord au Centre de réadaptation pour jeunes en difficulté d’adaptation Dominique-Savio, dont l’approche est plus souple, elle est conduite au Centre jeunesse de Laval un soir d’automne à la suite d’une fugue. « Visiblement, ils ont estimé que j’avais besoin d’un cadre plus strict », explique-t-elle. 

À son arrivée, elle se plie à une fouille standard et est conduite dans son nouveau lieu de vie. Pour l’enfant de 13 ans, c’est le choc. « La chambre ressemblait beaucoup plus à une cellule de prison qu'à autre chose. Le lit, c’était une tablette fixée au mur avec un matelas tout fin dessus. Il y avait une tablette fixée au mur comme bureau, et le seul autre meuble était une chaise. » Elle assure que, durant son séjour, sa chambre a été « entièrement retournée » deux fois dans le cadre de fouilles anti-drogue. 

Plus douloureux pour elle, elle se souvient du jour où elle a appris le décès de son grand-père. « J’avais 13 ans, et l’encadrement pour faire mon deuil n’était pas là. On m’a dit : “C’est pas important, c’était juste ton grand-père.” On m’a laissée sortir une journée pour les funérailles et c’est tout, j’ai dû gérer ça toute seule », déplore Catherine.

La jeune femme a surtout été marquée par la solitude et les effets délétères du manque constant de relations sociales. « On n’avait jamais le droit de se parler sans la supervision de quelqu’un. Donc, rapidement, je me suis faite petite, car j’avais très peur d’être envoyée dans un endroit encore pire. J’ai suivi toutes les règles, je n’ai jamais tenté de faire entrer quoi que ce soit d’interdit, j’ai tout fait pour partir le plus vite possible. Mais encore là, je suis quand même restée plus d’une année entière dans un profond mal-être », souligne-t-elle. 

Celle qui est aujourd’hui vendeuse en librairie a alors trouvé refuge dans les livres de la petite bibliothèque du Centre jeunesse de Laval: « On avait droit à deux ou trois livres par semaine, et je prenais toujours les plus gros que je trouvais, peu importe le sujet, juste pour m’évader un peu. De ma chambre, j’entendais les cris des filles. Parfois, certaines disparaissaient, et on ne les revoyait que deux mois plus tard. »

Catherine dénonce le placement d’enfants dont les problématiques ou les histoires de vie ne convenaient pas à ces unités fermées particulièrement restrictives. « Avec le recul, il est clair que ce n’était pas un lieu pour moi, et que ça ne m’a pas du tout aidée. J’avais 13 ans, j’étais la plus jeune du groupe, les autres avaient de 15 à 17 ans et étaient là pour des problèmes de drogue ou de prostitution, alors que moi j’avais juste de la difficulté à gérer mes émotions, mais je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit ou été violente », articule-t-elle.

Près de 15 ans après son séjour au Centre jeunesse de Laval, Catherine assure ne pas pouvoir repenser à cette période de sa vie sans lutter contre un syndrome post-traumatique complexe lié à son vécu, mais aussi, en partie, à son séjour au Centre jeunesse de Laval. « Je vais mieux aujourd’hui, mais je ne comprends pas qu’on en soit encore là et que des jeunes filles continuent de subir ça. Ce n’est pas de cette façon qu’on protège des enfants », conclut-elle. 

« C’est une prison pour enfants »

Gabriela a passé une semaine à NDL en 2024. De ces quelques jours, elle garde un souvenir douloureux. « Comment représenter ça ? C’est une prison pour enfants. Jamais, mais vraiment jamais, je ne me suis sentie aussi seule ! Je voulais juste partir de là », confie l’adolescente de 17 ans, qui vit aujourd’hui en appartement supervisé. 

Élevée depuis son jeune âge par ses grands-parents, dans une maison où vivaient également son oncle et sa tante, Gabriela n’a pas eu la chance de naître dans un cocon familial propice à son développement. Elle raconte avoir subi une première agression sexuelle à 12 ans lorsqu’un proche l’a embrassée de force « avec la langue » durant des vacances dans le sud. « Et puis, j’ai vécu de la violence physique et des insultes à la maison de la part de certains membres de ma famille », raconte-t-elle sans faiblir. 

Elle réunit alors tout son courage pour confier ce qu’elle vit à la travailleuse sociale de son école, qui effectue un signalement à la DPJ. « J’avais 13 ans à ce moment-là. L’école m’a dit qu’elle allait appeler mes grands-parents pour les informer du signalement, et je les ai avertis que, de toute façon, je ne rentrerais pas chez moi. » Elle fugue chez une amie. « Je suis allée chez une amie et ses parents, et deux semaines plus tard, ils sont venus cogner à la porte », se souvient-elle. « Ils », ce sont les policiers envoyés par la DPJ. Lorsqu’elle monte à bord de leur véhicule, elle ne le sait pas encore, mais elle prend la direction du Centre jeunesse de Laval.

« Quand je suis arrivée au centre jeunesse, je ne savais même pas ce que c’était, mais je savais que c’était un endroit où je ne voulais pas être », souffle Gabriela. Elle raconte que, conduite dans une petite pièce, on lui demande alors de se déshabiller et d’enfiler une blouse d’hôpital. « Ils tenaient une serviette devant moi, et j’ai tout enlevé. Ils ont mis mes affaires dans un sac poubelle et ils m’ont demandé de faire des jumping jacks, pour voir si je n’avais rien nulle part. » Elle enfile ensuite les vêtements qu’on lui donne et est conduite dans sa chambre.

«Ces centres ne sont pas adaptés ! Quand certains jeunes ont besoin d’aide, on ne leur en donne pas. Moi, j’étais là, alors que je n’avais rien fait et en plus personne n’a cherché à m’aider ou à savoir si j’allais bien. » - Gabriela

« C’est une toute petite pièce sans aucune fenêtre ! Sur la porte, il y a plusieurs trous sans vitre et un rideau, pour qu’ils puissent regarder et entendre n’importe quand, décrit-elle. On m’a donné à ce moment des réflexions à faire : ce sont des questions sur une feuille auxquelles il faut répondre, sinon on ne peut pas sortir. Il fallait que je dise pourquoi j’étais là, ce que je devais améliorer… alors que moi, j’étais une victime! »

Elle assure que les jeunes filles doivent demander la permission pour chacune de leurs actions, y compris pour se rendre à la toilette, et qu’il faut parfois attendre longtemps avant d’obtenir le droit d’y aller. « Pendant toute la semaine, je n’ai jamais pu me doucher à l’eau chaude, il n’y avait que de l’eau froide. Je ne pouvais parler à personne, et comme ils n’avaient prévu me mettre ni à l’école interne ni à l’école externe, on me laissait seule dans ma chambre avec des mots croisés toute la journée », décrit-elle.

Elle estime qu’après avoir dénoncé des faits graves au sein de sa famille, elle n’a pas obtenu le soutien nécessaire. « Je pense que tout jeune, malgré ses problèmes, a besoin de parler. Mais si un jeune ne se sent pas à l’aise de parler avec les travailleurs sociaux du centre, c’est parce qu’il y a un problème, affirme la jeune femme. Ces centres ne sont pas adaptés ! Quand certains jeunes ont besoin d’aide, on ne leur en donne pas. Moi, j’étais là, alors que je n’avais rien fait et en plus personne n’a cherché à m’aider ou à savoir si j’allais bien. »

Parler pour toutes les autres 

Du haut de ses 16 ans, et forte de son expérience, Shayna est déterminée : « Ça faisait un moment que je voulais le faire, mais j’étais trop jeune, dit-elle de manière posée. Je vais en parler le plus que je peux. » 

L’adolescente revient sur son cas. « Plusieurs fois, j’ai demandé à porter plainte. On m’a dit que les plaintes étaient en cours », déplore-t-elle, alors que rien ne semble avancer. Selon elle, les adultes responsables remettent en doute son récit. Elle dénonce le système juridique, qui n’est, d’après elle, d’aucun soutien. Elle souhaite quitter le centre jeunesse et dit que son avocate peine à faire le suivi. « Ça fait depuis octobre que j’ai commencé mes démarches, ça fait longtemps que j’attends. » Elle ne se sent pas écoutée durant les procédures. « Devant le juge, on parlait juste de tout ce que j’avais fait de mal, mais jamais des raisons derrière ma dénonciation. Quand je parlais des abus, on disait que ce n’était pas le moment de parler de ça et que ce serait dans un autre tribunal. C’était chaque fois remis à plus tard. »

Shayna souhaite s’adresser directement aux établissements. « Je leur dirais de réévaluer leur code de vie. Les règles des centres datent d’il y a vraiment longtemps. Oui, ça doit être strict, mais il y a des limites ! Il faudrait changer certaines règles qui n’ont pas vraiment de sens », affirme-t-elle. 

Plus tard, l’adolescente souhaite travailler en design de mode. « Et continuer à parler pour les gens en centre jeunesse. J’aimerais changer certaines choses dans les centres jeunesse. Même si j’ai ma passion à côté : le design. » 

Contactée par La Converse, la direction du CISSS qui assure la gestion du Centre jeunesse de Laval a d’abord refusé de nous accorder une entrevue. Après un accord de principe pour la réalisation d’une entrevue, le service de communication a finalement prévenu La Converse que le directeur de la protection de la jeunesse, Jean-François Payette, n'était « pas disponible », car il se trouvait en déplacement à l’étranger. 

Nous avons alors sollicité une entrevue avec la directrice du programme jeunesse, Anick Deslongchamps, qui n’était « pas disponible » non plus en raison du délai de 48 heures que nous avons proposé. La Converse a alors offert de reporter l’entrevue, mais aucun représentant ne semblait davantage disponible, ni la semaine suivante, ni celle d’après, ni celle d’après encore… 

Nous avons donc envoyé 15 questions au CISSS de Laval. Pour seule réponse, nous avons reçu la déclaration suivante : « Le CISSS de Laval tient à offrir un environnement sécuritaire à tous les usagers hébergés. Dans cette optique, depuis le 16 décembre dernier, une accompagnatrice externe, Manon Saint-Maurice, nommée par la Directrice nationale de la protection de la jeunesse, soutient le CISSS de Laval afin d’aider les équipes à analyser et à réduire le recours aux mesures de contrôle. Cette décision conjointe entre le CISSS de Laval et la Directrice nationale est issue de la volonté d’agir sur les enjeux concernant l’utilisation de la mesure de contrôle et ainsi s’assurer du bien-être des enfants et du respect de leurs droits. » 

Nous n’avons obtenu aucune réponse aux questions portant sur les abus dénoncés par les filles et les femmes rencontrées dans le cadre de ce reportage. 

Questionné au sujet des fugues de l’unité Notre-Dame de Laval du centre jeunesse et des mesures d’urgence prises pour encadrer les jeunes, le bureau du ministre des Services sociaux, Lionel Carmant a indiqué que « plusieurs fugues sont de très courte durée et ne constituent pas un danger pour les adolescents concernés ». Il ajoute que ces fugues peuvent « trouver origine dans plusieurs motifs différents, par exemple un besoin de liberté, de valorisation, d’expérimentation, de fuite, de contestation, de recherche d’identité ou d’autonomie. Cependant, certains adolescents peuvent courir un danger, notamment les filles, qui peuvent parfois être à risque d'exploitation sexuelle. »

Dans la deuxième partie de ce dossier, nous explorerons la dimension systémique des défaillances des centres jeunesse.

L’actualité à travers le dialogue.
L’actualité à travers le dialogue.