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Boucherie St-Viateur : la viande, une affaire sérieuse
José Manuel Rojas Acevedo. Photo : Pablo Ortiz
14/3/2025

Boucherie St-Viateur : la viande, une affaire sérieuse

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
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COURRIEL
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Note de transparence

Le boucher latino de Montréal, José Rojas, est une personnalité très connue des passionnés de viande. C’est chez lui que de nombreux clients se rendent, partant parfois de très loin, pour se procurer de la viande coupée de la même manière que dans leur pays d’origine. Histoire d’une migration de près de quatre décennies consacrées à ce métier, et de son avenir incertain.

Fin février, après une semaine de déplacements difficiles, les trottoirs sont entièrement recouverts de neige. La Boucherie St-Viateur est calme. Quelques clients entrent, la plupart sont des habitués qui se saluent par leur prénom, dans leurs langues respectives : français, anglais, espagnol et italien. Il y a ici comme un air de tour de Babel de la viande.

Le propriétaire de la boucherie, José Manuel Rojas Acevedo, d’origine chilienne, est un vrai spécialiste dans son domaine. Par-dessus sa tenue de tous les jours – jean, chemise à carreaux et chandail bleu marin –, il enfile un tablier de travail blanc et se coiffe d’une casquette noire. Il a les yeux noirs très vifs, et presque chaque fois qu’il termine une phrase, il le fait avec un sourire. Il accueille des clients de différentes régions de l’île de Montréal et d’ailleurs. Ceux-ci viennent pour la viande, mais aussi et surtout pour le savoir-faire : José est le seul boucher qui maîtrise les coupes latino-américaines. Pour beaucoup de Latinos en général, la viande est un produit culturel à part entière.

« El señor José », comme l’appellent les Hispaniques de Montréal, sait faire la différence entre les coupes pour un asado negro et un asado de tira, quelle viande utiliser pour préparer des hallacas ou des empanadas, comment aplatir une milanesa pour lui donner l’épaisseur idéale et comment préparer des chorizos à l’argentine. Cela peut paraître anodin, mais pour ses clients, une bonne coupe est non seulement une question gastronomique, mais touche aussi les racines, les traditions familiales, et même la nostalgie pour leurs parents et grands-parents qui ne sont plus là.

Malgré la popularité de José, son histoire est peu connue. Son parcours migratoire, fait de hauts, de bas et de boucles, a débuté il y a près de 40 ans.

La dimension méconnue du rêve canadien

José a appris à préparer la viande dès l’adolescence, et il a très vite prospéré.

« Avec mon beau-frère, j’ai commencé à travailler, puis nous avons ouvert une boucherie à Santiago, au Chili. Plus tard, j’ai été employé par une chaîne et j’ai racheté l’une des succursales, où j’ai travaillé avec ma femme, Clara », explique-t-il, de l’autre côté du comptoir. 

Dans les années 1980, le Chili vivait sous la dictature d’Augusto Pinochet, un régime qui réprimait toute forme de dissidence et qui aurait tué ou fait disparaître plus de 3 000 personnes, en plus d’en emprisonner et d’en torturer des dizaines de milliers d’autres. Quelque 200 000 citoyens chiliens ont fui le pays.

Cependant, ceux qui sont partis n’ont pas tous émigré parce qu’ils étaient persécutés pour des raisons politiques. « Notre situation n’était pas mauvaise. Avec la dictature, il y a eu des hauts et des bas, c’est vrai, mais des relations qui étaient venues en Amérique du Nord nous ont parlé de sa grandeur et nous avons pensé que nous pourrions gagner beaucoup d’argent. Bien sûr, ça n’a pas été le cas. Ce n’est jamais comme on nous le dépeint. Quand on est là-bas [dans son pays d’origine], on ne peut pas comprendre que, lorsque quelqu’un vous dit : “Je gagne en dollars”, chaque dollar gagné est dépensé. Je crois que c’était de l’avidité ; c’est la vérité », explique José.

Sa découverte de Montréal a eu lieu il y a 39 ans. Il venait des États-Unis, après un séjour de neuf mois à Boston avec son beau-frère, pour tenter de réaliser le rêve américain. Mais sur place, il n’a jamais réussi à s’intégrer. Il se voyait déjà retourner au Chili quand son beau-frère lui a confié qu’il comptait traverser la frontière avec le Canada. José est allé le chercher à la gare routière et le beau-frère, en pleurs, lui a demandé de l’accompagner. C’est ce qu’il a fait.

« Nous sommes montés dans un bus jusqu’à Plattsburgh [dans l’État de New York], et de là, nous avons fait le passage » [par le chemin Roxham, fermé depuis mars 2023]. « Un homme nous a conduits dans une voiture et nous sommes descendus cinq minutes avant d’arriver à la frontière. Il était environ minuit. Il nous a dit : “Traversez là-bas et vous verrez des vélos. Prenez-les, pédalez pendant un quart d’heure et je viendrai vous chercher de l’autre côté.” » C’était l’automne de 1986.

Au Canada, sa vie commence dans une chambre d’hôtel du centre-ville montréalais, avec son beau-frère comme compagnon et un froid qu’aucun d’eux n’avait connu auparavant. 

Brûler ses navires pour s’assurer d’aller de l’avant

José Manuel Rojas Acevedo. Photo : Pablo Ortiz

Comme dans presque toutes les histoires de migration, les premiers temps ont été très difficiles pour José. Sans permis de travail, il ne trouve que des emplois temporaires, payés cash. « Nous avons réussi à nous installer dans un minuscule appartement. Nous faisions n’importe quoi, comme livrer des Publisacs. Cela nous permettait d’avoir assez d’argent pour payer le loyer et pour manger », raconte-t-il. 

José, son beau-frère et sa sœur, qui est arrivée plus tard, ont bénéficié du programme d’accueil des réfugiés chiliens au Canada. Celui-ci a été en vigueur de 1973 à 1989 et a permis d’aider près de 7 000 personnes. De 1979 à 1989, le Québec a accueilli 3 379 Chiliens, qui se sont principalement installés à Montréal.

« Il n’y avait pas beaucoup de travail ici. J’ai pensé retourner aux États-Unis et revenir au Chili, mais je n’avais plus de passeport. » Les difficultés économiques finissent par provoquer des frictions au sein de la famille. Quelques mois seulement après leur arrivée, les beaux-frères, qui étaient jusqu’alors partenaires, se brouillent. José part vivre chez un ami. Peu de temps après, cet ami lui fait une annonce qui le prend complètement par surprise : « J’ai parlé à ta femme. Elle m’a dit qu’elle a tout vendu et qu’elle arrive demain avec les enfants. » 

Le 1er janvier 1987, Clara et leurs deux enfants, âgés de deux et quatre ans, arrivent au Canada. « On a pris un appartement, un 1 et ½, et on s’est installé avec les affaires que les amis nous ont données. » 

Cette arrivée marque un changement décisif. Clara avait vendu tout ce qu’ils possédaient au Chili pour payer le voyage. « Nous ne pouvions pas y retourner. Il était plus facile de repartir à zéro ici », se souvient-il. Comme elle parle un peu anglais, elle trouve un emploi de ménagère dans une famille. Le couple se consacre à l’étude du français, lui pendant la journée, elle en soirée, tandis que les enfants s’appliquent à travailler dur à l’école afin d’apprendre également la langue. « Un an s’est écoulé avant que nous ne nous en rendions compte », se rappelle José.

La sœur de José et son mari déménagent alors à Toronto. La famille était définitivement séparée. « Nous nous retrouvions seuls et, comme tous les immigrants, nous devions repartir de zéro pour nous faire des amis, pour rencontrer ces gens qui finissent par devenir les oncles et les tantes de vos enfants, même s’ils ne font pas partie de la famille. » C’est à cette époque que naît leur troisième fille. Un an plus tard, ils reçoivent leur permis de travail. Les choses commencent alors à changer en mieux.

Retrouver son métier 

Grâce à l’expérience acquise au Chili, José commence à travailler dans une charcuterie à Montréal. Il entre en contact avec Aldo, un immigré italien propriétaire d’une boucherie. Il y fait quelques quarts de travail et prolonge ses heures jusqu’à devenir employé à temps plein à la Boucherie St-Viateur, située dans la rue du même nom.

La plupart des clients sont des Italiens et des Argentins, qui aiment traiter avec José. En plus d’apprendre vite, il a une compétence unique : il sait découper la viande pour les clients sud-américains. 

En un clin d’œil, 16 ans se sont écoulés, au cours desquels la boucherie a déménagé à Saint-Laurent et où Aldo a proposé à José de s’associer. Ils travaillent ensemble pendant plus d’une décennie, puis la roue de la Fortune tourne à nouveau : « Mon associé a gagné à Loto Québec et il m’a dit qu’il voulait vendre sa part de l’entreprise. » José a sauté sur l’occasion. « Je me suis retrouvé tout seul et je suis passé ici », dans la boutique de la rue Beaubien, dans la Petite Italie, où il est derrière le comptoir depuis une quinzaine d’années. 

José est fier d’avoir su fidéliser une clientèle qui l’admire. « Ce sont des gens venus de partout : des Latinos, des Italiens, des Québécois. » Il a vu grandir une génération de clients. « Les plus âgés sont partis, et maintenant les enfants viennent chercher l’asado ou le chorizo du dimanche qui leur rappelle leurs parents », dit-il sur un ton nostalgique.

Nicolás est l’un de ces clients. « Tout le monde connaît José, c’est quelqu’un de vraiment chaleureux. Je me souviens que, quand j’étais petit, mon père a su qu’il y avait quelqu’un qui coupait la viande à la façon argentine », et la famille a commencé à fréquenter la Boucherie St-Viateur. « Aujourd’hui encore, c’est la boucherie où viennent tous les Argentins et tous ceux qui aiment manger la viande comme au pays. » 

Les nouveaux immigrants arrivent grâce au bouche-à-oreille. Comme Luis, un Vénézuélien qui vit à Saint-Hubert et qui vient tous les mois à Montréal chercher des coupes comme la punta trasera pour ses barbecues. « J’avais perdu l’habitude d’acheter de la viande comme on en fait dans mon pays. J’allais dans n’importe quelle chaîne et j’achetais une palette, mais ce n’était pas la même chose. Il faut parler au boucher. La qualité de la viande vendue par José est exceptionnelle. Vous la mettez sur le barbecue avec un peu de sel, et c’est tout », explique-t-il. 

La perte du relais

José Manuel Rojas Acevedo. Photo : Pablo Ortiz

L’entreprise de José se porte toujours bien. Mais l’avenir ne se présente pas comme il l’aurait souhaité : il est le dernier boucher de sa lignée. C’est une tragédie qui a fait basculer les choses.

Il y a huit ans, alors que lui et sa femme étaient en vacances au Chili, sa fille cadette est décédée. Elle n’avait que 27 ans. « On nous a téléphoné pour nous l’annoncer et nous sommes rentrés d’urgence. C’est le voyage le plus difficile que j’ai fait de ma vie », raconte-t-il. Ce décès a également déterminé l’avenir de la boucherie. 

« C’était elle qui allait poursuivre la gestion de la boutique, explique José. Elle travaillait beaucoup avec nous, elle s’entendait bien avec tout le monde. » De toute évidence, un tel coup du sort affecte l’ensemble de la structure familiale. « Ma femme et moi nous sommes consacrés au travail. Je pense que ç’a été notre thérapie. La fratrie ne s’en est pas encore remise », explique-t-il. 

À l’époque, ils ont eu l’idée de vendre la boucherie et de retourner au Chili. « Nous voulions tout terminer, mais nous avons repris la routine petit à petit », dit-il. Ils venaient alors d’acheter un appartement au Chili, qu’ils ont décidé de garder, ce qui les a aussi aidés à tenir le coup. Mais tout a été bouleversé. 

Aujourd’hui, José a 66 ans. « J’ai l’intention de prendre ma retraite d’un moment à l’autre, et c’est avec moi que la boucherie prendra fin », déclare-t-il. Il a l’air fort et plein de vie, mais il estime que son travail lui prend beaucoup de temps. « Il faut être disponible sept jours sur sept et cela a un prix élevé : celui de négliger sa famille », ajoute-t-il. Paradoxalement, il est aussi en quelque sorte au service d’une famille élargie constituée de ses fidèles clients. « Je pense que c’est ce qui va me manquer : les gens qui viennent, qui discutent, qui me racontent leur vie. » 

Aujourd’hui, cependant, c’est le temps passé avec sa famille qui occupe la place la plus importante dans sa vie. José souhaite consacrer plus de temps à ses enfants, qui ont fondé leur propre famille avec des partenaires rencontrés ici, ainsi qu’avec ses cinq petits-enfants, dont l’aîné a aujourd’hui 22 ans, et la plus jeune, à peine un an et demi. « Je leur parle en espagnol, mais ils ne me comprennent pas », dit-il avec une pointe de résignation. 

José appartient à deux pays et compte bien continuer à alterner entre les périodes chiliennes et montréalaises, où ses dimanches sont sacrés, où il retrouve sa famille et, bien entendu, où il savoure sa viande préférée : un bon vacío grillé, accompagné de pâtes et d’une grande salade.

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