Le mardi 7 octobre, deux ans après le début du génocide mené par Israël contre les Palestiniens à Gaza, des milliers d’étudiant·es provenant d’universités à travers le Québec ont quitté leurs cours en signe de solidarité avec la Palestine. Rassemblé·es devant le Hall Building de l’Université Concordia, ils et elles ont ensuite marché jusqu’à l’Université McGill pour réclamer le désinvestissement de leurs institutions.
Quelques semaines plus tôt, le premier ministre canadien Mark Carney avait officiellement reconnu l’État de Palestine. Nous avons pris le temps d’échanger avec des Palestinien·nes du Québec pour recueillir leurs réactions face à cette annonce. Beaucoup perçoivent cette reconnaissance comme un geste symbolique, déconnecté de la réalité vécue par les habitant·es de Gaza.
Dans sa déclaration de reconnaissance, M. Carney a proposé « un partenariat pour construire la promesse d’un avenir pacifique, tant pour l’État de Palestine que pour l’État d’Israël ». Il a également confirmé que l’Autorité palestinienne avait pris des « engagements directs » envers le Canada pour répondre à ses demandes. Des demandes que de nombreux Palestiniens jugent contradictoires avec le concept même de reconnaissance.
« Ce n’est pas seulement un geste insignifiant, c’est en fait trompeur »
Haya Alsakka, une Palestinienne de Gaza qui agit comme organisatrice au sein du Mouvement de la jeunesse palestinienne à Montréal, se souvient avoir été déçue et frustrée en apprenant la nouvelle de la reconnaissance de la Palestine par le Canada. Elle souligne que cette reconnaissance n’est assortie d’aucune condition visant à mettre fin au génocide, à lever le siège de Gaza ou à arrêter la multiplication des annexions en Cisjordanie et l’occupation illégale des territoires palestiniens.
« De manière réaliste, et surtout en période de génocide, ce n’est pas seulement un geste insignifiant, c’est en fait trompeur. Il vise à détourner l’attention de l’appel à un embargo sur les armes et à adoucir l’image du Canada sur la scène internationale », estime Mme Alsakka.
Elle souligne qu’au cours des deux dernières années, des appels clairs ont été lancés pour que le Canada impose un embargo bilatéral sur les armes à Israël et mette fin à sa complicité dans le génocide en cours, ce qui fait de cette reconnaissance « un effort de mauvaise foi pour étouffer cet appel ».
Mme Alsakka remarque également que la pression sur le gouvernement s’intensifie, car l’implication du Canada dans les crimes de guerre commis par Israël contre les Palestiniens a été de plus en plus mise en lumière au cours des derniers mois. Elle fait référence à un récent rapport publié par le Mouvement de la jeunesse palestinienne en collaboration avec d’autres organisations participant à la campagne Arms Embargo Now, qui dénonce les exportations militaires du Canada vers Israël.
Les conclusions de ce rapport établissent que le Canada n’a jamais cessé d’envoyer des armes à Israël, révélant ainsi le déni du gouvernement canadien quant à son implication dans le génocide. Les auteurs ont utilisé des méthodologies complémentaires pour suivre les exportations d’armes et ont isolé trois canaux commerciaux, soit ceux des exportations commerciales directes d’entreprises canadiennes vers Israël, des exportations indirectes d’armes canadiennes vers Israël via les États-Unis et des importations de technologie et de matériel militaires israéliens.
Affaires mondiales Canada a déclaré qu’aucun permis d’exportation d’armes pouvant être utilisées à Gaza n’avait été accepté depuis janvier 2024. De plus, la ministre canadienne des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a affirmé qu’une trentaine de permis avaient été suspendus depuis lors. Cependant, selon l’analyse effectuée pour le rapport, 47 expéditions ont été faites par des fabricants canadiens à des fabricants israéliens d’octobre 2023 à juillet 2025, et ce, grâce à des permis préalablement approuvés.
Le rapport divulgue d’autres informations importantes sur le commerce d’armes du Canada avec Israël. Cela comprend les entreprises canadiennes et les pièces essentielles à la poursuite des attaques quotidiennes d’Israël contre Gaza, la quantité et les types de matériel militaire expédié et la manière dont ce matériel est utilisé contre les Palestiniens, ainsi que d’autres déductions basées sur les données qui ont pu être récupérées.
Mme Alsakka estime que ces recherches doivent être largement mises en avant et approfondies afin que la population continue à remettre en question les affirmations du gouvernement canadien au sujet de son rôle dans la perpétration de ce génocide, et à faire pression pour obtenir un embargo sur les armes.
« Nous avons des preuves très concrètes que notre gouvernement a permis et a facilité l’acheminement d’armes vers l’État d’Israël, et qu’Israël n’aurait pas pu mener à bien ce génocide sans ces armes. Nous devons redoubler d’efforts pour réclamer [un embargo sur les armes] et réclamer un cessez-le-feu immédiat, car le Canada a le pouvoir de le faire », ajoute-t-elle.
« Malgré cette reconnaissance, Gaza continue à être bombardée »
Nayrouz Abu Hatoum est Palestinienne. Elle est professeure agrégée au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia. Ses recherches portent sur la question de la souveraineté nationale en relation avec la lutte palestinienne et la lutte pour la libération, en particulier en Cisjordanie occupée. Comme beaucoup d’autres Palestiniens qu’elle connaît, Mme Abu Hatoum traite cette annonce avec un sceptique extrême, et ce, pour de nombreuses raisons.
Elle attire l’attention sur le fait que M. Carney a déclaré vouloir un « État palestinien sioniste » lors de son entretien avec Micheal Forman, le président du Council on Foreign Relations. « J’ai trouvé cela pour le moins problématique, d’autant plus qu’il demande à une société de la Méditerranée orientale d’adopter un mouvement politique national occidental européen du XIXe siècle », dit-elle.
Mme Abu Hatoum souligne que le Canada reste complice du génocide qui est perpétré par Israël contre la Palestine, rendant sa déclaration équivalente à la reconnaissance d’un État sans peuple. « Si Israël n’est pas arrêté, alors on parle d’un État affaibli », dit-elle.
Selon elle, cette reconnaissance n’aura pas de réelle incidence sur les Palestiniens. « À la suite de cette reconnaissance, Gaza continue à être bombardée. Il y a toujours des attaques en Cisjordanie, les Palestiniens continuent à être victimes d’un nettoyage ethnique par les colons. Pour les Palestiniens, cette reconnaissance ne signifie donc rien », déclare-t-elle.

Mme Abu Hatoum note que deux analyses de la déclaration de Mark Carney circulent actuellement. La première est que le Canada tente de prendre le contrôle du mouvement pro-palestinien dans le pays et de prétendre qu’il a répondu aux demandes qui ont été formulées. La seconde est que le gouvernement tente de se décharger de la responsabilité des crimes qu’il a financés et soutenus.
La professeure conteste un autre élément que M. Carney répète dans sa déclaration, à savoir la démilitarisation de l’État palestinien. Elle souligne que si les Palestiniens sont privés de protection militaire, rien ne garantit qu’Israël ne les bombardera pas.
Mme Abu Hatoum cite le Liban comme un autre exemple de pays que les nations occidentales veulent démilitariser. « Il est censé y avoir un cessez-le-feu. Mais hier encore, une famille de cinq personnes a été tuée, dont deux enfants. Vous voulez démilitariser la Palestine et le Liban, mais il n’y a aucune protection », explique-t-elle.
Fort de ce constat, la professeure de l’Université Concordia entrevoit la possibilité d’un nouveau cycle de négociations après l’échec des accords d’Oslo, en 1993, qui, selon elle, donnera du temps à Israël et lui permettra de gagner du temps pour poursuivre le nettoyage ethnique des Palestiniens. « En approuvant la création d’un État palestinien dans le cadre de ce modèle, les gouvernements occidentaux valident simultanément le droit d’Israël à exister et à s’étendre », dit-elle.
Mme Abu Hatoum soutient que, si le gouvernement canadien respecte le droit international, il devrait alors préciser qu’Israël ne peut pas se défendre contre les peuples qu’il occupe. « Ils auraient dû faire tout ce qui était en leur pouvoir pour mettre fin au génocide. C’est quelque chose qu’ils n’ont pas fait », conclut la professeure.
« On ne peut pas faire pression sur la Palestine, puis laisser Israël agir à sa guise »
Membre active de la communauté palestinienne du Québec, Safiya Barakat enseigne l’histoire et l’arabe. Elle raconte avoir éprouvé des sentiments mitigés après avoir appris la nouvelle de la reconnaissance de la Palestine par M. Carney. « C’est un droit qui nous a été volé il y a des années et des années », dit-elle.
Néanmoins, elle soupçonne que cette reconnaissance cache certaines intentions, compte tenu de sa nature conditionnelle. « Il est illogique d’exiger la démilitarisation d’un État dont la population est massacrée et affamée », laisse-t-elle tomber.
Mme Barakat souligne le silence et l’inaction de la communauté internationale au fil des ans, alors que les Palestiniens sont victimes d’un nettoyage ethnique et sont déplacés de force de leurs foyers depuis 1948. « La Cour pénale internationale n’a-t-elle pas lancé un mandat d’arrêt contre M. Netanyahou ? Pourquoi est-il toujours en liberté ? », questionne l’enseignante.
Faisant écho aux propos de Mme Abu Hatoum, elle entrevoit une répétition potentielle des Accords d’Oslo. Elle dénonce l’hypocrisie des conditions imposées par le Canada, et le déséquilibre qu’elles créent. « On ne peut pas faire pression sur la Palestine et laisser Israël agir à sa guise », affirme-t-elle.
Elle considère la déclaration de Mark Carney comme une manifestation de la pression exercée sur le gouvernement canadien au cours des deux dernières années, mais aussi comme une stratégie visant à faire taire la communauté pro-palestinienne – très active au pays –, qui n’a cessé de réclamer l’arrêt des livraisons d’armes à Israël.
Mme Barakat refuse de se satisfaire de la reconnaissance du Canada si celle-ci n’est pas accompagnée de sanctions contre Israël et d’un embargo sur les armes. « Si cela ne se produit pas, cela signifie que leurs intentions étaient frauduleuses depuis le début et qu’ils ont d’autres plans pour la Palestine », analyse-t-elle.
« Pour moi, il n’y a pas de paix sur une terre volée. Je ne crois pas à une solution à deux États. Et je ne crois pas non plus à une quelconque forme de normalisation. Reconnaître [uniquement] la Palestine est ce qui me rendrait heureuse. C’est mon pays. Il nous a été volé, mais il sera à nouveau libre. Nous reviendrons. Il n’y a pas d’autre possibilité », déclare-t-elle.
Que devrait-il se passer ensuite ?
Léa Pelletier-Marcotte, analyste politique à Oxfam-Québec, examine les implications de la reconnaissance de Mark Carney d’un point de vue humanitaire.
Elle mentionne que cette reconnaissance n’est que la première étape d’une longue liste de mesures qui doivent être prises afin de provoquer des changements significatifs sur le terrain. « Cette reconnaissance ne doit pas être purement symbolique. Sans de réels efforts pour parvenir à un cessez-le-feu, mettre fin à l’occupation, lever le siège et arrêter les colonies en Cisjordanie, elle n’a aucun sens », indique l’analyste.
Oxfam est présente en Palestine depuis plus de 50 ans. Elle intervient dans le cadre de la crise humanitaire provoquée par le siège israélien de Gaza et collabore sur le terrain avec des organisations partenaires afin de fournir des services de santé aux femmes enceintes et aux jeunes filles, ainsi qu’un soutien psychosocial aux personnes déplacées.
« Étant donné que nous menons ces projets en Palestine, nous voulons montrer au Canada qu’il est hypocrite de nous aider, de soutenir et de financer ces projets, tout en alimentant la crise humanitaire, le génocide et l’occupation en fournissant des armes à ceux-là mêmes qui occupent le territoire », déclare Mme Pelletier-Marcotte.
Quoi qu’il en soit, la mission d’Oxfam n’exclut pas la défense des droits et l’exercice de pressions. « Nous travaillons aux côtés [d’autres organisations] pour faire valoir [nos] revendications auprès du gouvernement canadien afin qu’il agisse de manière significative et ne se contente pas de faire des déclarations d’inquiétude », rapporte-t-elle.
En réponse à cette prise de conscience et à l’escalade de la violence contre les Gazaouis, Oxfam appelle le Canada à assumer ses responsabilités, à mettre fin à son commerce d’armes, à soutenir les mécanismes de justice internationale et à continuer à exiger un cessez-le-feu.
La Converse a contacté Anita Anand, ministre des Affaires étrangères du Canada, pour obtenir ses commentaires sur cette reconnaissance et sur le commerce des armes du Canada avec Israël, mais elle n’a toujours pas répondu à cette demande au moment de la publication.