Cette entrevue a été éditée et synthétisée à des fins de clarté.
Lundi après-midi, une trentaine d’étudiants palestiniens et issus de minorités se sont regroupés dans la petite salle de la maison d’édition Mémoire d’encrier, à Montréal. Vêtus de keffiehs, ils ont tous le regard rivé sur celle qu’ils considèrent comme étant l’une des figures actuelles les plus courageuses sur la scène internationale : Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens occupés.
« Je suis Palestinien, et on parle souvent de vous avec ma famille », lui confie un étudiant de McGill avant de la remercier pour son travail. Entre deux conférences universitaires, Mme Albanese s’est prêtée aux questions de La Converse. Entretien.
La Converse: Vous faites le tour des médias et des universités canadiennes. Pourquoi était-ce important pour vous de venir au Canada ?
Francesca Albanese: Dès le début de mon mandat, je me suis montrée très ouverte au dialogue avec toutes les parties prenantes, qu’il s’agisse des communautés palestiniennes ou juives dans le monde, car tout le monde est concerné par ce qui se passe. Comme je ne peux pas me rendre dans les territoires palestiniens occupés, j’ai décidé d’aller dans les pays où la demande et les besoins sont les plus forts. Des groupes juifs et palestiniens m’invitent depuis un an. L’année dernière, ce n’était pas possible, mais cette année, j’ai saisi l’occasion. Je pense que le moment, l’urgence et le désastre en cours à Gaza rendent la réflexion dans un pays comme le Canada encore plus essentielle que l’an passé, car on voit les conséquences de l’impunité que même le Canada contribue à maintenir à l’égard de l’État d’Israël.
C’est pourquoi je rencontre autant de monde ; j’accepte les invitations des universités où des étudiants et des universitaires souhaitent m’entendre. Je me suis également rendue disponible pour les médias et toutes les voix intéressées. Malheureusement, je n’ai pas trouvé beaucoup d’intérêt du côté institutionnel, ce qui est décevant, mais c’est la réalité. L’Occident refuse de reconnaître ce qui se passe, et aujourd’hui, une voix comme la mienne perturbe, car elle porte un acte révolutionnaire auquel chacun peut participer.
Vous avez publié, le 1er octobre, un rapport intitulé « L’effacement colonial par le génocide ». Ce rapport élargit votre analyse des violences commises à Gaza et en Cisjordanie, en soulignant l’intention de génocide. Pourquoi était-il important pour vous de publier ce rapport à ce moment précis ?
Je n’avais pas le choix ; il était essentiel de fournir une relation factuelle et une analyse légale de la situation en Palestine au cours des 12 derniers mois. Et cette situation, on ne peut pas l’appeler d’une autre façon qu’un génocide. Si on échoue aujourd’hui à voir ce qui se passe chez les Palestiniens comme étant un génocide, ça veut dire qu’on n’a pas compris ce qu’est un génocide. Parce qu’un génocide, c’est la destruction d’un groupe racial, ethnique, religieux, national, par des actes de destruction. Ce n’est pas seulement que Gaza a été détruite – c’est déjà passé, on ne peut plus rien prévenir, mais on peut prévenir la continuation des actes génocidaires. On doit prévenir l’expansion du génocide à d’autres territoires palestiniens occupés, à d’autres parties du peuple palestinien. On ne peut pas échouer encore dans l’identification de cela, parce qu’il y a une détermination dite, mise en place et mise en œuvre de destruction délibérée, intentionnelle du peuple palestinien à Gaza.
Dans votre dernier rapport, vous parlez d’une intention génocidaire, ce que les autorités israéliennes réfutent en affirmant qu’il ne s’agit pas d’éliminer le peuple palestinien, mais uniquement le Hamas. Selon vous, y a-t-il une intention de détruire le peuple palestinien ?
Ce qui constitue un génocide, selon le droit international, est clair – bien qu’il s’agisse d’un crime insidieux, difficile à prouver, mais aussi difficile à commettre. Nous devrions disposer de mécanismes d’alerte, de systèmes de surveillance pour pouvoir le prévenir. Le génocide est défini à l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Cette définition couvre des actes comme le meurtre de membres d’un groupe identifié, l’infliction de souffrances psychiques ou physiques aux membres de ce groupe, ou la création de conditions de vie qui mènent à la destruction de ce groupe.
Ce sont ces éléments-là que j’avais déjà identifiés comme ayant été commis dès le mois de mars. L’élément essentiel du génocide, c’est l’intention, la mens rea, qui n’est pas un motif, contrairement à ce que j’ai entendu dire : « Les Israéliens, ils ne voulaient pas détruire Gaza, mais le Hamas, et ce qui s’est produit n’était que des dommages collatéraux. Si on a tué des Palestiniens, c’est parce qu’ils étaient des boucliers humains. » Mais je pense que l’erreur est de confondre les motifs avec l’intention. On peut avoir plusieurs motifs, un milliard de motifs : rester au pouvoir, libérer les otages. Mais dès lors qu’on engage une action destructrice en tenant compte des résultats, on est déjà sur un chemin génocidaire. On est responsable d’un génocide en raison de certains actes et de certaines omissions.
Et là, ce ne sont pas seulement les actes du gouvernement. En janvier, la Cour internationale de justice a ordonné à Israël d’enquêter et de sanctionner des actes d’incitation au génocide. Rien n’a été fait. Où était le parlement ? Quand on parle d’actes meurtriers, d’infliction de souffrances psychiques et physiques, de torture, de destructions totales encouragées par des leaders, qu’ils soient politiques ou religieux ? Rien n’a fonctionné. Mais en fait, ce n’est pas que rien n’ait fonctionné dans un État de droit, c’est tout le système qui a soutenu cet acte destructeur. Gaza a été détruite. On ne peut pas dire qu’on ne le voulait pas ; ils savaient ce qu’ils faisaient, et ils l’ont même expliqué : « Reprendre ces terres. » En ce moment, des experts juridiques occidentaux se cassent la tête sur ce qui constitue un génocide.
C’est pour cela que je parle de génocide de type colonial, car on tue les gens, on détruit un peuple pour lui prendre ses terres – cela a toujours été l’objectif, et le 7 octobre a fourni à l’État d’Israël l’occasion de le faire en exploitant aussi la rage et le traumatisme des Israéliens. Nous devons regarder l’ensemble des actes visant l’ensemble des personnes sur la totalité du territoire. On parle d’actes de torture qui concernent des milliers de Palestiniens – il ne s’agit pas d’une, 2 ou 10 personnes, mais de milliers de personnes, y compris des enfants. La barbarie contre les Palestiniens. Tout est documenté par les soldats eux-mêmes – nous devrions vraiment avoir honte de ne pas avoir arrêté tout cela. Dire qu’il s’agit seulement de crimes de guerre, de crimes individuels ou même, au mieux, de crimes contre l’humanité, et qu’il n’y a pas d’intention de destruction, c’est vraiment « manquer la forêt pour les arbres ».
Le terme de génocide semble difficile à admettre pour décrire ce qui se passe actuellement à Gaza et en Palestine, comme on l’a vu dans la réception de votre rapport. Pourquoi, selon vous, ce terme est-il aussi controversé, alors que le gouvernement canadien, par exemple, a reconnu il y a quelques années que ce que subissent les Ouïghours en Chine est un génocide ?
Il y a une barrière idéologique qui empêche de comprendre ce génocide. Au-delà de l’impunité garantie à Israël… Soyons francs : si on avait voulu appliquer le droit international, on a eu presque 60 ans pour le faire. Cela fait 57 ans qu’Israël construit des colonies, qui sont en soi des crimes de guerre sur le territoire palestinien occupé. Même des Israéliens, il y a 55 ans, disaient déjà : « Cela va mener à de l’annexion, ce seront des crimes de guerre. » Et peu à peu, tout cela a été normalisé, non seulement par les gouvernements israéliens, mais aussi par la communauté internationale. Et ce n’est pas seulement le Canada ; personne n’est intervenu pour protéger les Palestiniens là où ils étaient, dans ce qu’il leur restait de terres.
Aujourd’hui, il est difficile de reconnaître qu’Israël commet un acte de génocide. Comment est-il possible que l’État issu d’un génocide, celui que les Européens ont fait subir au peuple juif et à d’autres minorités en Europe, puisse en commettre un à son tour ? Comment cela peut-il se produire dans un État que nous avons aidé à créer, dans une forme de réparation pour le peuple juif, et qui aujourd’hui en vient à commettre un génocide ? C’est cela, je pense, qui crée une forme d’embarras et de malaise dans la prise de conscience de cette réalité.
Et comment interprétez-vous le fait de ne pas avoir été invitée à une rencontre officielle par le gouvernement fédéral ?
Je comprends pourquoi il est bon d’avoir une excuse pour ne pas me rencontrer. Parce que ça va être gênant. Parce que vous avez des gens très compétents, objectivement, au pouvoir. Ce n’est pas qu’ils ne savent pas ce qu’Israël est en train de faire. Mais ils ne veulent pas être confrontés à la réalité, parce qu’admettre que ce qui se passe en Palestine est monstrueux, ça signifie devoir prendre des mesures pour l’arrêter, et évidemment, le gouvernement n’est pas prêt à faire ça, comme d’ailleurs d’autres gouvernements occidentaux.
Si vous étiez reçue, quel serait votre message pour le gouvernement canadien ?
Je dirais que le Canada, comme tout pays qui a un passé colonial, a une obligation particulière envers le peuple palestinien. Contrairement aux États-Unis, le Canada s’est engagé dans un processus de reconnaissance des torts faits aux peuples autochtones. Si cette démarche est sincère, le Canada doit également aider d’autres peuples dont l’existence est menacée par des attaques coloniales à se protéger.
Une décision de la Cour internationale de justice a reconnu en juin l’illégalité totale de l’occupation israélienne à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Elle a ordonné à Israël de mettre fin sans condition à son occupation militaire, de démanteler ses colonies, d’arrêter toute exploitation des ressources palestiniennes, de fournir des réparations et de faciliter le retour des réfugiés. Face à cela, que fait le Canada ? Il a des obligations légales – et je ne demande pas des actes de solidarité ou de charité. Il a des obligations établies par le droit international. Le Canada a l’obligation de ne pas soutenir cette occupation illégale. Mais dans ce contexte, quel est le sens de l’accord de libre-échange avec Israël ? Comment justifier le fait que, pendant des années, le Canada ait permis l’entrée de produits issus des colonies israéliennes sur son territoire ?
Aujourd’hui, il n’y a plus d’excuses. On doit revoir nos relations politiques, diplomatiques, économiques, militaires et stratégiques avec Israël. Sinon, on risque d’être complice avec un régime qui commet des atrocités. Par le passé, le Canada a dû prendre position, pas seulement du point de vue politique, mais aussi sur le plan éthique. Que ce soit contre l’apartheid en Afrique du Sud – mouvement d’opposition qui a d’ailleurs pris naissance au Québec – ou en refusant de s’engager dans l’invasion de l’Irak menée par les États-Unis. Même récemment, le Canada n’a pas hésité à prendre des mesures diplomatiques face à l’Inde. Il s’agit donc ici de cohérence et de respect des principes du droit international sans discrimination. J’insiste : dans un pays qui a un passé colonial, c’est une responsabilité qui est encore plus pressante que dans d’autres pays.
Vous avez proposé de suspendre Israël de l'ONU. Est-ce que vous pensez que cela est envisageable ?
C’était une année particulièrement difficile pour les Palestiniens et les Israéliens, marquée par une souffrance énorme. Mais la raison pour laquelle j’ai suggéré de réexaminer l’adhésion d’Israël aux Nations Unies est liée aux actions d’Israël contre l’ONU elle-même. L’armée israélienne a détruit 70 % des infrastructures des Nations Unies à Gaza. Des écoles, des cliniques, des centres de distribution – même lorsqu’ils abritaient des réfugiés – ont été frappés. Des convois humanitaires ont été ciblés, et l’aide des Nations Unies a été bloquée. Israël a tué 237 membres de l’ONU, uniquement à Gaza. Hors de Gaza, au Liban, Israël a attaqué militairement les forces de maintien de la paix.
Israël a également déclaré le secrétaire général des Nations Unies persona non grata et a mené une campagne de diffamation contre toute institution ou tout fonctionnaire onusien ayant osé critiquer ses actions et les opérations de son armée cette année.
Comment peut-on tolérer cela ? Si on ne met pas un terme à ces abus, on crée un précédent dangereux, permettant à n’importe quel État de se désengager et de mener des attaques du même type contre les Nations Unies, sans crainte des conséquences.
Pourquoi les autres États devraient-ils respecter les Nations Unies s’il n’y a jamais de conséquences lorsque les principes fondamentaux sont violés ?
Donc, finalement, ce que vous dites, c’est que dans l’état actuel des choses, les Nations Unies perdent de leur pertinence ?
Mais bien sûr ! Elles perdent de leur autorité. Elles deviennent de moins en moins pertinentes dans la vie des gens qui ont toujours considéré les Nations Unies comme un moyen, une institution, un ensemble de mécanismes pour garder la paix. Aujourd’hui, d’un côté, il y a les gens ordinaires comme nous qui se demandent : « Qu’en est-il des Nations Unies ? », et de l’autre, il y a des personnes du Sud global qui se demandent : « Est-ce que les Nations Unies ne fonctionnent que pour sanctionner les pays du Sud global ? » C’est très dangereux ce qui se passe. Le risque, c’est que cette érosion du droit international nous affaiblit tous et toutes, car dans un monde où « Might Makes Right », nous n’avons plus la possibilité de nous limiter à la force du pouvoir. Nous sommes dans un système sans loi.
Vous évoquez un système de deux poids, deux mesures entre les pays du Nord et ceux du Sud. À terme, que faudrait-il pour contraindre ces pays à se conformer aux règles du droit international ?
On ne peut pas continuer de cette façon sans détruire le système. Ce n’est pas la première fois que des organisations internationales échouent parce qu’elles manquent de force politique pour prendre les bonnes décisions. Ce qu’il faut, c’est revenir aux principes fondamentaux du droit international, à la Charte des Nations Unies, au maintien de la paix et de la stabilité, par la force du droit, un droit qui s’applique de manière universelle et sans discrimination à tous et à toutes, aux forts et aux faibles, aux riches et aux pauvres. Nous ne sommes plus là. Peut-être n’y avons-nous jamais été, mais maintenant, nous en sommes vraiment loin.
Pour aller plus loin : faits saillants du dernier rapport de Francesca Albanese
- Au moins 90 % des Palestiniens de Gaza ont été déplacés de force, souvent plus de 10 fois, alors que des responsables israéliens et d’autres appellent les Palestiniens à partir et les Israéliens à « retourner à Gaza » et à reconstruire les colonies démantelées en 2005.
- Depuis mars 2024, Israël a tué 10 037 Palestiniens et en a blessé 21 767 lors d’au moins 93 massacres, ce qui porte le bilan de la campagne militaire israélienne à près de 42 000 morts et 96 000 blessés. Il est à noter que les chiffres provenant de sources fiables demeurent incomplets et ne rendent peut-être pas pleinement compte de l’ampleur des pertes. Au moins 13 000 enfants, dont plus de 700 bébés, ont été tués, souvent d’une balle dans la tête ou dans la poitrine. Environ 22 500 Palestiniens ont subi des blessures dont ils garderont des séquelles toute leur vie.
- En août 2024, le ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich, a déclaré qu’il était « justifié et moral » d’affamer l’ensemble de la population de Gaza, même si deux millions de personnes devaient en mourir.