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Au pays du Cèdre amer
Carine Ghali et Farah El-Bizri, deux Libanaises, nous ont donné rendez-vous dans un de leurs repères montréalais. Ensemble, nous évoquons leur quotidien d’exilées dans ce contexte explosif au Moyen-Orient. Photo: Édouard Desroches
16/10/2024

Au pays du Cèdre amer

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
Journaliste:
ILLUSTRATEUR:
COURRIEL
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Note de transparence

Le lundi 7 octobre 2024, pendant que le monde commémore dans la douleur une année de violences et de destruction au Moyen-Orient, un nouveau front s’embrase. L’armée israélienne s’est engagée dans une opération militaire dans le sud du territoire libanais et dans la banlieue sud de Beyrouth. 

Depuis un an, la tension entre Israël et le Hezbollah n’a cessé de croître, marquée par des déclarations hostiles et des bombardements des deux côtés. Cette situation a entraîné des destructions inouïes et des déplacements de population massifs, notamment dans le sud du Liban. Une escalade de la violence qui semble désormais conduire à une guerre ouverte entre les deux parties.

Deux Libanaises de Montréal en temps de guerre

Fin septembre 2024. La crainte d’une opération militaire violente, dont le bilan ne pourrait être que lourd, plane sur un pays déjà épuisé par des décennies de crises politiques et économiques.

À 9 000 km de là, Carine Ghali et Farah El-Bizri, deux Libanaises, nous ont donné rendez-vous dans un de leurs repères montréalais. Ensemble, nous évoquons leur quotidien d’exilées dans ce contexte explosif au Moyen-Orient.

Au bord de l’apocalypse

« Le Liban est instable depuis longtemps, trop longtemps... » dit Farah en se replaçant sur le large et confortable canapé du cossu Tommy Café, situé rue Sainte-Catherine à Montréal. « Dès le 7 octobre [2023], j’ai senti que le Liban serait touché à un moment. » Elle prend son téléphone, nerveuse, pour répondre à un texto.

Originaire de Saïda, Farah est arrivée au Canada à l’été 2006, à l’âge de 15 ans. Elle a débarqué à Montréal après une périlleuse traversée vers la Syrie, fuyant la guerre alors en cours entre Israël et le Hezbollah. Depuis Montréal, elle garde un œil attentif sur les crises successives que traverse son pays. 

Nous l’avons rencontrée à l’issue d’une manifestation, le samedi 28 septembre 2024. Plus de 700 personnes s’étaient alors rassemblées à Montréal pour exprimer leur colère face au déluge de bombes larguées sur le Sud-Liban et la banlieue sud de Beyrouth.

Lors de notre entretien, Farah semble marquée par la tournure des événements. « L’immeuble où j’ai habité à Beyrouth il y a cinq ans a été détruit la semaine dernière. Je n’en reviens pas. C’est un cauchemar. Rentrer chez moi ne sera désormais qu’un souvenir », confie-t-elle. Sa voix neutre trahit une habitude face à ces tragédies. De fait, le ministère libanais de la Santé a récemment annoncé un bilan tragique de 2 350 morts au Liban depuis le 7 octobre 2023. 

Farah El-Bizri. Photo: Édouard Desroches

Deux jours plus tard, nous retrouvons Carine en début de soirée dans un café près d’Atwater. Trois jours seulement se sont écoulés depuis l’assassinat de Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah. Une ambiance étrangement calme règne dans l’établissement, employés et clients étant rivés à leurs téléphones. Connectés aux mêmes maux, ceux de leur pays. 

Carine a quitté le Liban à 29 ans, en 2022, soit deux ans après l’explosion dévastatrice du port de Beyrouth. « C’était une apocalypse en seulement trois minutes... La situation économique du pays ne pouvait pas supporter une telle catastrophe. L’avenir au Liban est devenu impossible pour moi », raconte-t-elle, de la tristesse dans les yeux. 

En effet, le pays du Cèdre subit depuis une décennie une paralysie politique, laquelle est exacerbée par un système multiconfessionnel verrouillé mis en place à la fin de la guerre civile. Cette situation a freiné toute avancée économique et sociale. 

Le statu quo institutionnel, combiné à une corruption endémique, a entraîné le pays dans une crise économique que la Banque mondiale considère comme étant l’une des plus graves depuis le milieu du XIXe siècle. 

En 2020, l’explosion du port de Beyrouth a porté un coup fatal au pays, provoquant de nombreuses pénuries. Depuis ce drame, le taux d’inflation a atteint des niveaux alarmants. 

« Mes journées, c’est X [anciennement Twitter, NDLR] et Insta, puis refresh, refresh, refresh... » décrit Carine en mimant l’opération avec énergie. Lorsque nous la retrouvons, l’armée israélienne se prépare à une incursion terrestre dans le sud du Liban. Plus tard cette nuit-là, l’Iran tirera près de 200 missiles vers Israël, en faisant une seule victime. Un palestinien mortellement touché par un débris à Jericho en Cisjordanie. 

Carine devait visiter ses parents au pays 15 jours avant notre rencontre, mais rien ne s’est passé comme prévu. Elle évoque cette déception avec pragmatisme : « Si le vol a été annulé, c’est peut-être un signe du destin. C’est plus prudent. Mais je suis toujours prête à y aller ! » dit-elle. Ses mots reflètent son tiraillement entre l’obligation de rester et le désir de partir… 

Les deux femmes passent leur temps à faire défiler leurs réseaux, caressant derrière la vitre l’espoir d’une accalmie.

« C’était comme dans Black Mirror »

Nous questionnons Carine au sujet de l’explosion des téléavertisseurs, survenue le 17 septembre. « C’était [comme] sorti de Black Mirror. Des innocents sont aussi morts ou ont été blessés, mais pas de condamnation! » s’exclame-t-elle. De fait, ni le Canada ni les États-Unis n’ont condamné ces explosions qui ont mutilé et tué de nombreux civils. Cette attaque a été un tournant, dit Carine, qui entrevoyait alors déjà une suite tragique.

Son inquiétude s’est rapidement confirmée. Les méthodes militaires adoptées par Israël, souvent qualifiées de destructrices et de disproportionnées par les ONG internationales, lui faisaient craindre le pire. « Seule Israël peut raser [un complexe résidentiel] pour tuer une seule personne en toute impunité », ajoute Carine, une ancienne résidente de Beyrouth, en référence à l’opération qui a mené à la mort de Hassan Nasrallah, ancien secrétaire général du Hezbollah.

« En voyant des images de la banlieue sud de Beyrouth le 23 septembre, j’ai eu un flashback de l’explosion de 2020. J’avais l’impression que l’attaque se passait dans ma chambre. Je me suis presque évanouie », raconte Carine. « Je ne pouvais pas rester seule, j’étais au fond du trou », ajoute-t-elle en jetant un œil à l’entrée du BHive Café. Sa détresse laisse la place, furtivement, à un sourire, puis à un signe de la main.

C’est son frère jumeau qui nous salue. Lui aussi a quitté le Liban pour Montréal en 2022. Café en main, l’ingénieur en génie civil semble un habitué des lieux et se joint à des amis pour évoquer les dernières nouvelles du Liban.

« Le café BHive est devenu notre repère depuis 10 jours. Nous sommes plusieurs Libanais ici. On peut discuter et se comprendre. C’est notre situation room », dit Carine. Elle aussi est devenue une habituée depuis quelques jours.

« Nos morts n’ont jamais d’histoire »

Aux craintes que suscite le bilan humain et économique de ce conflit s’ajoute une nouvelle inquiétude : celle d’être abandonné par le monde et par ses complexes rapports de force.

Farah, de passage ce mardi au café pour son nouveau rituel, fait son point d’actualité à la table voisine, puis nous rejoint. 

Les deux trentenaires éprouvent dans leur quotidien un manque de compassion pour ce que vivent les Libanais. « [Ce qui se passe au Liban] est un sujet que tout le monde évite [collègues, connaissances]. Même pour demander des nouvelles, c’est furtif. On repart sur le beau temps juste après », explique Farah. Véhémente, elle poursuit : « Nos morts n’ont jamais d’histoire. Je me demande parfois si on laisse le monde indifférent ou s’il nous hait. Mais on s’est habitués ! »

L’exil et ses répercussions psychologiques

Farah et Carine le savent, après le calme vient la tempête. Elles s’apprêtent à vivre la solitude dans l’œil du cyclone. « L’exil est lourd à vivre ; le quotidien devient insignifiant. Rien n’a d’importance quand son pays est bombardé », dit Farah, les paumes ouvertes en signe d’évidence. 

« C’est glaçant de recevoir des messages qui commencent par “Si tu me trouves pas plus tard”. Même si c’est sur un ton léger, ça présage le pire », ajoute-t-elle, moins assurée.

« Être avec la communauté libanaise en cette période difficile a ses avantages, mais aussi ses inconvénients. C’est réconfortant de partager nos peurs, mais certains drames sont intimes », poursuit Farah, grave. Le manque de sommeil se lit déjà sur son visage.

Carine Ghali. Photo: Édouard Desroches

Carine appelle ses parents et ses grands-parents chaque jour, mais l’angoisse est palpable au bout du fil : « Mon grand-père n’a plus d’appétit. Je lui parle souvent. Parfois, je fais des blagues avec le nom des fruits pour lui redonner le sourire. Mais je n’y arrive pas toujours », regrette-t-elle. « Mes parents se trouvent dans un endroit sûr à Beyrouth. Mais “sûr” à Beyrouth, c’est à cinq minutes seulement en voiture des lieux où se produisent les attaques et les bombardements », explique-t-elle en avalant les dernières gouttes de son cortado du soir.

Les bombardements israéliens ont poussé de nombreuses personnes sur les routes. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés décompte, en date du 7 octobre 2024, 1.2 million de déplacés, soit plus de 15 % de la population du Liban. Sur le terrain, la situation est difficile pour ces familles qui cherchent refuge dans le nord du pays.

Carine décrit un grand écart émotionnel loin des siens  “Ma vie est en pause, mon peuple souffre, un cauchemar. Je me sens parfois coupable d'être en sécurité ici à Montréal, terrifiée par les images de mon pays sous les bombes. Je ne sais pas combien de temps cela va durer. » enchaîne-t-elle blême.

« Mes amis m’ont parlé de familles bloquées pendant 17 heures avec des enfants sur la route, sans nourriture, pour un trajet qui ne devrait prendre normalement que 45 minutes », décrit Carine, la voix tremblante.

La diaspora montréalaise s’organise

Pendant que les déplacés s’entassent sur les routes, la maman de Farah, travailleuse humanitaire chevronnée, s’apprête à monter dans le premier avion en partance de Montréal pour le Liban. Elle choisit de partir malgré l’avis de ses contacts qui, sur place, lui déconseillent ce voyage.

Elle dirige Bluemission, une ONG fondée en 2022 afin d’aider les femmes rurales et réfugiées à Saïda, troisième ville du pays, à avoir accès à des soins de santé, notamment de santé mentale, et à l’éducation. Pour elle, nous explique Farah, c’est un appel du devoir en ces temps de détresse pour toutes les femmes libanaises. 

Sa fille se sent démunie. « Elle sera utile là-bas, contrairement à moi ici. Son absence sera une nouvelle épreuve pour moi et toute ma famille », ajoute-t-elle. Bien qu’elle comprenne les motivations de sa mère, l’indécision de Farah et son inquiétude persistent sous son nuage de fumée, devant le café.

La solidarité s’organise à différents niveaux parmi les membres de la diaspora pour aider les plus nécessiteux au Liban. Par exemple, une collecte de dons a été organisée chez Lulu Épicerie à Montréal. Ces initiatives devraient se multiplier dans les prochains jours.

Carine, une coach sportive, a réuni sur les bords du canal de Lachine des amateurs pour une séance d’entraînement au profit de la Croix-Rouge libanaise. « C’est la meilleure façon d’aider depuis Montréal. Chaque dollar compte ! » dit-elle.

« J’ai été surprise de voir autant de gens de nationalités différentes venir s’entraîner et faire des dons importants. C’était incroyable. Je me sens réellement utile ! » conclut-elle avec fierté.. Son initiative a permis d’amasser 1 470 $ en dons.

Union sacrée

« La diaspora libanaise est immense. J’espère que la communauté internationale interviendra pour sauver mon pays. Mais il est difficile de ne pas penser [aussi] à Gaza », dit Farah en évoquant l’avenir au Moyen-Orient.

En effet, l’armée israélienne a tué, selon des estimations conservatrices, au moins 42 000 Gazaouis en une année de bombardements massifs. « Leurs armes sont beaucoup plus puissantes qu’en 2006 ! » s’exclame Carine, en laissant entendre que la volonté de destruction de Tsahal est aujourd’hui plus marquée qu’il y a 18 ans. 

Jusqu’à présent, l’armée israélienne n’a pas précisé ses intentions au sujet de l’opération terrestre au Liban, malgré la présence des forces de maintien de la paix de l’ONU dans le sud du pays depuis 2000. Le risque d’enlisement dans un conflit durable est envisagé.

Un tel enlisement est redouté par la diaspora. « Nous, Libanais, devons être unis et dépasser nos divisions politiques et religieuses. C’est notre salut », martèle Farah. Carine rêve d’un avenir où le pays pourra se reconstruire. « Je crois en notre résilience. Nous avons traversé tant d’épreuves et nous sommes toujours là. »

Une deuxième année de tension se profile au Moyen-Orient et au Liban en particulier. Les appels au cessez-le-feu, lancés par tous les canaux, semblent sans effet. Pendant ce temps, les efforts internationaux se multiplient pour éviter une guerre régionale, voire plus vaste. Les balles et les bombes résonnent, touchant les cœurs et les esprits de ceux qui vivent en exil, comme Carine et Farah, victimes elles aussi de ce conflit.

L’actualité à travers le dialogue.
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