Justice sociale
Essraa Daoui, profession enseignante
30/1/22
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Initiative de journalisme local
COURRIEL
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« Dans mon cœur, je suis enseignante. Je suis toujours en train d’enseigner à des enfants », affirme Essraa avec véhémence. La première chose qu’on remarque chez elle, c’est sa vivacité, et une passion, qui se traduit par un esprit rieur, une énergie sans borne et une chaleur, qui transparaît même à l’écran. Ce dynamisme est palpable lorsqu’elle nous fait part de sa profession, celle d’enseignante, un métier qu’elle ne pratique pas en ce moment. Et pour cause, Essraa est en congé de maternité. On parle d’ailleurs à voix basse, pour ne pas réveiller le petit, qui a presque six mois et qui dort. La nuit est tombée depuis longtemps à Beyrouth, où la petite famille rend visite aux grands-parents.

Des rêves sur pause

L’autre raison, c’est la loi 21. Esraa a obtenu son diplôme d’enseignement préscolaire et scolaire en 2019. « C’est seulement quand ça fait les manchettes qu’on en parle. Pourtant, c’est un problème toute l’année », dit-elle à ce sujet.  Le débat, très épineux, est revenu à l’avant-plan lors des dernières élections fédérales. En décembre dernier, Fatemeh Anvari, une enseignante, a été retirée de sa classe, car elle porte le voile. En début d’année, en pleine vague de COVID-19, la pénurie d’enseignants a ravivé la conversation. Essraa était presque à la ligne d’arrivée, complétant son dernier stage d’études lorsque son avenir a été bouleversé. « J’essayais de terminer rapidement, mais ils ont passé la loi », se souvient-elle. C’était trop tard. « Ça t’isole complètement », dit-elle au sujet de la loi 21, qui l’affecte grandement. « Les gens dont les carrières ne sont pas touchées continuent d’avancer, d’avoir des promotions, de grandir », résume la jeune enseignante. En commençant ses études postsecondaires, Essraa préférait la physique – elle aimait aussi beaucoup l’enseigner. Se trouvant peu d’affinités avec ce domaine professionnel, elle change de branche pour étudier les arts visuels, une activité qui l’occupe toujours aujourd’hui, du dessin au tatouage, qu’elle pratique dans ses temps libres.

« Ce sont les enfants qui font en sorte que je ne veux pas changer de métier et qui me donnent espoir », dit-elle. « Loi 21 ou pas, ce n’est pas un métier très valorisant », confie-t-elle. Entre elle et les élèves, le courant passe, même si parfois, comme avec n’importe qui, les choses sont plus difficiles. « Il y a des enfants avec qui ça ne clique pas, et c’est correct. Le voile, ce n’est pas l’obstacle entre eux et moi ; le voile n’est jamais un problème. »Si les enfants ne font pas de remarque, le regard et les comportements des adultes, eux, peuvent blesser dans les établissements scolaires. « Le racisme, c’était un stress, même avant la loi. Même durant mes études, avant la loi, il y avait du racisme. On t’exploite, on t’infantilise », dit-elle du traitement que lui réservent certains collègues. Et à l’entendre, elle n’est pas un cas isolé. « Je connais des gens qui n’osent pas en parler. Le corps professoral est presque exclusivement blanc », observe-t-elle. La discrimination se vit également hors de l’école. « Au Québec, c’est rendu légitime, le racisme. C’est considéré comme une opinion, tout le monde peut le dire haut et fort », estime la jeune femme. Elle se désole que ceux qui, avant, éprouvaient un malaise devant une enseignante voilée aient gain de cause. « Leur opinion est maintenant légitime, politiquement correcte. »

Un autre raisonnement fatigue l’enseignante. « Je suis tannée d’entendre dire : “C’est la loi, c’est comme ça.” Comme si le mot “loi” signifie “moral”, “éthique”, “vérité absolue”. Il y a eu des lois très racistes, ségrégationnistes », remarque l’institutrice.À plusieurs reprises, on lui a suggéré de retirer son voile pour travailler. « Est-ce que tu te débarrasses de tes croyances avant de rentrer au travail ? Quand tu enseignes, deviens-tu une personne qui n’est pas elle-même ?» demande-t-elle. Et gare à ceux qui croient que le fait d’être voilée influence les enfants. « Avec mon voile, je ne fais pas du prosélytisme, je n’appelle pas les enfants à la prière à la récréation », dit-elle sur un ton badin qui occulte presque la gravité du sujet. Essraa s’élève contre tout ce qui est imposé, y compris la religion. « Il y en a pour qui la religion est connotée négativement, pour qui elle est synonyme de guerre politique, de colonisation, d’exploitation, de traumatismes. Mais il faut comprendre que ce n’est pas la même expérience pour tout le monde. » Que souhaite-t-elle demander aux décideurs ? « S’ils ont des amis voilés, des amis musulmans, s’ils en côtoient ? Où est-ce seulement une image qu’ils voient à la télé, construite à partir de préjugés ? Est-ce qu’ils nous connaissent ? »

Un nouveau départ forcé

Dans quelques jours, Essraa prendra le chemin de la maison après un séjour de plusieurs semaines auprès de sa famille au Liban. Si elle a hâte de rentrer chez elle, elle ne sait pas ce qui l’y attend. « J’avoue que je suis vraiment perdue. J’ai mille questionnements, il n’y a rien de dessiné devant moi », dit la jeune mère. Elle s’estime chanceuse d’avoir eu un enfant récemment. « J’ai le privilège d’avoir pu mettre ma carrière en stand by. Si j’étais en mode carrière, je serais en dépression », dit l’enseignante. La fin de son congé de maternité approche, et elle doit faire face à sa nouvelle réalité.Essraa envisage de se réorienter professionnellement et considère des emplois connexes à l’enseignement. La langue étant une autre de ses passions, elle envisage ainsi d’enseigner le français langue seconde à des adultes et de faire du tutorat.

Une autre avenue possible est de poursuivre l’enseignement au primaire dans une province voisine. « Est-ce que ça vaut la peine de laisser toute ma vie, toute ma famille, mes amis ? C’est mon monde, ici. Aller en Ontario, c’est vraiment me sacrifier, se désole-t-elle. C’est vraiment déstabilisant de faire tous ces changements. » Une chose reste sûre : elle ne risque pas de devenir « parent volontaire », une initiative lancée par le gouvernement Legault pour pallier le manque de personnel au scolaire, exacerbé par la COVID-19. « C’est ridicule. Il y a des profs qui sont compétentes, mais qui ne peuvent pas enseigner. La pénurie est telle qu’on est prêt à avoir des parents, bénévolement, pour faire de la garderie, tellement on dévalorise notre travail ! Collectivement, qu’est-ce qu’on est en train de dire de la profession d’enseignant ? Est-ce qu’on peut remplacer un médecin comme ça parce qu’il y a une pénurie de médecins ? »

En attendant, Essraa garde la tête claire en se tenant loin des réseaux sociaux. « Je me protège mentalement », dit celle qui, fut un temps, y était active. Finie l’époque où elle répondait aux commentaires, elle concentre aujourd’hui son énergie ailleurs. « Je ne veux pas être quelqu’un qui ne fait que lutter toute la journée, chaque jour. Je suis capable de faire autre chose dans la vie. » Elle souhaite une société plus sereine pour tous, surtout pour les personnes racisées.

« Les personnes racisées sont continuellement en train de se battre pour leurs droits, de se justifier, de faire le double du travail, pendant que les autres avancent dans la vie. Je nous souhaite un monde plus paisible pour notre cœur, pour notre esprit », dit celle qui, malgré tout, refuse d’être cynique. La conversation prend fin avec bébé qui réclame sa maman en pleurant. Essraa, elle, garde son sourire lumineux. Après tout, comme elle le dit, elle préfère toujours rire plutôt que pleurer.

L’actualité à travers le dialogue.
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