Montréal, dimanche 10 novembre. Alors que les massacres de civils déchirent leur pays d’origine, une cinquantaine de Montréalais d’origine soudanaise se rassemblent au centre-ville. Ils dénoncent la complexité des politiques fédérales d’accueil de leurs familles et le manque de soutien du Québec dans ces opérations.
Il est midi, les lumières de Noël scintillent sur la rue Sainte-Catherine. Des passants font leurs premiers achats de Noël. Au square Phillips, une tout autre ambiance règne. Derrière le silence, l’indignation et la peur sont perceptibles. Des membres de la communauté soudanaise arborent leur drapeau sous la pluie fine, d’autres tiennent des pancartes pour interpeller les passants.
« À l’intérieur, je saigne »
Zain Zarroug, la soixantaine, affiche un sourire contagieux sous sa chapka. Membre de l’Association de la communauté soudano-canadienne, il s’adresse à la foule et offre presque un cours d’histoire aux passants. Certains ignorent tout du Soudan et confondent son drapeau avec celui de la Palestine.
« Savez-vous où se trouve le Soudan ? » lance-t-il à la foule. « C’est en Afrique. Et savez-vous combien de pays il y a en Afrique ? » Peu à peu, son discours se transforme en jeu-questionnaire informel. Une fois le contexte géographique établi, il poursuit : « Nous organisons cette manifestation pour une seule raison : chaque journée qui passe est un risque pour nous de perdre notre famille », affirme-t-il, la voix grave.
Zain partage la douleur de la perte de ses proches. Deux membres de sa famille sont morts en un mois : « Le 12 décembre 2023, j’ai perdu mon frère. Le 12 janvier 2024, j’ai perdu ma mère… J’ai encore mon père et mes trois sœurs au Soudan. Je souris, parce qu’après tout, que puis-je faire ? À l’intérieur, dit-il la main sur le cœur, je saigne. »
Après la chute du président Omar al-Bashir en 2019, la transition démocratique du Soudan a été rapidement interrompue en 2021 par un coup d’État mené par Abdel Fattah al-Burhan, chef des Forces armées soudanaises, et Mohamed Hamdan Dagalo, dit "Hemedti", à la tête des Forces de soutien rapide (RSF). Ce qui ressemblait au départ à une alliance entre les deux chefs s’est vite transformé en une guerre de pouvoir. En avril 2023, les tensions éclatent et plongent le pays dans un conflit sanglant, avec des massacres particulièrement violents dans la région du Darfour.
Selon l’ONU, les violences contre les civils – viols, destruction de villages et attaques brutales – ne cessent de se multiplier. L’organisation décrit la situation comme étant l’une des « pires crises humanitaires au monde ». Le mois dernier, plusieurs femmes soudanaises victimes de violences sexuelles perpétrées par des groupes paramilitaires se seraient suicidées, et d’autres envisageraient de mettre fin à leurs jours pour échapper à un sort similaire, rapporte le groupe de défense des droits de l’Homme SIHA, cité par BBC Afrique. Nizar Sayed Ahmed, porte-parole des Forces de soutien rapide, a rejeté ces accusations, les qualifiant de « fausses et sans preuve ».
Des chiffres accablants depuis le 15 avril 2023
(sources : ONU et Humanitarian Actions)
- 18 000 personnes ont été tuées.
- 3 millions de personnes ont fui le pays.
- 11,4 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du Soudan.
- Près de 80 % des hôpitaux sont hors service.
- L’ONU a estimé les besoins humanitaires à 2,7 G$ afin de venir en aide à près de 15 millions de personnes. À ce jour, environ 60 % de cette somme, soit 1,62 G$, a été alloué. Les priorités de l’aide incluent d’abord des fonds d’urgence pour soutenir les personnes ayant fui vers les pays voisins. Viennent ensuite les interventions essentielles dans des domaines comme la sécurité alimentaire, la nutrition ainsi que l’accès à l’eau potable et à l’assainissement, l’intervention rapide et ciblée auprès des personnes les plus vulnérables dans les zones de crise, et bien d’autres encore.
« Le sentiment d’impuissance est terrible »
Mayada Ageeba se distingue au milieu de la foule par son écharpe rose à fleurs. Elle est également membre de l’Association de la communauté soudano-canadienne. « J’ai immigré au Canada en 1997, lorsque mon père a été engagé comme professeur à l’Université McGill », explique-t-elle. Malgré les années écoulées, la trentenaire garde un lien indéfectible avec le Soudan, où réside encore l’essentiel de sa famille. « 80 % de mes proches sont toujours là-bas. Certains ont fui vers l’Égypte, l’Éthiopie ou même le Kenya, mais la plupart sont restés parce que peu d’entre eux ont les moyens de survivre plus d’un an à l’étranger. »
Pour ces expatriés soudanais majoritairement installés depuis deux décennies au Québec, envoyer de l’argent est devenu le seul moyen de soutenir leurs proches restés au pays. « On envoie ce qu’on peut, mais même cela n’est pas garanti. Parfois, une partie est confisquée ou détournée, explique Mayada. On fait de notre mieux, on essaie d’être inventifs. Mais malgré l’envoi d’argent, les médicaments ou la nourriture manquent souvent. Le sentiment d’impuissance est terrible. »
Ce sentiment d’impuissance s’aggrave lorsque les contacts avec les proches deviennent irréguliers. « Parfois, ils se déplacent dans des zones sans connexion, et d’autres fois, il y a des coupures de réseau. » Ces périodes de black-out sont devenues fréquentes au Soudan. Selon Access Now*, les Forces armées soudanaises et les Forces d’appui rapide ont interrompu Internet pour bloquer les flux d’information dans les zones contrôlées par le camp opposé depuis que le conflit a éclaté, en avril 2023.
« Il arrive qu’on reste des semaines sans nouvelles, raconte Mayada. Et chaque sonnerie de téléphone fait craindre le pire. »
La semaine passée, elle a appris que la maison de ses grands-parents avait été bombardée. « C’était là qu’on se retrouvait tous habituellement… Heureusement, personne ne s’y trouvait au moment de l’attaque, dit-elle, soulagée. Mais pour nous, les Soudanais, tout peut basculer du jour au lendemain. Aujourd’hui, tu as ta mère, et demain, tu ne l’as plus. »
Beaucoup de patience et d’argent pour amener sa famille au Canada
M. Zarroug termine son discours. Il invite les membres de la communauté à prendre le micro pour exprimer leurs peurs et frustrations. Mayada s’avance, déterminée. « Nous vivons dans un pays et une province qui ne nous considèrent même pas comme des humains. Faire venir nos familles ici est presque impossible ! »
« Shame ! » s’écrie un manifestant dans la foule.
En un an et demi de conflit, 10 890 Soudanais ont été autorisés à entrer au Canada. Parmi eux, 7 320 personnes touchées par ce conflit ont été autorisées à venir en tant que résidents permanents, grâce à un traitement prioritaire. Et 3 570 autres ont pu venir en tant que résidents temporaires.
Le traitement prioritaire est un mécanisme instauré pour accélérer le traitement des demandes d’immigration en cas de crise humanitaire ou de situation d’urgence. Cependant, pour bénéficier de ce programme, les demandeurs doivent respecter plusieurs critères précis et soumettre des documents de soutien.
L’Association de la communauté soudano-canadienne a collaboré avec le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada (IRCC) pour mettre en place un programme visant à aider les citoyens et les résidents canadiens à faire venir leurs proches touchés par la guerre au Soudan. Ce programme, annoncé officiellement le 28 décembre 2023 et entré en vigueur dès le 27 février 2024, permet au Canada d’accepter jusqu’à 3 250 demandes de regroupement familial. Depuis juin, les demandes sont terminées et sont actuellement en traitement, selon les informations publiées sur le site d’IRCC.
Malgré les mois écoulés, l’attente persiste. Grâce à une demande d’accès à l’information obtenue par La Converse, IRCC a précisé qu’au 28 octobre 2024, 3 250 dossiers concernant 7 330 personnes avaient passé le contrôle de complétude et avaient été mis en traitement. Cependant, seules 180 demandes ont été approuvées, et à ce jour, 5 personnes ont été admises au Canada en vertu de ce programme.
Pour de nombreuses familles, la course contre la montre continue, et tous se raccrochent à l’espoir que leurs proches au Soudan survivent d’ici là.
« Est-ce que toutes les vies comptent vraiment ? relance Mayada avec colère. Qu’est-ce que cela veut dire pour ma famille, pour mon peuple ? » insiste-t-elle. Pour elle, les délais de traitement sont interminables, et les conditions financières hors d’atteinte. « 9 900 $ pour parrainer une seule personne, c’est impensable pour la plupart des familles soudanaises. Il faudrait choisir : est-ce que j’amène ma grand-mère, mon frère, mon neveu, une tante ? C’est impossible », déplore-t-elle.
Le processus de parrainage familial pour les personnes venant du Soudan est en effet lié à des critères financiers stricts qui le rendent difficile d’accès à nombre de personnes.
Pour parrainer un membre de sa famille, il faut prouver qu’on dispose d’un revenu suffisant pour soutenir la personne parrainée. Un revenu minimum de plus de 27 000 $ est exigé pour une personne seule, et de près de 58 000 $ pour une famille de cinq personnes. Si ce seuil n’est pas atteint, les économies détenues dans un compte bancaire canadien peuvent être utilisées pour combler la différence.
En plus de cette exigence de revenu, les Canadiens et les résidents permanents qui souhaitent faire venir un membre de leur famille doivent disposer de 9 900 $ pour soutenir la personne parrainée, et de plus de 20 000 $ pour une famille de cinq personnes.
Mayada dénonce : « Le gouvernement fédéral ne dit pas non à l’entrée des familles soudanaises, mais il ne dit pas vraiment oui non plus. En attendant, des personnes meurent. »
Les membres de la diaspora soudanaise ne peuvent faire venir leur famille au Québec
Si le gouvernement fédéral est critiqué pour la lenteur de son programme de réunification des familles, la situation au Québec est, elle, désastreuse : aucune mesure provinciale ne permet à quelqu’un de faire venir ses proches du Soudan dans la province.
« J’ai grandi ici. Le Québec est la seule province où je me considère comme étant chez moi. Mais que ce soit pour des raisons financières ou [en raison des politiques actuelles], je ne peux pas faire venir ma famille ici », déplore Mayada.
« Shame ! » s’écrient les manifestants en chœur.
« Oui, il y a une différence de traitement avec l’Ukraine », reprend Mayada, en faisant allusion aux politiques d’accueil plus souples mises en œuvre par Ottawa et Québec lors de l’invasion de l’Ukraine. Un homme dans la foule réagit : « Bien sûr, ils sont Blancs ! »
Mayada conclut, le ton grave : « Il y a des politiques qui ne s’appliquent pas à nous, les personnes de couleur. La couleur de la peau, c’est ce qui nous distingue aux yeux des politiques. »
Interrogé par La Converse sur la différence de traitement entre les réfugiés ukrainiens et soudanais, le gouvernement fédéral répond que les contextes des crises en Ukraine et au Soudan sont différents. Alors que l’Autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine (AVUCU) permettait l’obtention de la résidence temporaire, la voie humanitaire pour les Soudanais est, elle, un programme de résidence permanente et nécessite donc un parrainage.
Le gouvernement du Québec répond, lui, qu’il participe « déjà beaucoup » à l’effort humanitaire en accueillant une grande partie des demandeurs d’asile arrivant au Canada. « Afin d’assurer une prise en charge digne des personnes déjà sur place, [le gouvernement provincial] a donc pris la décision de ne pas participer à cette politique fédérale », précise-t-il.
« On me dit que c’est juste un problème entre nous, les Noirs »
Samia a 25 ans et est une étudiante soudanaise de l’Université du Québec à Montréal. Elle s’avance à son tour au centre du regroupement : « Au Québec, il n’y a pas de réelle aide [pour les Soudanais]. Si tu dis qu’un Ukrainien risque d’être tué, il y a des avocats, des démarches, des solutions qui sont déployés pour le mettre en sécurité. Mais si tu parles des Soudanais, on te demande d’abord de remplir des papiers, encore et encore. »
Elle ajoute avec émotion : « En tant que personne noire dans ce pays, je n’ai jamais été véritablement appréciée ni même vue. J’ai grandi dans une maison où nous étions 10. Seulement trois ont survécu aux bombardements… » Après un bref soupir, elle reprend : « [Pourtant], quand je parle des gens du Soudan à des camarades, ils me demandent pourquoi ils devraient s’impliquer ou encore s’y intéresser. On me dit que c’est juste un problème entre nous, les Noirs. »
« Ne suis-je pas humaine ? lance-t-elle dans un cri désespéré. En tant qu’humain, n’es-tu pas censé t’inquiéter pour moi ? Oubliez ce que signifie être Noir, Arabe, Russe ou Ukrainien. Regardez-moi simplement comme un être humain. »
Zain reprend la parole pour nuancer la perception de la crise au Soudan. « Oui, on nous dit que le Soudan traverse une crise ethnique interne, mais la réalité est bien plus complexe, explique-t-il. Des milices soutenues par des puissances étrangères aggravent la situation. Je n’ai pas peur de le dire : les Émirats financent les Forces de soutien rapide. »
« C’est la même dynamique que celle observée au Congo. Ce sont toujours les mêmes luttes, les mêmes oppressions, mais on isole ces conflits pour éviter de traiter le problème de fond », laisse-t-il tomber.
Un rendez-vous toutes les deux semaines
Il est 13 h passées, Zain affiche à nouveau un sourire, alors que la manifestation touche à sa fin. « Nous nous retrouverons toutes les deux semaines ici, à la même heure », annonce-t-il. L’objectif ? « Exercer davantage de pression pour que le Québec ouvre ses portes aux familles soudanaises. Plus nombreux, nous serons plus forts pour faire bouger les choses. »
Pour aller plus loin
*Access Now est un OBNL américain qui se concentre sur les droits civils numériques.
N.B. : Les propos de Zain Zarroug, de Mayada Ageeba et de Samia ont été traduits de l’anglais.