À l’occasion du 19e Sommet de la francophonie, qui s’est déroulé en France les 4 et 5 octobre dernier, La Converse et le Bondy Blog ont coorganisé une conférence intitulée “Parlons français” le 3 octobre 2024. Cet événement a mis en lumière des témoignages et des réflexions sur la langue française et son appropriation par les communautés racisées.
L’expression “parler français” signifie que l’on s’exprime correctement, de façon claire et compréhensible dans la langue. À l’opposé, ont dit que quelqu’un « parle français comme une vache espagnole » lorsqu’il a du mal à se faire comprendre. Mais, dans le langage courant, « parlons français » s’utilise également pour dire que l’on souhaite avoir une discussion franche, honnête, comme l’ont fait les trois panélistes de la conférence.
Pour ce premier événement conjoint autour de la francophonie, réalisé grâce au soutien financier du ministère de la Culture et des Communications du Québec, un panel de personnalités engagées était réuni : Emeline Odi, journaliste pigiste au Bondy Blog et membre de l’Association des Journalistes Antiracistes et Racisé·e·s (AJAR) ; Anina Ciuciu, avocate et fondatrice du collectif L'École pour Tous ; et Fatima Hammouch, responsable Narrations au sein de l’association féministe Lallab.
Les modératrices, Sarah Ichou, directrice du Bondy Blog, et Lela Savić, fondatrice et rédactrice-en-chef de La Converse, ont animé ce dialogue autour des enjeux raciaux et linguistiques du français devant un public éclectique.
Le Bondy Blog est un média en ligne né au moment des révoltes urbaines de 2005, après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents électrocutés dans l’enceinte d'un poste électrique où ils se sont cachés pour échapper à un contrôle de police. Près de 20 ans plus tard, Le Bondy Blog continue de « raconter le quotidien de celles et ceux que l’on n’entend pas ou dont la parole est déformée, stigmatisée, minoritaire ». Des deux côtés de l’océan atlantique, le Bondy Blog et La Converse partagent ainsi une même mission de représentation des communautés marginalisées et invisibilisées dans les médias.
« C’est une langue de survie au départ pour moi »
Si la question de la francisation est souvent celle qui revient le plus lorsqu’il est question d’immigrants ou de communautés, en réalité, les défis spécifiques que vivent les personnes racisées vis-à-vis de la langue française sont bien plus vastes. En France comme au Québec, le premier d’entre eux est celui de la rencontre avec une langue qui leur est étrangère.
Fatima Hammouch, dont les parents ont émigré en France, en a fait la douloureuse expérience. « C'est une langue de survie au départ pour moi. C’était les lettres administratives qu’on recevait à la maison, où on ne parlait pas français. Mes parents parlaient uniquement Amazigh, même pas arabe, donc on était déjà une minorité au Maroc. C’est une langue que j’ai apprise par le bout administratif pour pouvoir lire ces papiers et les expliquer à mes parents, ou prendre les rendez-vous à la CAF en me faisant passer pour une adulte au téléphone alors que j’avais sept ans et demi… Il fallait que je maîtrise le français, car c’était le trait d’union entre ma famille et le monde extérieur, les médecins et les professeurs, je n’ai pas eu le temps de l'apprécier. Je ne l'ai vraiment appréciée que bien plus tard avec les livres », confie-t-elle. C’est à travers un vocabulaire finalement très « utilitaire » que Fatima Hammouch rencontre le français.
Cette première impression ne fait que se renforcer lorsqu’elle ressent un rejet de la société française envers sa mère. « À 12 ans j'ai vu à la télé un débat abject sur le foulard alors que ma mère le porte et que je l'aime ! J'étais en colère de la voir se faire insulter et humilier à cause de la représentation qu'on fait d'elle et qu'elle ne pouvait pas se défendre, car elle maîtrisait mal le français », se souvient-elle. Un épisode traumatique a fondé l'engagement de Fatima Hammouch qui se décrit comme une « femme musulmane française et marocaine ». Aujourd'hui, celle qui a appris à aimer la littérature française, est responsable Narrations chez Lallab, une association féministe et antiraciste dont « le but est de faire entendre les voix et de défendre les droits des femmes musulmanes ».
Anina Ciuciu aussi, a rencontré la langue française dans les formulaires administratifs après avoir quitté la Roumanie où elle vivait avec sa famille dans un quartier Rom. « C'est ma troisième langue, car je suis Rom, puis j'ai appris le roumain avant d'immigrer en Italie et finalement en France », témoigne l’écrivaine et avocate. Ses parents ont en effet pris la décision de quitter le pays après avoir subi des discriminations racistes et ont été licenciés.
Arrivée en France après un exil éprouvant de plusieurs mois à travers l’Europe, Anina Ciuciu découvre la stigmatisation dont sa communauté fait aussi l’objet en France. « Mon engagement a commencé un peu comme Fatima, je le décris dans mon autobiographie, lorsque je voyais ma mère se cacher quand elle venait me chercher à l'école, car elle ne voulait pas que les autres enfants sachent que je suis Romani. C'est violent, c'est une injustice ! », souffle-t-elle.
Anina Ciuciu a ainsi transformé la honte et la colère en un moteur pour dénoncer les préjugés dont les Roms font aujourd’hui encore l’objet. « Pour changer la réalité de ceux comme moi, j'ai décidé d'étudier le droit. Quand j'ai passé le barreau, je ressentais le besoin d'aller plus loin, car le racisme est structurel et le changement doit l'être aussi. C'est pour ça qu'on a fondé l'École pour Tous qui est un outil de plaidoyer afin d’obtenir des changements institutionnels concrets. On a par exemple fait changer la loi pour se battre contre les refus d'inscriptions scolaires racistes en allant devant le Conseil d'État, qui nous a donné raison », explique celle qui a fondé cette association qui accompagne des enfants et des jeunes issus de groupes marginalisés (Roms, mineurs isolés, résidants de bidonvilles ou squats…).
Selon elle, la langue d’origine est un vecteur d'identité et de résistance, en particulier pour les minorités souvent invisibilisées par la domination du français.
Pour aller plus loin:
- Coupes budgétaires dans la francisation : une nouvelle barrière pour les immigrants
- Au Maroc, l’anglais fait de l’ombre au Français
- Montée de l’extrême droite : ces Français du Québec issus de minorités ne veulent plus repartir
- Série – Langue(s) et origine(s) par Bondy Blog
- En finir avec le mot « blédard » par Bondy Blog
« On enrichit la langue par notre argot »
Si les pays de la francophonie partagent une même langue, force est de constater qu’elle varie en fonction des pays et des époques. En France et au Québec, les vagues successives d’immigration ont donc contribué à l’évolution de leur langue d’adoption.
Pigiste au Bondy Blog, Emeline Odi se spécialise en journalisme sportif tout en militant pour une meilleure représentation des personnes racisées dans les médias, au sein de l’Association des Journalistes Antiracistes et Racisé·e·s (AJAR) : « Avec l'AJAR on s'adresse aux rédactions pour changer la façon dont ils représentent les personnes racisées, par exemple le fait de mettre en avant les traits physiques d'un sportif noir, alors qu’on ne le fait pas avec les autres. À ma manière, j'essaie de changer le narratif en travaillant avec des médias comme Bondy Blog. »
Selon elle, l’évolution de la langue française est un symbole important mais pas toujours reconnu. « En tant que jeunes des quartiers populaires, on enrichit la langue par notre argot qui rentre dans le dictionnaire officiel, et pourtant, la société refuse la richesse que l'on peut apporter, ou la voit comme un dévoiement alors que toutes les langues vivantes évoluent. On refuse cet apport de l’argot romani, du mushi de Côte d’Ivoire ou encore de l’arabe, de toutes ces langues issues des anciennes colonies », estime Emeline Odi.
Dans le public, ces paroles font réagir Djibril, un jeune étudiant : « C’est surtout à travers le rap français, francophone, que les quartiers se sont approprié la langue et ont réussi à gagner des combats. Quand il y a 20 ou 30 ans, le rap était considéré comme un truc de zoulou (jeune voyou, NDLR.), maintenant les rappeurs sont récompensés aux Victoires de la musique. Ce n’est peut-être pas à travers la littérature ou le cinéma, mais on a réussi à se réapproprier la langue à notre façon. »
Cela illustre la façon dont la culture populaire peut servir de plateforme aux voix souvent marginalisées. Pourtant, les premières générations d’immigrants ont souvent privilégié le français à leur langue maternelle auprès de leurs enfants, « sans doute pour qu’ils s’intègrent plus facilement » selon Fatima Hammouch.
Des langues d’origine à revaloriser
Emeline Odi regrette de ne pas pouvoir s’exprimer dans les langues d’origine de ses parents. « Le Français est une langue que j'ai aimée à travers la littérature, je faisais des caprices pour avoir des livres, pas pour des jouets quand j'étais petite, mais j'ai aussi la frustration de ne pas parler les langues de mes parents. J’ai remarqué que mon père a mis un point d’honneur à parler français à la maison, mais ne m’a jamais appris les langues qu’il parle : le lingala et plusieurs langues parlées au Congo, ainsi que le russe. C’est un peu frustrant pour moi », confie la journaliste.
Un sentiment de perte d’une partie de leur identité qui résonne auprès des deux autres panélistes. « Le français est la langue que je pratique le plus puisque je travaille en français et j’ai écrit un livre en français, mais c’est extrêmement important pour moi de garder ma langue maternelle et d’enseigner à ma fille le romanès, souligne Anina Ciuciu. « Historiquement, c’est une langue de résistance pour les Roms, car elle n'était pas comprise par nos oppresseurs (les Roms ont subi un génocide durant la Seconde Guerre mondiale, NDLR.), donc je pense qu'il faut préserver cette langue qui est en danger. C'est très important pour toutes les personnes qui parlent une langue minoritaire face au français qui est la langue dominante. C’est un véritable effort à faire pour maintenir nos langues, car on oublie que, pour la majorité des millions de personnes dans le monde qui parlent français, il ne s’agit pas de leur langue maternelle », affirme Anina Ciuciu.
Selon Fatima Hammouch, ce retour aux racines linguistiques ne peut se faire qu’en redorant les cultures des minorités. « La francophonie est souvent perçue à travers une esthétique coloniale, où certaines langues, comme l'arabe, sont dévaluées. Il y a une éviction des quartiers, des minorités, pour maintenir l'élite francophone. La francophonie racisée, ce sont des voix comme celles de Leïla Slimani ou Tahar Ben Jelloun, qui, bien que talentueuses, proviennent souvent d'une élite qui maintient la domination. » Pour contrer les stéréotypes négatifs liés aux origines du locuteur, la valorisation de la diversité linguistique serait donc un prérequis.
Selim, un jeune contributeur du Bondy Blog, partage cette analyse. « Le français est une langue qui évolue et qui est vivante mais typiquement, quand certains ont dit qu’Aya Nakamura ne devait pas chanter aux JO et qu'elle ne parle pas français, on voit que cet enrichissement est rejeté. Il faudrait remettre des récits sur les langues et les cultures, comme l’arabe qu’on a longtemps dit être une langue d’immigré et de pauvre, ou toutes les autres langues minoritaires ou d’anciennes colonies », confie celui qui se destine à une carrière de journaliste.
Finalement, cette première conférence conjointe par Bondy Blog et La Converse a permis un partage d’expériences aussi diverses de par l’histoire propre à chacune, que similaires de par les schémas communs qui lient toutes les personnes racisées dans leur rapport parfois ambigu au français.
En conclusion, les trois intervenantes ont mis l’accent sur l’importance de la « solidarité intersectionnelle » et de la lutte contre le racisme au sein même des communautés racisées afin de construire une francophonie d’inclusion et de valorisation de toutes ses identités : « Au lieu de nous diviser, nous devons mener ce combat ensemble», conclut Émeline.