Avec sa moustache à l’ancienne, ses ceintures à grelots et du haut de ses six pieds, Achraf El Abed est un danseur professionnel de danse populaire féminine au Maghreb. En Tunisie, il est une célébrité qui danse, oui, mais à la manière des femmes. De quoi choquer, ou du moins, surprendre. Gay et activiste par son art, menacé de mort dans son pays, il est réfugié au Canada depuis 2022. Pourtant, rien n’éloigne son cœur de la Tunisie qu’il aime par-dessus tout et qu’il espère retrouver un jour.
« Je suis amazigh, africain, arabe, musulman et j’ai un grand-père juif allemand… Je représente la Tunisie et tous ses mélanges. Quand je danse, ça sent le bled », explique Achraf El Abed en riant. « Je recrée l’ambiance tunisienne et c’est pour ça que les gens viennent me voir performer. Et croyez-moi, en Tunisie, on sait faire la fête ! » raconte celui qui a dépoussiéré une danse longtemps réservée aux classes populaires et quelque peu dénigrée pour cette même raison. Comme une madeleine de Proust, il ravive les mémoires de la diaspora tunisienne, mais aussi maghrébine et moyen-orientale du Québec.
La Converse l’a rencontré chez lui, dans son univers, musique d’Oum Kalthoum en fond, pour échanger sur sa vie, son parcours artistique et son activisme. Souriant et accueillant, il arbore fièrement ses bagues, ses boucles d’oreilles et un grand éventail sur lequel il est écrit « Amour ».
Danser comme les femmes, une passion depuis toujours
C’est à l’âge de quatre ans que tout a commencé pour Achraf El Abed. « Je m’en souviens comme si c’était hier. Au mariage de l’un de mes cousins, ma mère a fait une surprise aux mariés. Elle est montée sur scène avec une perruque, une tenue de danseuse orientale et elle a dansé. Personne ne l’a reconnue, mais moi, si. Je me souviens de sa robe rouge brodée d’argent, je me souviens de tout. J’ai découvert la danse ce jour-là. J’ai été époustouflé. Depuis, je n’ai jamais arrêté de danser », se souvient-il.
Achraf El Abed a grandi dans une famille tissée serré du quartier de La Marsa, à Tunis, entouré de sa mère, de ses tantes, et surtout de sa grand-mère adorée, la matriarche. « J’ai été élevé dans une maison multigénérationnelle et j’ai découvert mon côté féminin au contact de toutes ces femmes qui m’ont appris la liberté. Le contexte n’était pas évident car ma mère, en tant que femme divorcée à une époque où il y avait peu de divorces, a vécu de la discrimination. J’ai grandi en m’inspirant de sa force », confie-t-il.
« Lorsque j’avais cinq ans, ma mère m’a mis un foulard sur les hanches à une fête d’anniversaire et j’ai dansé comme elle. Tout le monde m’a applaudi. Je me suis senti tellement heureux, j’étais sur scène pour la première fois, confie-t-il avec émotion. Depuis, j’ai dansé avec de grandes compagnies tunisiennes, sur les scènes du monde entier. Pourtant, plus jamais je n’ai atteint à nouveau cette joie ».
Pendant sa petite enfance, Achraf El Abed danse donc en imitant sa mère, sous le regard charmé de sa famille. « Et puis un jour, vers l’âge de huit ans, on m’a dit arrête de danser, c’est pour les femmes ». Ce n’est pas le fait de danser qu’on me reprochait, car les hommes dansent en Tunisie, mais la manière dont je dansais. Tant que j’étais petit, on m’encourageait. Puis ça s’est arrêté, d’un coup. La seule question que je me posais, c’est : pourquoi ? », poursuit-il. Une incompréhension totale pour l’enfant, plongé brusquement dans une logique imposée par la société. Il continue néanmoins, mais uniquement lorsqu’il est seul et qu’il se sent en sécurité. Et toujours avec ce sentiment de honte, de hchouma, un mot maghrébin qui fait référence au scandale mais aussi à la pudeur dont il faut faire preuve en société.
Le stambeli, la transe dansée héritée des esclaves
C’est le stambeli, une danse spirituelle tunisienne héritée des populations noires esclavagisées, qui lui permettra de danser à nouveau devant un public. « J’ai grandi avec ce rituel ancestral fait de transe dansée et de musique, grâce à ma famille, et particulièrement ma grand-mère, qui organisait chaque année chez elle des rassemblements de stambeli. Cela a toujours fait partie de ma famille », explique Achraf El Abed. « Cette tradition spirituelle n’est pas genrée. À l’âge de douze ans, je dansais pour appeler les esprits, comme le veut la tradition stambeli, et j’appelais les esprits… féminins. Peu importe la façon dont je dansais, j’étais légitime », partage-t-il.
Dans une société où le corps masculin domine, le stambeli offre un espace où le divin féminin et le divin masculin sont à égalité. Ainsi les hommes et les femmes traversent la frontière du genre, souvent par le travestissement, pour appeler les esprits et les saints. Lorsqu’il comprend qu’il est gay, à l’adolescence, Achraf El Abed se sent particulièrement à sa place dans cette communauté où la frontière entre les genres est floue. « Je n’avais pas besoin d’annoncer ma sexualité, je faisais partie de cette communauté spirituelle et j’étais accepté pour qui j’étais ».
Dans sa vie d’adolescent, Achraf El Abed continue également de danser : « Je sortais en cachette dans les bars et les boîtes de nuit gay friendly de Tunis. L’homosexualité ne se dit pas dans ces bars, mais tout le monde le sait. C’est là, la première fois que j’ai dansé sur une table. C’était une sensation incroyable ».
La libération par la danse
C’est à l’université qu’il prend réellement son envol et découvre qui il est. « J’ai découvert à l’université ce que signifiait être homosexuel. J’ai aussi découvert la culture, la beauté, la vie. Je me suis libéré ». Pour continuer de danser, il entre dans un club de performance corporelle. Autodidacte et à peine entré dans le club, il est repéré pour son talent. Alors qu’il n’a aucune expérience, une professeure lui propose de se produire en spectacle aux côtés d’une ballerine. « Je n’avais aucune expérience. Pourtant elle m’a dit : « Si, tu es un danseur professionnel. Tu as quelque chose, fais-toi confiance. C’est là que tout a commencé ».
Très vite, il danse avec les plus grands performeurs et performeuses de Tunisie. Il mélange sa connaissance du stambeli avec le street jazz, le contemporain… Il observe, apprend vite et performe en improvisant. Un des maîtres du ballet national de Tunisie, parmi les fondateurs de la troupe nationale de danse de Tunisie, le prend sous son aile. Avec sa troupe, il est invité à danser partout au pays et intègre de plus en plus la danse populaire tunisienne. « Pour moi, le chaâbi tunsi, c’est de la joie pure. Les hommes ont toujours dansé, ne serait-ce que parce que les femmes n’étaient pas autorisées à danser en présence d’hommes pendant longtemps. Soit les hommes danseurs cachaient sous un voile leurs attributs masculins, soit ils se travestissaient. J’ai eu la chance d’être l’un des derniers élèves d’une danseuse travestie. Pour moi, la danse a été libératrice car je ne pouvais pas dire ouvertement que j’étais homosexuel. Je le disais en dansant », confie-t-il.
Petit à petit, il arrête le design et les arts appliqués dont il est diplômé et qui le font vivre, pour se consacrer à temps plein à cet art. La danse populaire tunisienne, longtemps sous-estimée, prend de l’ampleur et Achraf El Abed est de plus en plus demandé pour des tournées en Tunisie et à l’international.
Il reste fidèle au stambeli la journée. Mais la nuit, il arbore avec fierté ses grelots aux pieds, ses bijoux et ses tenues féminines brodées en soie, et danse le chaâbi. Sa famille, à l’époque, ne sait pas qu’il est passé de la danse sacrée stambeli au chaâbi féminin. « Elle l’a appris en me voyant danser à la télévision. Toute ma famille m’a dit que c’était honteux, hchouma. Pour mon père, j’ai sali le nom de notre famille. Je n’ai pas vu mes demi-frères du côté de mon père depuis dix ans. Ma mère a essayé de me convaincre d’arrêter. Comment pouvais-je lui faire ça, à elle, la femme divorcée déjà stigmatisée… Mais je ne regrette rien. Ma légitimité sur scène me donne une assurance par rapport à ma famille. Je me fiche de ce que pensent les gens maintenant. Que voulez-vous dire, que je suis gay ? Eh bien oui », assume-t-il.
Harcelé, insulté et adulé à la fois
Achraf El Abed devient célèbre en Tunisie. Une popularité qui le met toutefois en danger : la société stigmatise et condamne l’homosexualité. C’est également un crime passible de trois ans d’emprisonnement selon l’article 230 du code pénal, hérité de la colonisation française.
Harcelé, insulté et adulé à la fois, parfois par les mêmes personnes, il ne sort plus sans écouteurs sur les oreilles et lunettes de soleil. Son frère perd plusieurs fois son emploi car il est le frère de « la danseuse ». « Au début, je restais impassible. Puis, quand cela a commencé à toucher ma famille, je me suis mis à répondre et à me défendre, ça me touchait vraiment. Je vivais du cyberharcèlement, du harcèlement de rue. Ma mère avait peur en lisant la presse et les réseaux sociaux, elle me disait “Achraf, ils vont te tuer”. J’ai reçu deux menaces de mort sérieuses et quand je suis allé voir la police, le policier m’a répondu que je n’avais qu’à arrêter de danser. Mais la danse, c’est toute ma vie ! », explique-t-il.
Trouver refuge à Montréal
« Je ne voulais pas quitter la Tunisie. J’aime mon pays. Je n’ai jamais ressenti autant d’amour que chez moi, malgré les difficultés. Quand j’ai appris qu’à chaque endroit où je me produisais, un homme que je ne connaissais pas me cherchait, j’ai compris que j’étais réellement en danger. J’ai ouvert mon passeport, regardé lequel de mes visas pour l’étranger était encore valide. J’en avais un pour le Canada puisque j’y avais été invité pour une série de représentations. Sans le dire à personne, je suis parti. Au départ, c’était pour fuir ce harcèlement, pas forcément pour rester à Montréal. J’ai été hébergé deux mois par un ami tunisien, lui aussi activiste, et j’ai finalement décidé de rester et de demander l’asile. J’adore Montréal. J’essaie de m’y recréer une “famille” : danseurs, danseuses, personnes de la communauté LGBTQIA+, immigré.es, réfugié.es… », raconte Achraf El Abed. « Je me sens évidemment d’autant plus à l’aise à l’intersection des luttes, avec les personnes LGBTQIA+ arabes. Avec eux, avec elles, je ne me sens pas jugé ».
Achraf El Abed continue de se produire au Québec : Festival Orientalys, Festival du Monde arabe, journées communautaires, soirées arabes telles que Laylit ou Haram Party, résidences artistiques… Depuis son arrivée en avril 2022, il a performé presque trois cents fois.
Pourtant, même à Montréal, les insultes continuent. Aux insultes homophobes s’ajoutent les insultes racistes que doit subir le danseur, notamment sur les réseaux sociaux. « Je suis un homme tunisien, musulman, qui danse une danse féminine. Je n’ai pas à me justifier », partage le danseur qui continue de défendre les droits LGBTQIA+ ainsi que son art dans des panels et des conférences. Il espère aussi participer à changer l’image des Nord-Africains, des Arabes, des Musulmans. « Beaucoup de gens nous imaginent comme des machos moustachus violents, vivant dans nos tentes, dans le désert. J’aide à changer cette image. Je suis fier d’être qui je suis. J’ai reçu un héritage. Certes, un héritage dans une boîte, mais je pense en dehors de cette boîte ».