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Violences conjugales dans les relations lesbiennes – le long cheminement des victimes
Illustration: Sonia Ekiyor-Katimi
8/1/2025

Violences conjugales dans les relations lesbiennes – le long cheminement des victimes

temps de lecture:
5 Minutes
Initiative de journalisme local
Journaliste:
ILLUSTRATEUR:
Sonia Ekiyor-Katimi
COURRIEL
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Note de transparence

Les victimes de violence conjugale dans les couples de femmes souffrent d’un manque de représentation et de ressources qui freine leur prise de conscience et leur reconstruction. Rencontre avec trois femmes qui ont vécu des violences de la part de leur partenaire.

Alors qu’elle vient à peine de répondre à notre appel, Hélène* nous interpelle sur l’importance de cet article. « Je pense qu’on n’en parle pas assez », dit-elle à propos de la violence conjugale dans les couples lesbiens. Nous avons nous-même eu beaucoup de difficulté à trouver des informations sur le sujet.

Cette Montréalaise d’une trentaine d’années est l’une des trois personnes qui ont accepté de nous parler au téléphone pour nous raconter leur histoire. La voix douce, posée, elle s’exprime avec clarté, malgré les émotions qui sous-tendent son récit. Sa « première relation sérieuse » a duré huit ans. Au début, « tout allait bien, c’était le conte de fées ». Mais au fil des années, Hélène en est venue à s’interroger sur les propos et les comportements de sa conjointe, qui s’apparentaient à de la violence psychologique. « Plus j’apprenais à la connaître, plus j’avais des red flags. » Sa partenaire la dénigrait en public, évoquant par exemple son manque d’intelligence, l’éloignait de ses proches et lui faisait du chantage. Elle a même fini par lui faire subir de la violence physique. Ces agressions ont marqué un tournant et ont permis à Hélène de prendre conscience qu’elle était victime de violence conjugale. 

 

Des ressources hétéronormatives

En théorie, tous les organismes québécois spécialisés en violence conjugale sont ouverts aux victimes des communautés LGBTQ+. Mais selon la directrice du Centre de solidarité lesbienne (CSL), Audrey Mantha, la plupart de ces services « sont encore hétéronormatifs » et tiennent pour acquis que la violence conjugale est celle exercée par un homme sur une femme. « La violence entre femmes est encore malheureusement minimisée », ajoute-t-elle, et il peut arriver que les intervenants remettent en question l’expérience des victimes. Intervenir auprès de minorités sexuelles et de genre oblige également à utiliser un vocabulaire adéquat, à ne pas poser de questions intrusives et à adopter une approche intersectionnelle – ce que les organismes généraux tardent parfois à faire. En conséquence, il est fréquent que des victimes lesbiennes ne divulguent pas le genre de leur partenaire en recourant à ces services, ou ne les consultent tout simplement pas, par crainte de vivre de la discrimination, rapporte Mme Mantha. 

Le Centre de solidarité lesbienne est aujourd’hui le seul organisme au Québec qui traite les personnes qui subissent des violences conjugales et intimes lesbiennes. Situé à Montréal, il accompagne des victimes lesbo-queer dans le cadre de groupes de parole et de séances d’intervention individuelle. Il privilégie une approche « par et pour » la communauté lesbienne et queer. « C’est ce qui fait notre force », estime la directrice, car les victimes n’ont pas à faire de coming out auprès des usagères et des intervenantes. L’organisme est un lieu de regroupement, où les victimes peuvent collectiviser leurs récits. « On a besoin de voir que leur réalité est commune », souligne Mme Mantha. Cet espace de soutien inclusif mis en place par le CSL reste toutefois limité aux quelques dizaines de participantes que l’organisme peut accueillir.

 

Des violences qui sont principalement psychologiques

Selon Audrey Mantha, la violence conjugale peut être « physique et sexuelle, mais aussi psychologique et économique ». Dans le cas des relations lesbiennes, les violences sont principalement psychologiques, selon la chercheuse en sexologie Macha Loniewski. Elle l’explique notamment par la socialisation genrée, qui inculque aux femmes davantage de réserve sur le plan physique. La violence s’exprime alors de manière « plus détournée et émotionnelle ».

Nous nous sommes entretenus avec Florence*, qui souhaitait raconter son histoire pour montrer que la violence peut aussi être psychologique, « contrairement à ce que l’on croit », assure-t-elle. La quarantaine, Florence est enseignante en région. À la pause du midi, alors que sa salle de classe est vide, elle prend le temps de nous appeler pour témoigner des violences psychologiques qu’elle a vécues pendant une relation de 11 ans avec son ex-femme. Le souffle parfois coupé, elle énumère les remarques et les comportements « très subtils » qu’elle a subis quotidiennement. « Elle faisait sans arrêt des commentaires dénigrants », « fouillait dans mon cellulaire », « me gaslightait » et « m’isolait de plein de monde », se souvient-elle. Avec du recul, elle estime que, « chez les couples lesbiens, la violence est comme plus sournoise ».

Bien que la violence psychologique puisse être similaire à celle vécue dans les couples hétérosexuels, certaines de ses expressions sont propres au contexte LGBTQ+. Sa partenaire n’étant pas out, Florence était tenue d’être « discrète » sur son orientation sexuelle. « Avant, je m’habillais de manière plus masculine, j’avais les cheveux courts, mais là je n’avais plus le goût » en raison de la pression exercée par sa compagne. Selon Audrey Mantha, le dénigrement de l’identité est l’une des « formes spécifiques » de la violence intime lesbienne. Elle consiste à dévaloriser ou à humilier sa partenaire sur la base de son identité LGBTQ+. Le dévoilement forcé – qui consiste à révéler l’identité ou l’orientation de sa partenaire sans son consentement – est également une forme propre à la violence queer.

 

Des violences invisibles

Malgré la gravité des violences psychologiques, les victimes ne prennent pas toujours la mesure de la situation. « Je n’ai rien vu pendant 11 ans de temps ! » regrette Florence. « Nommer la violence, c’est difficile parce qu’on s’imagine toujours que c’est super gros. […] Je ne me suis jamais fait pousser ou frapper ; peut-être que ça aurait été plus évident de le réaliser si ça avait été le cas », concède-t-elle. L’idée que la violence est avant tout physique reste largement ancrée dans l’imaginaire des victimes, qui banalisent malgré elles les comportements psychologiques nocifs. « Ce sont des petites affaires vraiment banales et quotidiennes. Prises individuellement, elles apparaissent insignifiantes », témoigne Florence.

La difficulté qu’ont les victimes lesbiennes à comprendre qu’elles subissent de la violence peut être imputée au genre de l’agresseuse. Selon Claudine Thibaudeau, travailleuse sociale à SOS violence conjugale, « la violence conjugale est davantage associée aux hommes », y compris dans l’imaginaire des victimes, faisant en sorte qu’il est « plus difficile de la nommer lorsqu’elle provient d’une femme ». Hélène estime qu’il aurait en effet été plus facile de qualifier la situation de violente si l’auteur des faits avait été un homme. Elle l’explique par le fait que les violences conjugales LGBTQ+ soient « pas mal moins représentées que la violence hétéro ». 

Si peu d’études ont été menées sur la question au Canada, on estime qu’aux États-Unis, 25 à 40 % des femmes en couple homosexuel ont déjà subi de la violence conjugale, selon The Williams Institute. Malgré cette réalité, les violences conjugales évoquées dans la sphère politique et médiatique demeurent essentiellement hétérosexuelles. « La première explication, je pense, c’est que les femmes vivent dans une société où elles sont moins visibles que les hommes. […] Donc, un couple de femmes, c’est d’autant moins visible », estime Audrey Mantha. En conséquence, les victimes lesbo-queer « ne se reconnaissent pas dans la violence conjugale et n’ont pas assez d’informations sur ces relations-là ». 

C’était le cas d’Olivia*, une résidente de Longueuil de 23 ans. Après quelques hésitations, elle revient sur sa première relation amoureuse, qu’elle a vécue à l’adolescence. Sa partenaire la pressait pour qu’elles aient des rapports sexuels, jusqu’à ce qu’elle la contraigne à en avoir un, malgré son refus. C’est au bout de « un ou deux ans » qu’Olivia est parvenue à poser le mot « viol » sur cet événement. « Je me battais déjà pour les droits des femmes, j’étais révoltée contre les agressions sexuelles qu’elles pouvaient subir. Mais dans mon esprit, c’était impossible que ça m’arrive à moi. » Olivia n’associait pas les violences sexuelles aux relations lesbiennes. « J’entendais beaucoup d’histoires de viols d’hommes hyper violents, et je n’ai pas tout de suite fait le lien avec ce que j’avais vécu », se remémore-t-elle. 

 

Des relations de pouvoir entre femmes

« Tout comme dans la société en général, il y a des rapports de pouvoir à l’intérieur de nos communautés [LGBTQ+] », relate Audrey Mantha. Même si les couples de femmes se soustraient à la domination de genre d’un homme sur une femme, d’autres mécanismes de domination peuvent s’y instaurer. Au Centre de solidarité lesbienne, Mme Mantha doit ainsi composer avec des violences conjugales basées sur l’identité de genre ou l’orientation sexuelle de la victime. Les personnes bisexuelles sont par exemple plus à risque de vivre de la violence, en raison de certains mythes voulant qu’elles « couchent avec tout le monde ou soient à haut risque d’ITSS », selon Mme Mantha . L’intervenante témoigne aussi régulièrement de discriminations sur la base du statut migratoire de la victime. « Les personnes sans statut sont vraiment vulnérables sur le plan de la violence intime et conjugale », selon Mme Mantha, leur réalité pouvant être utilisée comme un élément de chantage par leur partenaire.

Dans la relation violente qu’elle a vécue, Hélène estime qu’un déséquilibre s’était établi sur une base économique et académique. « Elle travaillait dans un domaine qui lui rapportait beaucoup, et moi, j’avais un travail bas de gamme ; c’est donc elle qui ramenait l’argent. » Sa partenaire profitait alors de cet avantage financier pour la contrôler et lui faire du chantage. « Elle jouait aussi sur sa supériorité intellectuelle », raconte-t-elle, son ex-conjointe la dénigrant parfois en public en raison de son niveau d’étude plus bas. « Elle était douée en dessin, en mathématiques, en écriture, en langues… moi j’étais la bonne à rien. »

Pour sa part, Olivia raconte que son ex-copine utilisait son manque d’expérience sexuelle pour lui imposer ses pratiques. « Elle n’arrêtait pas de me dire qu’elle avait déjà eu une relation, […] et que ce n’est pas moi qui allais lui apprendre à faire l’amour, vu que je n’avais aucune expérience là-dedans. » 

Pour Audrey Mantha, être dans une première relation est un  facteur de vulnérabilité à la violence. Dans un contexte où les représentations amoureuses et sexuelles LGTBQ+ sont plus rares, la personne la plus novice a moins de connaissances du fonctionnement d’une relation. « Tu n’as pas nécessairement les informations, et tu te retrouves à avoir des pratiques qui ne correspondent pas à ce que tu souhaites, parce que ta partenaire te dit que c’est ça, une relation lesbienne. »

Une solidarité qui complique la rupture

« C’est toujours difficile de sortir d’une relation violente ; c’est rare que ça se fasse juste d’un coup », explique Audrey Mantha. Dans les couples de femmes, certaines dynamiques peuvent retarder la rupture. Les partenaires vivent par exemple des oppressions communes liées à leur appartenance à des minorités sexuelles et de genre, ce qui engendre une solidarité qui complique la séparation. « Il y a une proximité émotionnelle qui est souvent plus importante. On voit ainsi des victimes qui veulent protéger leur partenaire », explique la directrice du CSL. 

C’est une des raisons pour lesquelles Hélène n’a pas quitté sa partenaire aussi vite qu’elle l’aurait souhaité. « Je voulais l’aider là-dedans, je voulais être la sauveuse, parce que je pense que chaque personne peut avoir du bon en soi. C’était une personne tellement intelligente, avec un grand cœur », confie-t-elle. Malgré son intention de changer les comportements de sa partenaire, les épisodes de violence se sont poursuivis. « Avec du recul, j’aurais dû m’en sortir bien avant, je n’aurais pas dû attendre huit ans. » 

Une fois la relation terminée, les violences intimes et conjugales poursuivent les victimes. Les conséquences sont multiples, à commencer par celles qui pèsent sur l’identité LGBTQ+. « C’est sûr que, dans nos populations, il va y avoir beaucoup de remises en question de l’orientation sexuelle », rapporte Audrey Mantha. « Ça peut paraître bizarre », mais il faut, selon elle, se rappeler le parcours parfois difficile qu’il faut traverser pour vivre une relation assumée avec une femme. Vivre des violences à l’intérieur d’une telle relation, « c’est un peu comme si on brisait leur idéal ». 

De fait, Florence estime que son identité lesbienne a été affectée par les violences proférées par son ex-conjointe. « Je ne savais plus qui j’avais le droit d’être, moi qui suis pleinement assumée en général. »

La sexualité peut aussi être touchée, et ce, peu importe la nature des violences. Selon la chercheuse en sexologie Macha Loniewski, il peut y avoir des « répercussions au niveau de la capacité à lâcher prise, à être satisfait sexuellement, […] ou à affirmer son consentement ». À la suite de sa relation avec une partenaire violente sur le plan sexuel, Olivia a éprouvé des difficultés à communiquer avec ses partenaires : « Je ne me sens pas libre de dire quand j’ai mal, quand je n’ai plus envie. » La jeune femme doit parfois trouver des stratégies non verbales pour signifier un refus, par crainte de le verbaliser. 

Lors des entretiens que nous avons eus avec elles, les femmes rencontrées ont longuement parlé de leurs relations et des violences qu’elles ont endurées. À la question « De quoi avez-vous besoin maintenant ? », une réponse revient : parler. Après de longues années à subir une violence conjugale taboue, les victimes ressentent l’envie de communiquer sur ce qui leur est arrivé. Malgré la gêne et la peur, Olivia l’a raconté autour d’elle, souhaitant que « des gens sachent ce qu’il s’était passé ». Florence, elle, a eu « besoin d’en parler énormément après, pour [se] faire reconnaître ». S’ouvrir à ses proches a été un moyen de retrouver sa personnalité et d’affirmer son « droit d’exister », alors qu’elle avait le sentiment de n’être « personne à côté d’elle ». Quant à Hélène, parler avec ses « deux sœurs et son meilleur ami formidables » constitue un soutien indispensable.

Tout n’est pas encore réglé, confie-t-elle : « Je veux retrouver ma liberté et être heureuse, mais je suis encore entachée par ce sentiment de peur et de colère. Parce que, pendant toutes ces années, je n’ai pas pu m’écouter. » Elle ne souhaite « que du bien [à son ex-conjointe], d’aller mieux et de se prendre en main. » Aux victimes, elle veut dire ceci : « Vous avez le droit d’être heureux, vous avez le droit d’être heureuse. Tout le monde mérite d’avoir de l’amour. »

*Les prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat des victimes.

L’actualité à travers le dialogue.
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