Par une douce nuit de novembre, six Palestiniens se réunissent dans nos studios chaleureusement éclairés pour se confier à La Converse. Un cercle est formé par des coussins de sol et des chaises, pour ceux dont les genoux ont parcouru trop de kilomètres pour s’asseoir par terre.
Imad, Nafisa, Fouad, Neda, Arwa et Asma ont tous grandi un peu différemment. Ensemble, ils représentent trois générations et ont vécu dans une douzaine de pays. Bien que leurs expériences, leurs personnalités et leurs opinions diffèrent, leurs histoires ont des points en commun. Tous ont fini par s’installer au Canada, mais tous espèrent retourner en Palestine, ne serait-ce qu’une journée. Tous partagent la même frustration face à la négligence dont fait l’objet leur douleur. Tous sont profondément affectés par la violence qui sévit dans leur pays.
Ils sont tous d’accord sur une chose : « la voix des Palestiniens doit être entendue. » C’est pourquoi, malgré la crainte de répercussions, ils prennent la parole aujourd’hui – pour leurs enfants, pour les autres Palestiniens, pour le monde entier – et pour eux-mêmes. Nous commençons par demander aux participants de se présenter, et leurs histoires fusent presque immédiatement.
L’histoire de Nafisa
« Ma maison est là, pourquoi n’y suis-je pas ? »
Nafisa est une Palestinienne de 78 ans qui parle avec animation et qui sourit beaucoup, surtout lorsqu’elle évoque avec tendresse ses petits-enfants et son travail de traductrice. Elle nous raconte comment sa famille a été forcée de quitter son foyer multigénérationnel de Ramallah lors de la Nakba de 1948.
« La Nakba, qui signifie « catastrophe » en arabe, fait référence au déplacement massif et à la dépossession des Palestiniens pendant la guerre israélo-arabe de 1948. Avant la Nakba, la Palestine était une société multiethnique et multiculturelle. (...) La Nakba a eu un impact profond sur le peuple palestinien, qui a perdu ses maisons, ses terres et son mode de vie », résume le site internet des Nations-Unies.
Les moindres détails de l’histoire de la Nakba sont gravés dans la mémoire de Nafisa: le canon rigide d’un fusil enfoncé dans la poitrine de son grand-père, puis retourné contre sa mère lorsque celle-ci tente de rentrer à la maison pour récupérer de l’argent, les soldats israéliens tirant sur les oliviers, dont les branches tombent sur la tête des membres de sa famille qui s’enfuient… Nafisa n’a que trois ans à l’époque.
« C’est l’histoire de ma mère. Elle la racontait jour et nuit, tous les jours », explique-t-elle. Nafisa et ses frères et sœurs sont ballottés en Palestine, et la famille est dispersée et recomposée, jusqu’à ce que tous se retrouvent en Égypte. Pendant ce temps, ses parents gardent l’espoir de retourner un jour dans leur terres d’origine.
« Ma mère et mon père sont décédés en espérant qu’ils reviendraient un jour à Ramallah » - Nafisa.
Nafisa raconte que, lorsque sa sœur s’est fiancée à un Égyptien, son père l’a déploré : « Oh, comment puis-je la donner à un Égyptien ? Nous retournerons en Palestine et nous la laisserons ici ! Non ! » Nafisa se souvient que les gens lui disaient qu’il se berçait d’illusions en pensant qu’il retournerait dans son pays.
« Ma mère et mon père sont décédés en espérant qu’ils reviendraient un jour à Ramallah », confie Nafisa. Cette dernière a réussi à retourner à Ramallah il y a une dizaine d’années avec ses enfants et son mari. Les gens lui ont dit que ce serait une expérience merveilleuse. Mais pour elle, retourner dans la maison de son enfance, où elle ne vivrait plus jamais, a été profondément douloureux.
« Lorsque nous sommes arrivés [dans la demeure de mon enfance], nous avons vu un juif qui vivait dans notre maison. Mon mari a dit : “Frappons à la porte. Peut-être qu’il nous permettra d’entrer.” Lorsqu’il a prononcé ces mots, je me suis effondrée. Je suis tombée par terre et j’ai pleuré à chaudes larmes. Il m’a mise dans la voiture, et nous sommes allés au centre de Ramallah, où nous avons vu les endroits où [le reste de] ma famille avait l’habitude de vivre. Ils ont tous été pris par les Israéliens », rapporte Nafisa.
Son visage radieux s’assombrit à ce souvenir. « C’est comme si tous les sentiments qui avaient été remisés étaient revenus... Ma maison est là, pourquoi n’y suis-je pas ? », demande Nafisa. Vivre dans d’autres pays ne lui a jamais donné le sentiment d’être chez elle. « Ce n’est pas seulement en Occident ; lorsqu’on est une personne apatride en Égypte ou en Arabie saoudite, on se sent seul... Lorsqu’on vit comme apatride, sans ambassade pour nous, sans personne pour nous soutenir, on a l’impression de n’être rien », regrette Nafisa.*
Elle affirme que son éducation a été son salut en lui permettant de réussir dans des pays où elle était considérée comme une étrangère, alors qu’elle s’est toujours sentie ainsi en Égypte, en Arabie saoudite puis finalement, au Canada.
« Lorsqu’on est une diplômée universitaire, on est une rareté en tant que femme », déclare Nafisa en se souvenant de sa vie de jeune adulte au Moyen-Orient. « Vous êtes donc éduquée. Vous réussissez très bien. Vous travaillez très dur. Mais personne ne vous considère comme une citoyenne de première classe », déplore-t-elle.
L’histoire de Fouad
« Voir les enfants de Gaza courir dans les rues et être bombardés a fait ressurgir mon traumatisme, parce que nous sommes des enfants de la guerre »
Fouad, qui est assis à côté de Nafisa, a lui aussi vécu la Nakba de 1948, à l’âge de quatre ans. L’aîné parle avec prestance et puise dans sa vaste connaissance de l’histoire et des événements politiques qu’il a vécus, citant des projets de loi et des politiciens, joignant une bibliographie à son histoire personnelle, à ses croyances et à ses sentiments.
Il est né à Haïfa, ville qui fait aujourd’hui partie d’Israël, dans une maison dont la rue porte le nom de sa famille : la rue Sahyoun. Au début, son grand-père, qui a été maire adjoint de Haïfa pendant plus d’une décennie, dit à sa famille de ne pas s’inquiéter des tensions croissantes dans la région. Mais un jour, la violence est venue cogner à leur porte.
« Lorsque le cousin de ma mère est venu nous apporter de la nourriture, on lui a tiré dessus et il est mort devant notre maison. C’est à ce moment-là que mon grand-père a dit à ses enfants [de fuir] », raconte Fouad. Le père de Fouad les a conduits, lui et son frère âgé d’un an, à la maison de ses grands-parents à Beyrouth. En chemin, son père s’est rendu à la banque pour retirer de l’argent afin de rembourser un prêt. « C’est une indication pour vous montrer l’état d’esprit dans lequel ils étaient. Ils n’ont jamais imaginé qu’ils ne seraient pas autorisés à rentrer. Tous mes oncles se moquaient alors de mon père », raconte Fouad, faisant preuve d’humour dans cette sombre situation.
« Vous êtes venus envahir un pays très pacifique où les juifs, les chrétiens et les musulmans vivaient très paisiblement ensemble. Vous êtes venus avec des armes au lieu d’acheter des propriétés, vous avez chassé les gens. » - Fouad
Sa famille s’est finalement installée en Égypte en mars 1948. « Évidemment, nous n’avons jamais pu y retourner, jusqu’à ce que nous devenions citoyens canadiens », explique Fouad.
Sa femme, ses enfants et lui sont devenus Canadiens en 1994 et sont retournés en Palestine à la fin des années 1990. Un documentaire de 2011 intitulé Fouad’s Dream (Le rêve de Fouad) évoque l’un des voyages de Fouad en Palestine, au cours duquel il retourne dans la maison de son enfance et réfléchit à l’histoire de la région.
Fouad profite de cette soirée de dialogue pour adresser un message au public canadien : « Le partage de la Palestine a été une erreur historique, dans le contexte de l’époque coloniale de l’Empire britannique. Des Français et des Anglais se séparaient alors le monde entier... Vous êtes venus envahir un pays très pacifique où les juifs, les chrétiens et les musulmans vivaient très paisiblement ensemble. Vous êtes venus avec des armes au lieu d’acheter des propriétés, vous avez chassé les gens », déclare-t-il.
« Ce n’est pas une histoire vieille d’un an. Ce sont des vérités que nous devons exprimer et dire aux gens, et nous avons les moyens de le faire. Personnellement, voir les enfants de Gaza courir dans les rues et être bombardés a fait ressurgir mon traumatisme, parce que nous sommes des enfants de la guerre », confie Fouad, son envolée de grand orateur s’estompant à mesure que sa voix se brise sous le coup de l’émotion.
L’histoire d’Imad
« Moi, ma génération et mes enfants continuons à voir ces déceptions causées par les armées arabes, les régimes arabes, la communauté internationale, les Nations unies, les droits humains. C’est une série de déceptions. »
Imad est une génération plus jeune que Fouad et Nafisa, mais leurs histoires ont en commun le déplacement, l’espoir déçu du retour et une exposition brutale à la violence à un jeune âge. Imad partage également la propension de Fouad à citer des intellectuels et des politiciens, tout en racontant son histoire sur un ton à la fois doux et intense.
Les parents d’Imad ont vécu la Nakba de 1948, ce qui l’a conduit à passer son enfance dans un camp de réfugiés au Liban.
« Quand on est enfant, on n’a pas vraiment conscience des vrais problèmes. On se contente de jouer et d’aller à l’école. J’ai fréquenté une école de l’UNRWA. Je pense que mon premier choc, mon premier passage à l’âge adulte, pour ainsi dire, a été la guerre de 1967. Je devais être en troisième année à l’époque, et on nous a laissé sortir plus tôt à cause de la guerre qui se déroulait au Liban. Tout le monde était rassemblé autour de la radio pour écouter les nouvelles, et tous se disaient que nous étions prêts à retourner en Palestine », raconte Imad.
Selon lui, la couverture médiatique arabe inexacte qui a suivi le début de la guerre de 1967 a donné l’impression que la guerre libérerait la Palestine. Imad a vu des réfugiés palestiniens au Liban faire leurs bagages et partager avec enthousiasme leurs projets de retour dans leur patrie. Mais quelques jours plus tard, il est apparu clairement qu’Israël avait annexé davantage de territoires et vaincu les forces arabes.
« Cela a été la première déception, je suppose, du moins dans mes souvenirs. Mais mes parents en avaient vu beaucoup plus, et moi, ma génération et mes enfants continuons à voir ces déceptions causées par les armées arabes, les régimes arabes, la communauté internationale, les Nations unies, les droits humains. C’est une série de déceptions », déclare Imad.
Imad explique que sa « perception de la douleur » en tant que Palestinien s’est formée lorsque la guerre civile a éclaté au Liban. « Les Palestiniens ont joué un rôle central dans cette guerre », explique-t-il. « J’ai perdu mon premier ami. J’avais 16 ans. Il avait 16 ans. Le soir, on jouait aux cartes, et le lendemain on l’enterrait parce que des obus étaient tombés sur sa maison et l’avaient tué », se souvient Imad, les yeux baissés.
« J’ai perdu tant d’amis au fil des ans. Je parle ici d’un point de vue personnel. Mais même en tant que Palestinien ayant grandi avec les politiques du problème, le simple fait de voir Israël empiéter sur le Liban, sur les zones habitées par les Palestiniens, assassinant, bombardant depuis des avions, je veux dire que c’est l’histoire de notre vie. La douleur persiste jusqu’à aujourd’hui », dit-il.
L’histoire de Neda
« Nous devons faire entendre notre voix. Personne ne le fera à notre place. »
Neda, qui est mariée à Imad, a une histoire similaire à la sienne. Ses parents, originaires de Jénine, en Cisjordanie, ont quitté la Palestine « après 48 », dit-elle. Ils se sont installés en Jordanie avec l’espoir de rentrer un jour en Palestine. Si ses parents n’ont jamais pu y retourner, Neda a pu s’y rendre avec ses propres enfants et Imad, en 2019, pour rendre visite à une amie qui vivait dans le Néguev.
« Dès que j’ai touché le sol de la Palestine, je me suis sentie différente. J’ai eu l’impression de retourner auprès de ma mère, dit-elle. Ce que je regrette de ne pas avoir visité, c’est Gaza. Gaza n’était qu’à 15, 20 minutes en voiture. J’ai demandé à mon amie : “Est-ce qu’on peut y aller ?” Elle m’a répondu : “Malheureusement, c’est assiégé. Il est impossible d’y aller.” »
« Elle parlait des gens, de leur gentillesse, de la nourriture, de la plage. Et je rêvais d’y aller. Je n’ai pas pu. Maintenant je le regrette parce que toutes les bonnes choses, c’est... c’est tout détruit », ajoute Neda, en retenant ses larmes. À ces paroles, la salle devient silencieuse. Certains reniflent, d’autres essuient leurs larmes, d’autres encore pleurent à chaudes larmes.
Neda déclare qu’elle doit parler pour montrer l’exemple à ses enfants : « Nous devons faire entendre notre voix. Personne ne le fera à notre place. En tant que Palestiniens, nous devons parler de nos histoires. Nous ne voulons pas que quelqu’un d’autre explique ce que nous souffrons. Je le dois à mes enfants. Je dois aussi leur dire que nous ne nous sommes pas cachés. Nous n’avons pas disparu. »
L’histoire d’Arwa
« J’ai perdu beaucoup de membres de ma famille et d’amis là-bas. Nous avions beaucoup de souvenirs. Je veux que les autres sachent que nous sommes conscients de leur existence, que nous ne les avons pas oubliés. »
Après que les gens se sont ressaisis, Neda passe le micro à Arwa, une jeune mère qui étudie à l’université et qui travaille également avec des organisations communautaires. Ses parents sont palestiniens, mais elle est née et a grandi en Arabie saoudite. Elle obtient la nationalité palestinienne en 2000. Après cela, elle se rend en Palestine pour la première fois. « Une fois sur place, tout a changé dans ma vie. Je me suis sentie moi-même. J’ai senti que j’avais une identité », dit-elle.
Elle rappelle que, pour les Palestiniens, tout n’a pas commencé le 7 octobre 2023. « Il y a eu de nombreuses années, beaucoup de souffrances et beaucoup d’histoires avant le 7 octobre », explique Arwa.
« Je suis ici parce que toute ma famille élargie se trouve [en Palestine]. Ils sont attaqués en ce moment, mais parfois, lorsqu’ils vont sur Internet, ils voient nos histoires. Ils voient ce que nous avons posté et ce que nous faisons. Ils ont besoin d’espérer que nous les écoutons, que nous agissons et que nous pensons à eux », déclare Arwa, des larmes dans les yeux.
« J’ai perdu beaucoup de membres de ma famille et d’amis là-bas. Nous avions beaucoup de souvenirs. Je veux que les autres sachent que nous pensons à eux, que nous ne les avons pas oubliés », déclare Arwa.
L’histoire d’Asma
« Je pense qu’il y a une mécompréhension fondamentale de l’expérience palestinienne – si vous étiez né dans cette situation, vous feriez les mêmes choses. »
La dernière personne du cercle est Asma. « Je ne sais pas ce qui se passe, mais je suis vraiment bouleversée », commence-t-elle par dire. Après avoir pris le temps de se ressaisir, elle raconte qu’elle est née d’un père palestinien et d’une mère libanaise à Beyrouth, pendant l’invasion israélienne du Liban.
« Il y avait des bombardements autour de notre maison. Mes parents se mettaient dans un coin et me couvraient de leur corps. Voilà comment je suis venue au monde », rapporte Asma.
Elle a également constaté les effets de la guerre en faisant du bénévolat dans un camp de réfugiés au Liban lorsqu’elle avait 18 ans. « J’ai travaillé avec des enfants. Bien sûr, on remarque les ordures, on remarque que c’est très, très exigu, et qu’il y a des fosses communes... mais on ne se rend pas tout de suite compte de ce qu’il y a de particulièrement catastrophique concernant la situation dans le camp – qui est qu’à un moment donné, les enfants deviennent des jeunes et se rendent compte qu’ils n’ont aucun avenir. »
« C’est mon rêve de... J’espère vraiment qu’un jour… Je n’arrive même pas à prononcer la phrase, mais c’est mon rêve d’aller [en Palestine] avec mon père », confesse Asma d’une voix chevrotante, en refoulant ses larmes.
Elle explique qu’il existe une grande diversité d’expériences et de milieux palestiniens, dont certains ont été représentés au cours de cette soirée de dialogue. « Notre expérience est si diverse dans ce sens, dans le sens où la Nakba a façonné nos vies. Mais cette expérience, dans son ampleur et ses détails, n’est pas représentée ici [dans les médias]. On nous met vraiment dans une case », estime Asma.
Si elle est venue à La Converse pour partager son histoire, c’est en partie parce qu’elle considère que les gens ont besoin de voir l’humanité des Palestiniens. « La guerre à Gaza n’est pas seulement notre problème. C’est quelque chose qu’on devrait regarder et dans lequel on devrait se reconnaître. Cela devrait vous effrayer de voir à quoi ressemble la guerre en ce moment. Si plus de gens comprenaient que nous ne sommes pas une exception... je pense que [la guerre] serait représentée différemment », poursuit Asma.
« Je pense qu’il y a une mécompréhension fondamentale de l’expérience palestinienne –. [Les Palestiniens] ne sont pas exceptionnellement violents. Nous ne sommes pas exceptionnellement en colère. Nous ne sommes pas exceptionnellement têtus. Nos expériences nous ont forgés en tant que peuple. Je pense que cette compréhension de base – qu’à un niveau fondamental, nous sommes exactement comme les [non-Palestiniens]. (...) Je pense que c’est cette compréhension fondamentale qui fait défaut ici. Comme tout le monde l’a dit, je suis ici pour nous humaniser », conclut-elle.
La douleur palestinienne
La question que nous posons à nos invités est la suivante : « Qu’est-ce qui vous fait le plus souffrir en ce moment ? »
« Je pense que c’est très simple. Ce qui nous fait souffrir en ce moment, immédiatement, c’est le génocide. Un génocide qui se déroule sous nos yeux, sur les écrans de télévision. Les Israéliens bombardent les hôpitaux, les églises, les mosquées, les écoles, les universités. Ils détruisent des cimetières. Pourquoi ? Ils veulent couper tout lien entre le peuple et la terre », répond Imad.
Depuis le 7 octobre 2023, plus de 42 000 Palestiniens ont été tués. Après une enquête de plusieurs mois, Amnesty International a publié un rapport le 5 décembre dernier concluant que « les autorités israéliennes commettent un crime de génocide contre la population palestinienne de Gaza ». Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens occupés, est également arrivée à la même conclusion. Le 21 novembre, la Cour pénale internationale (CPI) a émis des mandats d’arrêt contre Benyamin Nétanyahou, premier ministre d’Israël, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. De son côté, Israël et ses soutiens nient toutes ces accusations.
« L’autre aspect de cette douleur est la négligence... Les gens ont encore à l’esprit la réaction de l’Occident face à ce qui s’est passé en Ukraine. La différence [de réaction] est énorme », ajoute-t-il. « Quiconque nie la douleur palestinienne (...) en dit plus long sur lui que sur nous et notre douleur. Si vous niez toute cette douleur, c’est que quelque chose ne va pas dans votre vision, votre perspicacité et votre structure humaine toute entière. Honnêtement, je veux dire : Comment pouvez-vous ? », déclare Imad.
Pour Nafisa, une grande partie de sa douleur vient du sentiment d’impuissance et de la culpabilité d’être en sécurité au Canada, alors que ses proches souffrent. « Je suis en contact avec mes beaux-parents [en Palestine] tous les jours. Dès qu’ils ont accès à Internet, ils nous contactent et nous racontent les choses horribles qui se passent là-bas tous les jours. Certains d’entre eux sont déjà morts. Toutes leurs maisons ont été détruites. On voit des décombres partout. Même si vous avez de l’argent, vous ne trouvez rien à acheter. Ils ont faim, ils meurent aussi de faim. »
« Quand je mange, je me sens coupable. Quand je m’endors dans mon lit, je me sens coupable. Je me compare à eux. Ils attendent la mort à chaque instant de leur vie. Cela me fait très mal », déplore Nafisa.
« L’injustice... Je n’ai jamais connu une telle injustice. Elle me blesse de l’intérieur, de l’extérieur, physiquement, mentalement. Je ne pense pas que ma vie va redevenir ce qu’elle était avant le 7 octobre, avec ce que j’ai vu sur les médias sociaux et ce que j’ai entendu de la part de mes proches. C’est accablant et je ne peux pas l’expliquer. J’aimerais pouvoir le faire, mais c’est trop. Parfois, j’aimerais être là, comme si je n’avais jamais quitté [la Palestine]. Au moins, j’aurais l’impression de pouvoir faire quelque chose. Ce que je ressens est très, très dangereux pour l’être humain », confie Arwa, avec résilience.
Asma ressent l’onde de choc du traumatisme intergénérationnel de son père palestinien et sa mère libanaise, alors que l’histoire s’infiltre dans le conflit actuel. « L’autre jour, j’étais assise par terre avec mes amis et j’écoutais la télévision avec les nouvelles en arrière-plan, et nos enfants couraient partout, et je me suis dit : “Oh… Nous sommes devenus nos parents.” Cela m’a vraiment secouée, parce que tout ce dont je me souviens de mes parents, c’est, d’une guerre à l’autre, eux qui sont devant la télévision, et [nous les enfants], qui savons que quelque chose ne va pas, mais qui ne savons pas exactement quoi. On sait que quelque chose ne va pas, mais on ne sait pas exactement quoi. C’est juste une génération après l’autre qui vit une guerre après l’autre. C’est trop », se désole Asma, les yeux écarquillés.
« Ce qui me bouleverse, ce sont les enfants, bien sûr, et leurs parents… Il n’y a rien de comparable. Pendant les premiers mois de ce génocide, tous les soirs, quand je couchais mon fils, je le couvais de baisers », mime Asma en berçant et en embrassant un fils imaginaire, encore et encore. « Ce qui me terrifie, c’est l’idée qu’ils vont nous faire disparaître », ajoute-t-elle.
Face à toute cette noirceur, Asma ne manque toutefois pas de souligner que les Palestiniens ne se résument pas à leurs traumatismes. « Je pense qu’il est clair que les Palestiniens souffrent beaucoup, mais je tiens aussi à dire que ce n’est pas ce qui nous définit. Nous sommes des gens très fiers. Nous sommes fiers de nous-mêmes et des gens qui nous ont précédés. Notre expérience est douloureuse, mais il y a aussi beaucoup de résilience. »
L'espoir palestinien
Après un long dialogue sur ce qui fait mal, nous leur demandons ce qui leur donne de l’espoir.
Imad voit la fin de la guerre dans un avenir rapproché : « Le projet israélien est un échec depuis le début. Il ne peut survivre qu’avec de la violence et encore de la violence, et en créant toujours plus de haine. Cette haine finit par vous atteindre. Ces gens qui commettent tous ces crimes, comment peuvent-ils retourner dans leur famille et leur maison ? Je ne comprends pas. Je veux dire que la violence n’affecte pas seulement l’extérieur. Elle vous retombe dessus », déclare-t-il. Il espère que l’attention internationale portée à la Palestine contribuera à mettre un terme à la violence dans la région. « Enfin, le monde parle de la Palestine. J’espère que cela va continuer », confie Imad.
Fouad souligne la capacité des Palestiniens à créer une nouvelle vision du monde. « Les Palestiniens disposent de deux armes très puissantes. D’une part, un niveau d’éducation très élevé. Peu importe où nous allons, nous pouvons perdre de l’argent, des biens, mais nous ne perdrons jamais notre savoir. La deuxième arme très puissante dont nous disposons est notre langue. Notre langue s’exprime à travers la musique, les poètes, les écrivains, les philosophes, les visionnaires, et elle s’est également répandue parmi les intellectuels non palestiniens. Après le 7 octobre, une troisième arme très puissante est apparue, à laquelle nous ne nous attendions pas... L’émergence de la jeunesse – dans les rues, dans les écoles, dans les universités – a été phénoménale. Elle a forcé les gouvernements à prendre des mesures qu’ils n’avaient jamais prises auparavant. Je suis très, très touché par le nombre de personnes qui manifestent, qui n’ont absolument aucune origine arabe et qui viennent du monde entier », explique Fouad.
Selon Neda, le soutien populaire à la Palestine peut susciter un changement. « J’ai toujours de l’espoir, mais ce qui rend cet espoir encore plus grand, c’est que les étudiants des universités, mes enfants, sont maintenant tous informés de ce qui se passe en Palestine. Cela me donne beaucoup d’espoir. Ma fille m’a dit : “Maman, nous allons libérer la Palestine. C’est notre génération.” Ils sont plus organisés, ils font des choses et ils n’ont pas peur. »
Le visage de Nafisa s’illumine lorsqu’elle évoque ce envers quoi elle est reconnaissante, au milieu de son chagrin. « Regardez-moi ! Au Canada, mes cinq enfants ont reçu une bonne éducation. Ils ont des emplois formidables. Je survis. À 78 ans, je travaille encore et je fais un travail extraordinaire pour me sentir utile dans ce monde. Un jour, ce monde hypocrite se réveillera face à de telles atrocités et à un tel génocide et se demandera : “Comment avons-nous pu permettre que cela se produise ?” Au bout du tunnel, il y a toujours une lumière », affirme Nafisa. « Les Palestiniens sont un peuple fort », conclut-elle.
Après deux longues heures passées à évoquer les traumatismes, à passer par la colère, la tristesse, l’indignation, la peur et la douleur, les participants sont épuisés. Nous sommes réunis dans le foyer lumineux de La Converse autour d’un festin composé de plats palestiniens traditionnels préparés par une grand-mère palestinienne septuagénaire, et soudain l’énergie revient dans l’espace et les yeux des gens s’illuminent lorsqu’ils parlent de leur travail, de leur famille et de leur vie.
Pour Imad, Nafisa, Fouad, Neda, Asma et Arwa, la politique est personnelle, mais leur humanité n’est pas à débattre.
La Converse organisera une soirée de dialogue sur la judéité après le 7 octobre en janvier. Si vous souhaitez y participer merci de nous contacter à info@laconverse.com