Un segment télévisé sur le thé aux perles a touché un point sensible de la diaspora asiatique. Cette boisson – composée de thé, de lait et de perles de tapioca – est originaire de Taïwan et est également connue sous le nom de « bubble tea » ou « boba ». C’est un symbole culturel important, une connexion avec les racines de la culture taïwanaise et, plus largement, asiatiques.
Le 10 octobre dernier, Sébastien Fiset et Jessica Frenette, deux entrepreneurs québécois blancs francophones, ont participé à l’émission Dragon’s Den pour y présenter leur entreprise de thé aux perles, Bobba, à un panel d’investisseurs potentiels. Leur initiative a suscité des réactions contrastées, certains y voyant une appropriation culturelle des racines asiatiques du bubble tea, d’autres, une occasion de populariser davantage cette boisson. Reportage.
Lors de leur passage à l’émission, Sébastien Fiset et Jessica Frenette affirment qu’ils révolutionnent le bubble tea. « Vous avez sûrement déjà entendu parler du bubble tea, cette boisson tendance sucrée pour laquelle on fait la file et dont on n’est jamais sûr du contenu », déclare d’emblée Jessica Frenette à la télévision. « Ces jours sont terminés avec Bobba ! » s’exclame Sébastien Fiset. Le duo explique qu’il rend la boisson « plus santé » en utilisant du jus de fruits et en l’offrant en format bouteille. Ils expliquent innover en créant des perles éclatantes et en ajoutant de l’alcool dedans. Les entrepreneurs affirment s’être lancés dans ce projet parce que c’était tendance et qu’il y avait beaucoup de profits à faire.
En face, Simu Liu, un Sino-Canadien dragon de l’émission, semble confus. « Il y a un problème d’appropriation culturelle. Le problème est de prendre quelque chose très distinctement asiatique dans son identité et de soi-disant l’améliorer, c’est quelque chose avec lequel j’ai un problème », déclare l’investisseur. Sébastien Fiset répond alors que Bobba « n’est plus un produit ethnique, pas avec les perles éclatantes, nous avons pris la version asiatique et nous l’avons préparée avec des fruits et des jus », répond-il. Questionné sur les origines asiatiques du produit par le panel du jury, Sébastien Fiset mentionne un fournisseur taïwanais. L’entreprise accepte finalement l’offre d’investissement de Manjit Minhas – une offre qu’elle a retirée depuis.
Depuis la diffusion de l’émission, la diaspora asiatique dénonce la confiscation culturelle de cette compagnie québécoise. Cette controverse a pris tellement d’ampleur que Simu Liu s’est prononcé sur les réseaux sociaux. Il a affirmé que, même s’il appréciait la discussion sur l’appropriation culturelle que le segment a générée, il était inacceptable que des internautes envoient des menaces de mort à Sébastien Fiset et à Jessica Frenette – une position que partage Dragon’s Den. Deux jours après la diffusion, l’investisseur a accepté d’investir dans TWRL, une entreprise de thé aux perles fondée par deux femmes originaires de Taïwan et de Hong Kong, après avoir soutenu Simu Liu publiquement. Bobba a, depuis, publié des excuses sur son compte Instagram.
Créer un lieu de rassemblement communautaire
Lorsqu’on entre dans le café de thé aux perles Ocha à Montréal, on est immédiatement séduit par le décor aéré et les deux chaises en coquille d’œuf géantes à gauche de la porte. Des jeunes assis sur des bancs attendent leur commande ou discutent avec leurs amis. Kevin Tulud, l’un des propriétaires et fondateurs du café, s’affaire derrière le comptoir pour concocter des boissons à partir d’ingrédients que son équipe a soigneusement choisis. Le bruit des machines qui préparent les boissons crée l’ambiance de la pièce.
Fondé en 2022 par Kevin Tulud et Jonah Xu, deux Asiatiques de deuxième génération dans la trentaine, le salon de thé aux perles Ocha offre dans son menu des saveurs et des couleurs qui sont encore rares à Montréal, comme des lattes au ube et des beignes aux mochis. Ocha fait partie de la douzaine de salons de thé aux perles qui ont été ouverts par des Asiatiques ces 15 dernières années à proximité de la station de métro Guy-Concordia, dans le voisinage d’une importante population d’Asiatiques.
Jonah Xu, d’origine chinoise et hongkongaise, et Kevin Tulud, d’origine philippine, se remémorent leurs souvenirs d’adolescence : leurs amis se servaient du thé aux perles comme d’un outil de rassemblement communautaire. « On a grandi à Montréal, et la communauté asiatique était petite, surtout dans le temps. Mais qu’est-ce qui nous attire ? » raconte Jonah Xu d’un air nostalgique. « Il y avait dans le temps le karaoké, l’école chinoise, mais aussi le chilling spot comme on dit. On allait dans le temps à L2 [un café de thé aux perles du Quartier chinois, NDLR], par exemple, […] puis on chillait là. » Son associé abonde dans le même sens : « Pour moi, le thé aux perles, c’est pour se relaxer entre amis, tout en appréciant d’excellentes boissons et peut-être de la bonne nourriture aussi. C’est juste être ensemble », affirme-t-il avec un grand sourire.
Désireux d’offrir aux autres les belles expériences de leur adolescence, les deux entrepreneurs ont créé Ocha. Ils ont intégré dans leurs boissons et leurs collations des produits asiatiques qu’on voit encore peu à Montréal. « En fait, on essaie le plus possible d’exploiter des produits que les autres magasins n’ont pas », explique Jonah Xu. Pour ce faire, les deux entrepreneurs voyagent en Asie pour sélectionner des ingrédients. Ils collaborent aussi avec des partenaires issus d’ethnies de partout en Asie afin de créer un menu panasiatique. « Par exemple, le café viet matcha. C’est une combinaison de matcha d’origine japonaise et de café vietnamien. Ou l’ube latte, qui est philippin, juste pour n’en nommer que quelques-uns, expose Jonah Xu. Notre but, c’est vraiment de trouver le plus de produits qu’on aime, qui sont populaires, et de les apporter à Montréal. »
« Comment veux-tu vendre quelque chose que tu ne connais pas vraiment ? »
Kevin Tulud et Jonah Xu soulignent qu’il est essentiel de respecter les origines et les traditions associées au thé aux perles. « Ce qui m’a vraiment énervé, c’est qu’ils disent que c’est plus santé », dénonce Jonah Xu. Contrairement aux affirmations des entrepreneurs de Bobba, des perles éclatantes se retrouvent dans plusieurs salons de Bubble tea à Montréal. Le propriétaire d’Ocha rappelle que ce produit est même principalement vendu en Amérique du Nord. Selon lui, l’inclusion de ces perles, riches en sucre, va à l’encontre du message marketing de Bobba, axé sur la santé.
« Puis, ils affirment que, dans les [autres] produits de thé aux perles, on ne sait pas trop ce qu’il y a, s’indigne Jonah Xu. Ça m’a un peu choqué, parce qu’en réalité, la plupart des Asiatiques savent quels produits sont utilisés dans les thés aux perles ! »
Lors de son pitch, Sébastien Fiset a mentionné qu’il s’était lancé dans cette aventure, car il y voyait la possibilité de faire un important profit et que Bobba n’était plus un « produit ethnique ». Kevin Tulud s’en désole. « S'ils croient vraiment que le thé aux perles en bouteille est tendance maintenant et qu’ils peuvent se faire de l’argent facilement, je suis désolé, mais ce n’est pas la bonne approche », laisse-t-il tomber. « Imagine, la recherche, le développement, les tests. Tout ça, ce sont des heures et des heures de travail avant de lancer une saveur. Ce n’est pas de l’argent vite fait, c’est dur de faire de l’argent ! Je pense que Bobba n’avait pas de passion pour son produit et c’est ça qui a provoqué la controverse. »
Il est possible pour un entrepreneur de se lancer en affaires avec un produit qui provient d’une autre culture que la sienne, estime pour sa part Jonah Xu, à condition de le faire dans le respect. Il cite notamment les chefs non japonais qui suivent une formation au Japon pour se former aux traditions de fabrication des sushis avant d’ouvrir un commerce de sushis.
« Si les entrepreneurs de [Bobba] avaient fait leurs recherches, avaient fait leur pitch d’une autre manière, avec de meilleurs faits, la plupart des Asiatiques québécois ou des Asiatiques dans le monde auraient été d’accord avec leurs produits, croit-il. Parce que le thé aux perles en canette, ça existe. En fait, on peut en acheter ici, partout, ça existe déjà. C’est juste une question de comment [Bobba] peut le faire. » « Comment veux-tu vendre quelque chose que tu ne connais pas vraiment ? » ajoute Kevin Tulud. Selon le cofondateur d’Ocha, les entrepreneurs de Bobba auraient dû être mieux préparés face à Simu Liu, un investisseur asiatique ayant une expertise culturelle dans le thé aux perles. Néanmoins, Kevin Tulud ne veut pas alimenter la polémique contre l’entreprise. Il préférerait qu’un dialogue s’engage avec les propriétaires de Bobba pour les éduquer et les orienter dans la bonne direction.
Une manifestation moderne du « syndrome du restaurant chinois »
Rachel Cheng, une spécialiste en alimentation qui œuvre dans le milieu communautaire depuis plus de 10 ans, a été déçue, mais pas surprise par le pitch de Bobba à Dragon’s Den. « Au Québec, on s’habitue un peu à ça, à ce genre de propos, dit-elle. Il y a un problème d’appropriation culturelle parce qu’on a tendance à ignorer ce genre d'enjeux, surtout dans le domaine de l’alimentation. » Ayant grandi à Toronto, mais étant établie au Québec depuis plus de 16 ans, Rachel Cheng affirme s’être sentie aliénée culturellement à la suite de son déménagement. Elle fronce les sourcils en évoquant cette période, des souvenirs pénibles semblent refaire surface. « Il y a beaucoup de conversations importantes qui ont lieu en anglais ailleurs dans le monde au sujet de l’appropriation culturelle, autour de l’équité, de l’antiracisme, qui, selon moi […], ne percent pas toujours le monde francophone en raison de la langue », pense-t-elle.
Dans le cadre de son travail avec des organismes communautaires engagés dans la production équitable et l’accès à des aliments culturellement adaptés, elle constate que les questions d’appropriation culturelle sont souvent mal comprises. « Je vois tellement d’exemples dans l’alimentation, où des recettes provenant d’autres cultures sont utilisées. Bien que cela soit peut-être fait avec de bonnes intentions, il y a souvent un manque d’efforts pour développer un véritable intérêt ou une curiosité culturelle afin de respecter ces traditions », explique Mme Cheng. Elle suggère souvent aux organismes avec lesquels elle travaille d’être conscients des dynamiques de pouvoir présentes dans la société. « Si tu es un chef [blanc] québécois francophone, ça te donne certains niveaux de privilège, et aussi une responsabilité quelque part de nommer les autres cultures [que] tu [utilises pour faire des profits]. »
« Le thé aux perles, c’est quelque chose qui existe depuis les années 1980 à Taïwan. À la base, il s’agit de trois ingrédients hyper simples : du thé noir, un peu de lait et des perles de tapioca », rappelle la spécialiste. Selon elle, plusieurs cultures asiatiques ont de longues traditions culinaires dédiées aux thés. Il y a des traditions, comme celle de la médecine traditionnelle chinoise, où on choisit les meilleures herbes et les meilleures plantes pour préparer un thé qui guérit le corps et l’esprit. Il y en a d’autres qui sont plus cérémonielles – comme les cérémonies du thé qui ont lieu durant les mariages chinois – ou spirituelles – comme les cérémonies du thé matcha liées au bouddhisme zen. « Donc, quand quelqu’un qui n’est pas d’une culture asiatique, et ne connaît pas la tradition culinaire avec le thé, il dit que son thé est meilleur pour la santé, et c’est nouveau, ça vient toucher plusieurs points très sensibles de l’identité taïwanaise, de l’identité asiatique », explique Mme Cheng.
La vive réaction de la communauté asiatique est en partie liée à l'histoire du restaurant chinois des années 1960, qui a stigmatisé la cuisine asiatique, ajoute la spécialiste en alimentation. « [Ce syndrome] est paru dans un journal médical. Un médecin a dit : “Quand je mange au restaurant chinois, je ne me sens pas bien après.” Puis, au fil des années, plusieurs personnes [sont tombées d’accord avec lui et] ont blâmé le glutamate monosodique (GMS) », raconte-t-elle. « Comme toute chose, comme le sel ou le sucre, ça doit être consommé avec modération, bien sûr. Mais depuis, [ce syndrome] a été réfuté dans d’autres articles scientifiques. » C’est la raison pour laquelle, explique-t-elle, l’assertion de Bobba selon laquelle « on n’est jamais sûr du contenu » des thés aux perles a ravivé de vieilles blessures dans la communauté asiatique. Elle a suscité une immense colère contre l’entreprise. « Pour eux, dire qu’ils ont fait en sorte que leur thé soit plus propre, plus clean, plus santé – c’est faux sur le plan factuel et c’est juste un peu ignorant », explique-t-elle.
Un gaslighting télévisuel
Lorsque le producteur numérique David Trang a vu passer le segment de Bobba à Dragon’s Den sur TikTok, il a été choqué. Après une fin de semaine à analyser les réactions des internautes, il s’est rendu compte que le tollé prenait de plus en plus d’ampleur et a pris la parole sur Instagram. Enfant, il a subi les conséquences de la méfiance historique dont a pâti la cuisine asiatique : « Quand j’étais jeune et que je buvais des bubble tea, on me jugeait, on me ridiculisait et on m’intimidait parce que je buvais quelque chose qui semblait bizarre, dégueulasse et inhabituel, dit-il. Aujourd’hui, c’est le même genre de personnes qui veut s’approprier cette recette et toute son histoire. »
Pour le producteur, la réaction des autres membres du jury face aux inquiétudes de Simu Liu est liée aux dynamiques raciales que vivent les Asiatiques, souvent perçus comme des minorités modèles. Il y voit un « véritable gaslighting ». Dans ce contexte, difficile d’être pris au sérieux lorsqu’on ose dénoncer quoi que ce soit, précise-t-il. Une analyse que partage Rachel Cheng. « On a tendance à ne pas nous écouter lorsqu’on a des revendications. »
« Voir les autres dragons ignorer son opinion, le ridiculiser à la télévision était triggering pour moi, parce que c’est toujours la même histoire lorsqu’une situation de ce genre concerne les Asiatiques », confie David Trang. Le pitch de Bobba à Dragon’s Den l’a troublé. « Mais en même temps, je suis content que ça ait été diffusé parce que [sinon] on n’aurait pas eu cette discussion-là aujourd’hui. Est-ce qu’ils ont fait ça pour que ça explose et que ça soit viral ? Ça se peut que ce soit une décision éditoriale. Si c’est le cas, d’autres questions se posent : est-ce que c’est éthique de profiter d’un truc comme ça, de rendre ça viral et de faire réagir les gens ? » se questionne-t-il.
Pour David Trang, cette controverse renvoie à un problème plus profond, lié à la manière dont la culture asiatique est colonisée et à la façon dont on se l’approprie, sans parler du racisme systémique qui n’est pas reconnu au Québec.
L’appréciation culturelle est possible
Winston Chan, qui œuvre en entrepreneuriat depuis plus de 10 ans, est pour sa part fier d’avoir vu Simu Liu à la télévision, un entrepreneur en position de pouvoir. Malgré son emploi du temps chargé, il tenait à nous parler. « C’est très rare de voir des Asiatiques au Canada ou en Amérique du Nord en position d’autorité. Je pense que ç’a beaucoup dérangé les gens », affirme-t-il.
Selon lui, se lancer en affaires avec un produit d’une autre culture est possible si on le fait dans le respect de ses origines. « L’appréciation culturelle, c’est quand tu t’impliques avec des gens de ces communautés-là dans la conception, la mise en marché, la promotion, la communication du produit », énumère-t-il. Le restaurant cambodgien Pumpui, le snack-bar indien Super Qualité et le restaurant japonais Fleurs et Cadeaux sont, à ses yeux, des exemples d’appréciation culturelle asiatique à Montréal. « Si on prend le cas de Bobba, il n’y a aucune référence asiatique. C’était d’ailleurs l’intention des entrepreneurs ; ils ont même dit que ce n’était plus un produit ethnique. »
M. Chan critique aussi vivement l’absence de mention du fournisseur taïwanais dans les communications de l’entreprise et sur l’emballage du produit. Selon lui, Bobba aurait dû essayer de comprendre la relation de la communauté asiatique avec le thé aux perles. « C’est un prétexte pour les gens de se rassembler entre amis dans les communautés partout dans le monde. Pour eux, c’est un lien avec l’Asie. Ça représente beaucoup plus qu’une boisson », explique-t-il.
Un début de dialogue ?
De son côté, Rachel Cheng aimerait inviter les entrepreneurs de Bobba à goûter à un thé aux perles de qualité. « J’ai envie de les inviter à prendre un vrai thé aux perles, un thé vraiment bon […] de leur faire goûter la diversité de saveurs et observer le rôle que le thé aux perles joue dans les communautés asiatiques, reprend-elle. Ils ont déjà fait un voyage à Taïwan, ils travaillent avec quelqu’un là-bas qui fait des recettes. Je dirais qu’il faut faire ça, mais [pousser] encore [plus] loin et voir pourquoi leur emballage, leur histoire, leur produit est si blessant pour la communauté asiatique. Il faut avoir un moment d’introspection. »
Après avoir essayé plusieurs fois de communiquer avec Bobba par courriel et sur les réseaux sociaux, La Converse n’a pas obtenu de réponse. Les représentants de l’entreprise ont indiqué sur Instagram qu’ils « étaient profondément désolés d’avoir blessé [les communautés asiatiques] par [leurs] mots et [leurs] actions au cours de l’émission ». Ce n’était pas leur « intention de causer du tort et de manquer de respect à la communauté qui a créé et popularisé cette boisson bien-aimée ». Ils affirment aussi « assumer l’entière responsabilité de l’impact de [leurs] actions » et indiquent vouloir « s’engager à en apprendre davantage sur les impacts de l’appropriation culturelle ».
Dans les coulisses du thé aux perles avec Julie et Duc
Pour aller plus loin, Jennifer et Aude ont rencontré Julie et Duc, deux entrepreneurs engagés dans le thé aux perles, nous rencontrent pour partager leur perspective sur la controverse autour du boba.
Rencontre avec Julie Ngan Trinh, cofondatrice de PLT Spa et PLThé, et Duc, son fournisseur de thé aux perles à Montréal.
Journaliste: Jennifer Da Veiga Rocha
Vidéo-journaliste et monteuse: Aude Simon