Norman Ajari, docteur en philosophie et maître de conférences en études noires francophones à l’Université d’Édimbourg, en Écosse, est de passage au Québec pour la seconde fois. Nous l’avons rencontré dans les bureaux de La Converse, où il a échangé avec franchise au sujet de la philosophie décoloniale et du racisme anti-noir.
Du haut de ses 2 mètres, vêtu d’une veste de costume sobre et chaussé de chaussures de ville, Norman Ajari semble de prime abord réservé. Mais dès qu’il commence à parler de philosophie, il révèle tout son humour et une grande aisance naturelle. Petite tasse rose de matcha à la main, l’intellectuel rend légers les sujets les plus complexes. Sérieux et amusant, il réussit à démystifier la philosophie et à captiver son auditoire.
« Je vais essayer de parler en langage ordinaire, comme on dit », commence le philosophe dans un éclat de rire.
La Converse : Tu es un spécialiste de la décolonisation et de l’afro-décolonisation. Peux-tu nous expliquer les particularités de ces mouvements de libération et en quoi ils se distinguent ?
La décolonisation, c’est toutes les entreprises, tous les mouvements politiques, tout le militantisme qui s’est levé pour se débarrasser des colonisateurs. Si on parle du XXe siècle, la décolonisation, c’était le mouvement de reconquête, de l’autonomie politique et économique, de la souveraineté des territoires en Afrique et de larges portions de l’Asie conquises par les puissances européennes. C’est un processus qui est long, qui n’est pas encore complètement achevé et qui, parfois même, est particulièrement inachevé.
La décolonisation a de plus en plus une dimension intellectuelle, une dimension où il est possible d’élaborer soi-même sa propre pensée. Parce que la pensée a souvent été l’apanage du monde blanc. Les idées des populations noires, des populations asiatiques ou encore des populations autochtones ont été décrédibilisées et ont été considérées comme inférieures, comme dénuées de valeur universelle et de qualité intrinsèque.
La décolonisation peut donc avoir plusieurs dimensions : économique, politique, mais il peut également s’agir d’une certaine libération intellectuelle.
En quoi se distingue-t-elle de l’afro-décolonisation ?
Une philosophie afro-décoloniale cherche à réaliser cette entreprise de décolonisation au service – et dans une compréhension – de l’expérience noire.
La philosophie populaire est née de l’émerveillement, de l’étonnement. À partir de là, on a commencé à poser des questions philosophiques du type : « Qu’est-ce que la beauté ? Qu’est-ce que la gentillesse ? » C’est ça qu’on a dans les dialogues de Platon. Bref, c’est une bonne vieille philosophie.
Mais le problème, c’est que, pour l’expérience noire – comme l’explique le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga –, la philosophie ne commence pas par l’émerveillement ou l’étonnement. Elle commence par la stupeur causée par une défaite totale. Une stupeur face à la déshumanisation coloniale.
Aujourd’hui encore, être Noir, ça signifie être descendant d’esclaves ou de colonisés. Tous les Noirs sont descendants de populations dont l’humanité a été niée par toutes les sciences occidentales : la philosophie, la littérature, le droit, l’économie, la biologie.
Bref, toutes les sciences occidentales se sont réunies – depuis le siècle des Lumières jusqu’au début du XXe siècle – pour dire que les Noirs sont inférieurs. Donc, on vit dans un monde qui est orienté historiquement en fonction d’un déni ou de la dénégation des peuples noirs. Forcément, la philosophie noire ne peut pas partir du même point.
Donc, même si c’est douloureux, la philosophie afro-décoloniale vise à réfléchir à toutes les conséquences de cette violence qui a été subie par les Noirs, à tenter de reconquérir cette humanité, de la refabriquer et, surtout, de tenter de produire une forme de réparation.
Aujourd’hui, le Québec, tout comme la France, refuse de reconnaître l’existence du racisme systémique. Pourquoi, selon toi ?
Je pense que c’est tout simplement l’influence française qui joue un grand rôle ici. Ce n’est pas tant un racisme explicite, mais plutôt un héritage de la philosophie politique française, notamment celle de Rousseau, qui prône une vision abstraite du citoyen : un individu qui juge les lois uniquement selon l’intérêt général, sans tenir compte de sa classe, de son genre, de sa race ou de sa religion.
Bien sûr, ce modèle universaliste issu des Lumières est philosophiquement, spéculativement très beau. Mais, en pratique, il s’agit simplement de lois qui protègent les puissants en disant aux pauvres et aux opprimés de ne pas considérer leurs intérêts, mais plutôt ceux de l’ensemble de la société.
Les francophones, notamment au Québec, restent séduits par l’élégance de cette tradition philosophique. Pourtant, après des siècles de luttes ouvrières, marxistes ou antiracistes, ces idées paraissent aujourd’hui dépassées et inefficaces. C’est une imitation servile de la France, un désir de reproduire ou même de surpasser son héritage. Cela aboutit à un système qui, sous des apparences raffinées et subtiles, perpétue les inégalités sociales – c’est la quintessence de tout ce que la France peut donner de pire au monde.
Y a-t-il une grande différence dans la perception du concept de « race » dans le monde francophone et le monde anglophone ?
Il y a effectivement des sensibilités diplomatiques différentes. Du côté anglophone, par exemple, mettre en avant sa condition de femme noire, en faire un récit de soi, c’est génial.
Pour les francophones, il faut être dans un discours universaliste, tenter de montrer qu’on fait partie d’une diversité, mais un peu plus acceptable. Donc, si on est dans une sorte de diplomatie, on ne peut pas leur parler le même langage. Il y a des sensibilités politiques différentes, et on est obligé, notamment si on doit négocier de l’argent, de parler un langage différent et de s’adapter à des imaginaires politiques différents pour se légitimer.
Dans le contexte québécois, il ne faut surtout pas amener des discours qui viennent fissurer l’unité nationale, surtout si c’est pour négocier de l’argent.
Sur le plan universitaire également, tous les pays francophones du Nord global ont des universités où les études noires ne sont absolument pas développées. C’est évidemment à l’opposé de ce qui se passe aux États-unis ou en Grande-Bretagne, où j’enseigne moi-même, ou au Canada anglophone. Ça fait un peu mal au cœur, disons-le de la sorte. Il n’y a pas de volonté de développer la pensée noire. On assigne encore les Noirs au sport, à la performance athlétique – des clichés qui ont un fort lien avec l’histoire de l’esclavage.
Mais dire qu’il y a une vraie différence entre le contexte anglophone et francophone en Amérique du Nord, ou en Europe ? Je n’y crois pas une seconde.
Il y a cette idée populaire selon laquelle les francophones seraient plus racistes que les anglophones. Es-tu de cet avis ?
Non et ils se renvoient tout simplement la balle. Les francophones montrent du doigt les prisons américaines et disent : « Regardez, ce sont eux les vrais racistes. » Les anglophones, eux, répondent : « Non, regardez plutôt les francophones, ils ne reconnaissent pas le racisme systémique. »
En réalité, ils sont racistes de manière différente, c’est tout. Au Québec, comme aux États-Unis, les clichés sur les Noirs sont identiques. « Les Noirs qui aiment le poulet, qui ont de grosses lèvres, qui sont fainéants... » Ce sont les mêmes clichés parce que ce continent a été colonisé par trois grandes puissances esclavagistes : les Espagnols, les Français et les Britanniques. Ces nations ont toutes participé au commerce transatlantique des esclaves, et leur héritage de négrophobie est le même. Il n’y a pas un endroit où l’image des Noirs est meilleure qu’ailleurs. Les stéréotypes sur les corps noirs, la sexualisation de la femme noire ou le fantasme autour du pénis de l’homme noir – tout ça traverse les cultures et les langues.
Peut-on espérer se débarrasser un jour des clichés et des structures qui perpétuent la négrophobie ?
Malheureusement, ce qui fige la négrophobie dans le monde, c’est la surexploitation et la violence exercée sur l’Afrique. Nous vivons dans un monde où la situation économique et politique de vastes parties du continent africain reste perçue comme la preuve de l’infériorité des Noirs.
On peut toujours utiliser cet argument lorsqu’un Noir veut se mettre en avant : « Mais vous, les Noirs, vous êtes toujours inférieurs. Regardez la situation de l’Afrique : vous n’êtes pas capables de vous gérer vous-mêmes, etc. »
Ainsi, le colonialisme, l’extractivisme en Afrique et les coups d’État ont pour premier objectif de sécuriser l’exploitation des ressources par les multinationales, bien sûr. Mais ils ont aussi une fonction secondaire, consciente ou non : maintenir et justifier l’infériorisation et l’exploitation des Noirs, y compris ici.
Mais évidemment, ça ne doit pas servir d’excuse pour ne pas combattre ce racisme plus ordinaire ici. Parce que ce sont tout bêtement des droits humains.
Comment peut-on combattre ce racisme anti-noir, selon toi ?
Je crois fermement que l’organisation collective est la clé. Il y a beaucoup d’individus qui souffrent dans leur coin, qui ne savent pas très bien comment faire pour lutter contre le racisme systémique parce que c’est parfois préempté par le gouvernement.
Bien que les initiatives gouvernementales comme les programmes de soutien aux entrepreneurs noirs soient bonnes, elles ne sont pas suffisantes. Le problème, c’est que ce sont des mesures qui tendent un petit peu à balkaniser les gens : on réunit ces personnes noires pour des formations, mais elles ont chacune leur propre objectif, leur propre projet. Ces mesures ont parfois tendance à individualiser les problèmes en mettant l’accent sur la réussite personnelle, plutôt que sur la lutte collective.
Ce qui est fondamental, ce n’est même pas de s’engager politiquement, de créer une organisation politique comme les Black Panthers. Il est essentiel de transmettre aux jeunes générations l’histoire des luttes antiracistes : partager l’héritage de la pensée noire, de ce que nos ancêtres ont fait – comment ils ont réfléchi sur la société, sur les obstacles rencontrés par les Noirs dans la société. Une fois que la transmission commence, il faut les encourager à s’organiser autour de projets qui les passionnent. C’est en s’appropriant leur histoire et en se connectant aux luttes passées que les jeunes seront efficaces pour transformer la société.
As-tu un conseil pour un jeune noir ou un jeune racisé qui souhaiterait devenir philosophe ?
Évidemment, lisez. Lisez des auteurs noirs, soyez curieux. N’hésitez pas à faire comme les diggers de la musique, à faire de l’underground, à chercher des penseurs noirs de vos pays d’origine. Regardez l’histoire des pays voisins, l’histoire de la diaspora, et laissez vous aller là-dedans.
Une grande partie du militantisme noir est une part de conscience. Ce n’est plus trop à la mode d’être woke, mais c’est la connaissance. Évoluer dans un monde marqué par notre connaissance de l’histoire noire, c’est entrer dans un processus de transformation de soi. Il n’y a pas que le projet de devenir riche qui peut être intéressant – acquérir de la sagesse, d’autant plus de la sagesse noire, c’est un vrai projet d’avenir.
Les recommandations de lecture de Norman Ajari :
• Pompée Valentin Vastey :
Le système colonial dévoilé
• Frantz Fanon :
Peau noire, masques blancs
L’an V de la révolution algérienne
• Les ouvrages de Marcus Garvey
Les ouvrages de Norman Ajari :
- La Dignité ou la mort : éthique et politique de la race
- Où commence le racisme ?: Désaccords et arguments ( co-écrit avec Marylin Maeso et Martin Legros )
- Le Manifeste Afro-décolonial