Dimitri Espérance, co-fondateur de la DAL. Photo: Pablo Ortiz
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La DAL, le goût de la solidarité alimentaire
16/3/22
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Initiative de journalisme local
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À Saint-Henri, les résidants du quartier ont l’embarras du choix en matière de restaurants. Mais pour plusieurs, lorsqu’il s’agit de cuisiner, les choses se corsent. Surtout si on n’habite pas près de l’une des trois grandes surfaces, qui sont concentrées en un seul endroit et qui desservent tout le quartier. C’est à cet égard que La Démarche alimentaire locale (DAL) a choisi d’intervenir en fondant une épicerie autogérée, laquelle a ouvert ses portes en février dernier.

Entreprendre collectivement

Dans le petit commerce de quartier, on trouve de tout – des légumes et des fruits frais, des produits laitiers, des condiments et des épices, mais aussi de la bonne humeur et de la lumière. Les résidants commencent à le découvrir et à s’y approvisionner, ce qui laisse au collectif le temps nécessaire pour faire des ajustements.

« La DAL est un collectif citoyen de Saint-Henri qui souhaite s’attaquer à l’insécurité alimentaire, particulièrement dans la partie ouest du quartier, explique Dimitri Espérance, cofondateur et directeur général du collectif. L’épicier, qui réside dans le quartier depuis six ans, connaît bien ce qui fait la beauté du quartier et ce qui rend le quotidien des résidants plus difficile. C’est ainsi qu’en 2019, il décide d’aller à la rencontre de ses voisins pour mieux saisir leurs besoins en matière d’alimentation et obtenir leurs impressions sur les conséquences de la COVID dans le cadre d’un vox pop et d’une pétition. « Le manque d’accès à la nourriture et aux produits frais est une frustration vécue par plusieurs », indique le consultant en innovation sociale.

La DAL n’est pas la première initiative alimentaire du quartier – il y a notamment le Frigo Communautaire de Saint-Henri –, mais avec ce projet, M. Espérance souhaite rejoindre le grand public. Le but est non seulement d’aider les gens à bien manger, mais aussi de permettre aux résidants du quartier de tisser des liens entre eux, entre voisins. De fil en aiguille est née l’idée de mettre sur pied une épicerie autogérée. Il s’agit d’un marché qui fonctionne grâce à l’implication de ses membres. Chacun doit faire trois heures de bénévolat à l’épicerie chaque mois en échange d’un rabais de membre. Cependant, n’importe qui peut y faire ses emplettes. « La réduction permet de garder le prix abordable pour les non-membres », précise le fondateur. C’est dans une conférence qu’il découvre les épiceries autogérées, notamment celle de Park Slope Food Coop, à Brooklyn. Active depuis les années 1970, celle-ci dessert 16 000 membres – presque le même nombre que la population entière de Saint-Henri. L’endroit est géré par ses consommateurs, qui s’y impliquent quelques heures par mois, et seuls les membres peuvent y faire leurs achats. La DAL a choisi d’adapter ce modèle aux réalités des résidants, en adoptant un système inspiré de celui de la coopérative. « La coop est plus compliquée à mettre en place. Légalement, elle est obligée de faire payer des frais à ses membres, avec ce qu’on appelle une “part sociale”. C’est une barrière qu’on ne souhaitait pas avoir », explique Dimitri.

Pour La DAL, l’objectif est de retirer le plus possible l’argent de l’équation en matière d’accessibilité à une bonne alimentation.

Combattre le désert alimentaire

Si Saint-Henri est historiquement populaire, il continue de connaître une transformation radicale. Dans son dernier recensement sur le quartier, réalisé en 2016, Statistiques Canada indiquait que les loyers avaient augmenté de 22 % à Saint-Henri depuis 2011. On y notait une augmentation de 8,7 % du nombre de condos, contre 3,2 % dans le reste de l’île de Montréal. « L’embourgeoisement est la cause d’un certain effritement des liens sociaux entre les néo-résidants et les citoyens de longue date », observe M. Espérance, qui souhaite combler ce fossé. « On essaie de former un endroit où tous aient la possibilité d’être en contact. »

Malgré l’embourgeoisement rapide qui sévit dans le quartier depuis plusieurs années, aucun autre marché n’a vu le jour à Saint-Henri – la DAL est le premier à s’y installer en 25 ans.  Comme nous l’explique Dimitri Espérance, un quartier dit défavorisé n’est pas nécessairement synonyme de désert alimentaire, alors qu’un endroit aisé peut être un désert de cette sorte. Le problème à Saint-Henri est bien connu, et n’est pas nouveau, mais les causes – et les solutions – sont rarement abordées. « Un désert alimentaire n’est pas un phénomène naturel qui arrive par hasard dans un endroit. Il y a un contexte historique, social et économique qui l’explique ; ce n’est pas une situation se résorbe naturellement », avance M. Espérance.La désindustrialisation du quartier, qui se produit depuis les années 1970, a contribué à appauvrir le quartier, ce qui a amené les infrastructures alimentaires à péricliter. Dans les dernières années, de nombreux locaux commerciaux sont devenus résidentiels, une approche plus rentable pour les propriétaires. D’ailleurs, au cours de la dernière année, deux dépanneurs ont fermé leurs portes, et leurs locaux sont appelés à être transformés en logements. Et en raison de la COVID, plusieurs restaurants ont également fermé. On pourrait croire que l’embourgeoisement est un incitatif pour ouvrir une épicerie, mais selon Dimitri Espérance, ça n’a pas été le cas. Les propriétaires d’espaces commerciaux tendent à privilégier certains types de commerces, surtout s’ils n’habitent pas le quartier et ne voient pas l’intérêt d’y vivre. « Les proprios voient [les épiceries] comme une nuisance : il y a beaucoup de livraisons, ça génère des déchets, etc. », indique-t-il. Si, avant la pandémie, on voyait de nombreux locaux commerciaux vacants rue Notre-Dame, la majorité d’entre eux sont maintenant loués ou en cours de rénovation.

Voilà pourquoi il a fallu un bon moment à La DAL pour trouver un local, et des rénovations majeures ont ensuite été nécessaires pour accueillir et ensoleiller la petite épicerie de quartier. Au départ, le collectif souhaitait se réapproprier une ancienne caserne de pompiers, inoccupée depuis longtemps, pour la redonner aux citoyens. Face au refus de la Ville, le collectif a dû se mettre en quête d’un autre endroit, toujours avec l’objectif d’ouvrir un centre communautaire d’alimentation.

La COVID est également venue aggraver les besoins. Étant donné le peu d’infrastructures alimentaires du quartier, la situation est devenue telle que des files d’attente gigantesques se formaient devant les établissements. « Vivre dans un désert alimentaire en période de confinement, ça devient grave », raconte l’épicier. Après de longues démarches, La DAL est donc venue agir concrètement là où personne ne l’avait fait depuis des années. « On est heureux d’arriver dans le quartier avec cette offre, déclare Dimitri. Sans le Frigo Communautaire et sans La DAL, le quartier serait devenu invivable pour plusieurs. »

De la justice alimentaire à l’économie sociale

Qu’est-ce que l’insécurité alimentaire ? « C’est un état dans lequel se trouve une personne, ou un groupe de personnes, lorsque la disponibilité d’aliments sains et nutritifs, ou la capacité d’acquérir des aliments personnellement satisfaisants par des moyens socialement acceptables, est limitée ou incertaine », lit-on sur le site Web du gouvernement du Québec. Voici comme M. Espérance explique pour sa part la sécurité alimentaire : « Une personne qui est en tout temps capable de trouver à proximité des aliments qui soient sains et liés à ses habitudes culturelles. »

Au Québec, ce sont 17 % des ménages qui sont dans un état d’insécurité alimentaire – une situation qui a été exacerbée par la pandémie. À La DAL, l’alimentation est un droit universel. « Le gouvernement n’en fait pas assez pour que ce droit fondamental puisse être respecté », croit M. Espérance. Il cite en exemple les banques alimentaires, où il faut prouver son droit à utiliser le service en produisant notamment une preuve de revenu. « Au Québec, on voit souvent une version judéo-chrétienne de la charité : lorsqu’une personne vit de l’insécurité, il s’agit de quelque chose chose d’individuel, et il faut la sauver », fait-il remarquer, estimant que des villes comme Toronto ont une vision plus intersectionnelle de la question.

La DAL met ainsi de l’avant le concept de justice alimentaire en concevant l’alimentation d’un point de vue systémique. Ainsi, on souhaite prendre en compte les exclusions qui y sont créées, les personnes laissées pour compte et celles qui profitent de ce système. « Par exemple, il y a une solidarité avec les producteurs locaux afin que ceux-ci soient capables de gagner un revenu intéressant, suffisant pour leur permettre de me pas simplement survivre », illustre-t-il.

C’est en 2019, alors en arrêt de travail, que le consultant en innovation sociale s’initie à l’agriculture alimentaire. Ses découvertes influencent le projet à naître. « Il y a souvent un manque de perspective historique face à ces choses », dit-il en expliquant certains concepts qui, aujourd’hui, ne cessent de gagner en popularité. « La permaculture, par exemple, est une appropriation des techniques ancestrales autochtones et africaines. Ça fait longtemps que nos communautés sont habituées à faire de l’agriculture urbaine comme une manière d’assurer l’autonomie alimentaire. Maintenant, ce sont des personnes blanches qui sont mises à l’avant-plan », dit-il. Il en va de même pour les coopératives alimentaires, dont La DAL s’inspire. « En Amérique du Nord, ce sont surtout des communautés noires qui se mettent ensemble pour augmenter leur pouvoir d’achat et être plus autonomes. Ce sont des choses qu’on a faites pendant des générations, car nous y étions obligés », avance-t-il.

Pour lancer une telle entreprise d’économie sociale, l’épicier a dû relever de nombreux défis. « Comme personne racisée décidant de créer une organisation dans le milieu de l’insécurité alimentaire, qui est très blanc, et où les personnes racisées sont plus souvent bénéficiaires que leaders, ç’a été difficile de m’établir », confie Dimitri Espérance dans ce quartier où le nombre de personnes racisées est sous la moyenne montréalaise. Il a également fallu qu’il se fasse reconnaître par les autres acteurs du quartier, les élus et les résidants, en plus de rechercher du financement, de trouver un local dans un marché très concurrentiel et de s’occuper de toute la bureaucratie entourant l’opération de l’organisme à but non lucratif, notamment de l’obtention de permis.

Manger, aujourd’hui et demain

Autrement, l’avenir de La DAL s’annonce prometteur ou, du moins, délicieux. Le collectif est en train de mettre en place un projet-pilote en collaboration avec l’arrondissement du Sud-Ouest, où des plats cuisinés seront mis à disposition des résidences de personnes âgées, en plus d’être vendus à l’épicerie. En dépit de ses nombreux chapeaux, Dimitri Espérance reste zen. « Ça fait un moment que je me considère comme épicier, explique-t-il alors que de nouveaux membres se joignent à La DAL. Le défi, c’est surtout d’amener les membres à venir et à se considérer comme épiciers ; c’est une formation continue. »

S’il a un conseil à donner à ceux qui voudraient se lancer dans une telle aventure, c’est de très bien connaître sa communauté. « Je suis un nouveau résidant de Saint-Henri, et il y a des gens qui sont ici depuis des générations », souligne-t-il. Ainsi, les activités de La DAL au cours des six premiers mois ont consisté à aller à la rencontre des gens du quartier, de développer des relations et de discuter avec eux. « Il fallait voir si la perspective qu’on a du désert alimentaire de Saint-Henri était partagée. On a tout fait pour s’assurer que notre problématique soit extrêmement bien définie.

Quand on a eu cette confirmation, on s’est sentis beaucoup plus à l’aise de lancer le projet », raconte Dimitri. Ainsi, le jeune entrepreneur s’est senti épaulé par la communauté, face aux obstacles, mais aussi dans chacune de ses réussites. Lui qui n’avait jamais travaillé dans une épicerie est allé « faire ses classes » – c’est-à-dire s’informer, recevoir les conseils d’un mentor et travailler – au Détour, une épicerie autogérée de Pointe-Saint-Charles, au Dépôt, un centre communautaire d’alimentation de Notre-Dame-de-Grâce, à l’épicerie Les Récoltes, à Rosemont, et dans les épiceries zéro déchet LOCO. « C’est bien beau, des citoyens qui deviennent épiciers, mais il faut aussi réaliser qu’au-delà du romantisme, c’est beaucoup de travail pour aller chercher les compétences qu’on n’a pas », explique-t-il en gardant les pieds sur terre. Et maintenant, c’est à son tour d’inspirer les autres. « J’ai réalisé que, même si ce n’est pas du tout pour ça que je l’ai fait, j’avais la possibilité d’être un modèle pour les gens, dit-il humblement.

Si j’avais vu une personne noire ou racisée être à la tête d’un organisme social alimentaire, peut-être que j’aurais franchi le pas plus rapidement. » Son deuxième conseil s’adresse plutôt à ceux qui lui ressemblent. « Ne pas se concentrer sur ce que les gens pensent que tu devrais faire », exhorte-t-il. C’est ce qui s’est produit lorsqu’il a mis sur pied La DAL. « Ça ne s’est pas passé comme on voulait, rappelle-t-il. Mais on voulait que ce soit un projet grandiose. Et commencer petit, ça ne nous empêche pas de voir grand. »

L’actualité à travers le dialogue.
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