Le Frigo Communautaire de Saint-Henri et Cécile Lars, bénévole. Photo: Christelle Saint-Julien
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Quand la communauté nourrit le quartier
21/12/21
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Initiative de journalisme local
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À Saint-Henri, le Frigo Communautaire est un point de convergence dont la popularité pourrait faire l’envie de n’importe quel établissement. Dans un endroit que plusieurs qualifient de désert alimentaire, et où l’embourgeoisement gagne du terrain, les résidents mettent la main à la pâte pour s’entraider.Depuis quelques semaines, le réfrigérateur partagé trône dans son nouvel emplacement, dans son abri de bois construit sur mesure. Au cours de la journée, les visiteurs y sont accueillis joyeusement par les cris des enfants de l’école primaire voisine. « Je crois qu’il y a un besoin réel à Saint-Henri ; il y a beaucoup d’insécurité alimentaire », avance Cécile Lars, bénévole auprès du frigo communautaire.

Au Québec, ce sont 17 % des ménages qui vivent en situation d’insécurité alimentaire. « Le frigo communautaire, c’est pour tout le monde », insiste Mme Lars. « C’est fait pour que n’importe qui, à n’importe quelle heure, puisse déposer ou prendre de la nourriture en toute liberté », dit celle qui habite dans le quartier depuis 10 ans. Que ce soit des familles qui ont besoin d’un coup de pouce, des enfants du coin qui passent prendre une collation, des commerces qui y laissent leurs invendus ou des citoyens qui ont des surplus, tout le monde s’en sert. Pour Mme Lars, une telle initiative va au-delà des jugements et des stéréotypes. « Ce n’est pas parce qu’on est pauvre, indigent, dans la misère ou dans la rue : il s’agit de nourriture, et elle doit être partagée et donnée.

Si on en a plus, il faut que ça finisse dans une bouche », croit-elle.Une chose est sûre : tout part vite, alors que chaque semaine, ce sont des centaines de personnes qui ouvrent la porte du frigo et du garde-manger attenant. « Quand le frigo est plein, au bout de 3 heures il est vide. On n’en met pas assez, il en faudrait plus », dit Mme Lars. C’est par hasard qu’Ahmed Chebbi est tombé sur le frigo la première fois, tout près de chez lui. Il croyait que quelqu’un l’avait oublié là, et sa surprise fut totale en en ouvrant la porte. M. Chebbi, qui habite le quartier depuis 2018, fait partie de ceux qui s’investissent dans l’initiative du frigo communautaire. « Parfois, les gens n’ont pas la possibilité de s’y rendre, alors je les prends et je les amène », explique-t-il en citant les difficultés qu’ont les gens du quartier à s’alimenter en raison de la COVID-19 et des prix de la nourriture qui augmentent.

Selon le Rapport sur les prix alimentaires canadiens, les ménages canadiens ont dépensé en moyenne 695 $ de plus pour leur panier d’épicerie en 2021. Cette année, le prix de la nourriture a connu une hausse moyenne de 3,8 %, la plus importante en 12 ans, et les chercheurs prévoient une nouvelle hausse de 5 à 7 % en 2022.

L’idée du partage

Il y a huit ans, alors en convalescence, Darren Gerbrandt décide de mettre en œuvre son idée de réfrigérateur en libre-service. « J’avais le temps, je n’avais plus d’excuse. Cela faisait longtemps que je voulais faire un réfrigérateur communautaire. J’avais déjà été impliqué dans un projet similaire à Winnipeg dans les années 1990 », nous dit-il au téléphone. C’est ainsi qu’il lance la première initiative de ce genre à Montréal, mettant un réfrigérateur à la disposition de tous dans la cour de l’immeuble où il vit. « Un mois plus tard, je faisais déjà des repas de Noël. Et ça continue de grandir.

Aujourd’hui, il y a de plus en plus de frigos qui apparaissent dans la ville. » S’il a passé le flambeau, il dit ne pouvoir être plus heureux qu’en voyant grandir le projet, quelque sept ans plus tard.

« Obtenir des ressources et trouver un emplacement sont les deux choses les plus difficiles pour commencer un tel projet », raconte le fondateur, pour qui les défis organisationnels ont été nombreux. Il se souvient des moments heureux. « Un jeune m’a déjà dit : “Merci beaucoup, si ce n’était pas de toi, je n’aurais pas mangé de yogourt aujourd’hui” », raconte-t-il, en ajoutant avoir versé une larme à la suite de ce témoignage.

« Il y a eu un beau moment. Je marchais dans la rue avec mes amis punk, et la police s’est arrêtée pour me dire merci. »

De la collaboration à la communauté

« Avec ce genre d’entreprise, on a beaucoup à faire avec le “pas dans ma cour” », explique Cécile Lars, bien campée devant le frigo, café à la main. Si les gens sont favorables à un tel projet, souvent, ils n’en veulent pas près de chez eux. Mme Lars explique que, comme le frigo est destiné à tout le monde, sa clientèle déplaît à plusieurs. Le frigo de Saint-Henri a eu plusieurs emplacements, avant de se retrouver dans la ruelle, raccordé au domicile d’une des bénévoles. Il a besoin d’électricité, mais aussi « de l’accord et de la participation enthousiaste des gens », comme le dit Mme Lars. « Les efforts de groupe, c’est toujours difficile. Mais à Saint-Henri, il y a un bel esprit de communauté. C’est peut-être pour ça qu’on a du succès ; il y a une communauté qui veut faire une place à ça. »

Avec Gaëlle Cerf et M’Lisa Colbert, Cécile Lars voit à la gestion du frigo communautaire, de son ravitaillement jusqu’aux tâches administratives. L’initiative demande plus de travail qu’on pourrait le croire : elle exige beaucoup d’organisation pour aller chercher les dons, trier les aliments et garder l’endroit propre, et ce, bénévolement.  En devenant un organisme à but non lucratif, le groupe responsable du projet souhaite pouvoir entreprendre des démarches auprès de la Ville de Montréal et ainsi établir de nouveaux partenariats et obtenir plus de dons. Les trois bénévoles espèrent ainsi qu’une fois le projet bien établi, il leur sera possible de faire des démarches auprès de tous les commerçants et restaurateurs du quartier pour récupérer leurs invendus.

Pour le moment, seuls quelques-uns d’entre eux ont répondu à l’appel et donnent au frigo. « Au niveau de l’industrie, il y a un gaspillage énorme. Ils n’ont peut-être pas envie de jeter les produits, et on se propose pour aller les chercher », nous dit Mme Lars.

Pour l’instant, les membres du frigo communautaire n’ont pas accès à un entrepôt, un autre élément essentiel. Ils disposaient d’un local grâce à la générosité d’une organisation locale, la Société de Développement Commercial (SDC) - Les Quartiers du Canal, qui a déménagé depuis. Les bénévoles étaient en mesure de stocker les aliments reçus en grande quantité et avaient la possibilité de les cuisiner pour offrir des paniers, ce qui aurait été fort apprécié à l’approche des Fêtes.

« C’est une activité qu’on a dû lâcher à grand regret, ce n’était pas gérable sans base d’opération, explique Mme Lars. En attendant, on fait du mieux qu’on peut avec ce qu’on a, ce qui a toujours été la mission du frigo. »

Faire des petits

L’idée d’un frigo communautaire a fait son chemin à Montréal et ailleurs au Québec. Dans le quartier voisin, à Notre-Dame-de-Grâce, Seven Laville a mis sur pied le Sunshine Food Pantry, où un frigo et un garde-manger sont accessibles 24 heures sur 24. « J’ai créé une page Facebook pour que les gens puissent la suivre et voir les mises à jour. Tout le monde peut commenter et donner », explique Mme Laville. Après avoir essuyé un refus de la ville, elle s’est tournée vers la générosité d’un commerce local, le Café 92, qui a accepté d’héberger le frigo.

« Tout se passe bien. Nous avons eu des hauts et des bas avec des gens qui prennent beaucoup », dit-elle. Il s’agit d’un problème évoqué par plusieurs personnes. La ligne est mince entre ceux qui ont besoin d’une plus grande quantité de nourriture pour eux ou leurs proches et ceux qui ont d’autres intentions que de partager.

Le garde-manger du Sunshine Food Pantry à Notre-Dame-de-Grâce, où se trouve également un frigo communautaire.
Photo: Courtoisie

Malgré tout, la jeune femme est heureuse de diriger le projet et salue la bonté des résidants du quartier qui lui donnent un coup de main. « Ce sont les gens qui contribuent. C’est ce que j’aime faire, j’aime construire, et c’est de l’amour à partager », nous dit-elle. « J’étais une enfant de la rue, j’ai été placée en famille d’accueil », confie Mme Laville, qui raconte avoir déjà dû dérober le repas d’autres enfants à l’école.

Une fois adulte, elle a souhaité donner la possibilité aux gens de manger, en éliminant les obstacles pour y parvenir. Quelques kilomètres plus loin, grâce à l’initiative d’étudiants et d’enfants du Collège Dawson, un garde-manger communautaire a été installé en octobre dernier sur le terrain de la congrégation de Notre-Dame.

John Nathaniel Gertler, l’un des instigateurs du projet, voit celui-ci comme une démarche d’aide mutuelle et de tissage de liens plutôt que comme une initiative caritative. « C’est la communauté qui soutient le projet, et non les gens privilégiés qui sont supérieurs parce qu’ils donnent à des moins privilégiés », nuance-t-il.

« On a été inspirés par plusieurs projets d’aide mutuelle et communautaire qui sont apparus pendant la pandémie, à l’échelle locale comme internationale, expose-t-il en citant les frigos de Saint-Henri et de Notre-Dame-de-Grâce, ainsi que les exemples de Meals for Milton Park et de Montreal Solidarity Supply. M. Gertler souhaite qu’un frigo puisse venir s’ajouter au garde-manger, mais cette addition pose des difficultés logistiques, en plus de devoir obtenir l’approbation des hôtes.

Le garde-manger du Atwater Community Pantry, à la Congrégation de Notre-Dame.
Photo: Ruby Pratka

Depuis sa création, le garde-manger jouit d’une énorme popularité, ce qui témoigne des besoins du quartier. Dans l’immédiat, les bénévoles souhaitent augmenter le niveau des dons, puis, à terme, être en mesure de faire des achats de denrées. « On aimerait aussi être capables d’acheter de la nourriture, de demander aux membres de la communauté ce qu’ils veulent voir dans le garde-manger », dit-il. Le collectif souhaiterait avoir le soutien de plus de commerces locaux. Actuellement, deux d’entre eux effectuent des dons. Aux dires de M. Gertler, plusieurs ont indiqué donner ailleurs.

« Ils ont un système en place et disent recevoir un grand nombre de demandes de dons. Les gens ne comprennent pas à quel point on demande peu. Notre garde-manger est petit, ça ferait une grande différence. Cela illustre un problème plus important dans le milieu communautaire à Montréal », croit-il. L’étudiant estime que plusieurs organismes ont le monopole en matière de distribution alimentaire et qu’il est difficile pour un projet local de réclamer sa part, surtout sur le plan administratif. À Montréal-Nord, un frigo communautaire a vu le jour en 2017 après que l’idée a été proposée par des citoyens. Malheureusement, l’initiative s’est essoufflée et a dû être interrompue, nous explique Olivier Lachapelle. L’initiative était chapeautée par des organismes communautaires du quartier, Parole d’excluEs et Panier Fûté, qui partageaient les locaux où se trouvait le réfrigérateur.

« Les tâches incombent souvent aux employés, qui n’ont pas le temps et les ressources, dit M. Lachapelle. Le but était que les restaurateurs participent, et ça n’a pas été le cas. » En plus du caractère aléatoire des dons, la mobilisation a posé problème. « Je pense que, si ça avait été porté par les citoyens, ça aurait été un succès », croit-il. À Villeray, le Frigo La Mie est l’œuvre d’une citoyenne engagée, Johanne Bélanger.

Cinq ans plus tard, ce sont trois frigos et plusieurs étagères chez elle qui sont dédiés aux gens du quartier. Chaque fois que de la nourriture est disponible, Mme Bélanger en fait l’annonce sur un groupe Facebook. Les gens prennent ensuite rendez-vous pour récupérer les denrées. « On a besoin de tout et de rien, c’est ça le problème », confie-t-elle. Elle nous dit que le frigo traverse présentement une « période creuse », car elle a reçu moins de dons alimentaires. Lorsque les quantités le permettent, Mme Bélanger fait également du dépannage alimentaire, et d’autres bénévoles viennent lui prêter main-forte.

« Ce n’est pas seulement d’avoir un frigo communautaire, à un moment donné tu connais l’histoire des gens que tu rencontres », dit-elle. Ainsi, elle dirige les gens vers d’autres ressources, en plus de gérer un autre projet de dons non alimentaires, DistribuDons. « Comme je ne peux plus travailler, ça occupe mon temps. J’aime aider, et c’est agréable aussi de voir les gens », dit celle qui souffre de douleurs chroniques.  Malgré son rôle de fée marraine du quartier, Mme Bélanger se fait humble. « C’est plus facile d’aider que de demander, dit-elle. Ce n’est pas grâce à moi : si personne ne me donne, je ne peux aider personne. Les gens autour sont tout aussi importants. Je vais continuer tant et aussi longtemps que j’aurai des dons et que j’en serai capable. »

Pour aller plus loin- Répertoires des frigos communautaires au Québec- Renseignements sur la salubrité des dons d’aliments- Ressources pour prévenir le gaspillage alimentaire 
L’actualité à travers le dialogue.
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