Une semaine s’est écoulée depuis que la Russie a de nouveau envahi l’Ukraine et est tombée face aux forces ukrainiennes, qui leur opposent depuis une courageuse résistance. Si le contexte de cette invasion trouve son origine dans l’éclatement de l’Union soviétique, au début des années 1990, aujourd’hui, au milieu des bombardements et des tirs, l’Ukraine subit déjà les importantes répercussions humanitaires et géopolitiques de cette guerre.
« Ma ville natale de Tchernihiv a beaucoup souffert. On entendait des alarmes toutes les 30 minutes, et des roquettes s’abattaient sur des maisons et des bâtiments historiques. Pendant que se tenaient les négociations, les roquettes volaient les unes après les autres », raconte depuis Montréal Veronika Rybak, une ancienne journaliste et commentatrice politique ukrainienne qui vit au Canada depuis trois ans. Un grand nombre de femmes et d’enfants ukrainiens se cachent dans des caves et des abris anti-bombes, tandis que les hommes organisent et assurent la défense du pays, parvenant à endiguer les forces écrasantes de l’ennemi. Plus d’un millions d’ukrainiens ont fui leur pays. « L’armée et les civils défendent les villes et repoussent les occupants, mais une aide militaire supplémentaire est nécessaire », ajoute Mme Rybak.
Qu’est-ce qui a provoqué la crise de 2013-2014 ?
En Ukraine, on interroge plusieurs témoins qui veulent que le monde entier le sache : la guerre n’a pas commencé la semaine dernière, elle a débuté en 2014. Veronika Rybak estime également que, pour comprendre cette invasion, il faut se pencher un peu sur l’histoire. « En 2013, le président de la Fédération de Russie pouvait dicter ses lois et ses règles sur le territoire de l’Ukraine », explique la journaliste. « À l’époque, le président de l’Ukraine était Viktor Ianoukovitch. Il rapportait à Vladimir Poutine le moindre de ses gestes. Le parti de Ianoukovitch a créé un solide réseau de partis, où tout était dirigé depuis le sommet, même dans les villages », nous indique-t-elle. « Puis, quand l’occasion s’est présentée de se joindre l’Union européenne (EU), évidemment, Ianoukovitch a refusé, car son voisin, Poutine lui-même, ne voulait pas. Il ne souhaitait pas être associé avec un membre de l’UE », poursuit Mme Rybak.Quand le président Ianoukovitch a refusé d’adhérer à l’UE en 2013, plus de 80 personnes se sont rendues à Maïdan, au centre-ville de Kiev, pour protester. Elles y ont été brutalisées avant d’être expulsées des lieux.
C’est de cet incident qu’est née la révolution ukrainienne de 2013-2014, baptisée Euromaïdan. Les objectifs de cette révolution ont par la suite évolué, visant non seulement l’adhésion à l’UE, mais aussi la destitution du président de l’Ukraine. Pris de panique, Viktor Ianoukovitch a fui vers la Fédération de Russie, demandant la protection de Poutine, nous explique l’analyste politique. Selon elle, cette situation a entraîné une perte de contrôle du Kremlin. L’armée russe s’installa à Sébastopol, en Crimée, qui était alors une partie du territoire ukrainien. Craignant des entraves, Poutine tint un référendum illégal en Crimée afin de faire passer la péninsule sous contrôle russe. C’était la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale qu’un État européen annexait une partie du territoire d’un autre État européen. Des manifestations éclatèrent dans plusieurs villes d’Ukraine. Malgré tout, Poutine décida d’envoyer des troupes dans les régions de Louhansk et de Donetsk, sous prétexte « d’aider l’Ukraine » – une opération militaire qui dure depuis maintenant huit ans. La Crimée est toujours sous contrôle russe. « L’Ukraine est une zone tampon avec l’Europe, et si l’Ukraine n’est pas sous le contrôle de la Russie, cette dernière deviendra assurément vulnérable face à l’Europe », résume Mme Rybak.
Les aspects géopolitiques
Plusieurs experts affirment que, d’un point de vue géopolitique, la guerre entre l’Ukraine et la Russie était inévitable. Son déclenchement n’était qu’une question de temps. Dans son livre Le grand échiquier, le politologue américain Zbigniew Brzezinski analyse les conséquences de l’effondrement de l’URSS, écrit que la sortie de l’Ukraine a été l’événement le plus douloureux pour Moscou. Au fil du temps, il est apparu évident que le Kremlin ne s’accommoderait jamais d’une telle perte et n’attendrait qu’une occasion pour reprendre ce pays. Au cours de ses trois décennies d’indépendance, l’Ukraine a tenté de tracer sa propre voie en tant qu’État souverain, tout en cherchant à se rapprocher de l’Occident, notamment de l’Union européenne et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Mais le président de la Fédération de Russie considère l’expansion de l’OTAN vers l’est comme une menace pour l’intégrité territoriale de son pays.
L’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN, et la Russie a demandé à plusieurs reprises qu’on lui promette que l’Ukraine n’y adhérerait jamais. En 2014, l’invasion de l’Ukraine par la Russie s’est transformée en champ de bataille dans la région du Donbass. D’après les déclarations de dirigeants militaires britanniques et d’enquêteurs américains, un renforcement des forces militaires russes le long de la frontière avec l’Ukraine a eu lieu à la fin de 2021. Il était alors déjà clair que Moscou se préparait à une invasion à grande échelle de l’Ukraine.
Les intérêts de la Russie en Ukraine d’un point de vue historique
Roman Serbyn est professeur émérite d’histoire de la Russie et de l’Europe de l’Est à l’Université du Québec à Montréal et spécialiste de l’Ukraine. Il estime que Poutine perpétue la politique de Joseph Staline, ancien chef de l’État soviétique, à savoir l’intégration de l’Ukraine dans l’État russe.« Staline voulait transformer l’Union soviétique en État russe. Il a supprimé la renaissance ukrainienne, il y a eu l’Holodomor (la grande famine) en Ukraine, la destruction de l’Église orthodoxe ukrainienne et de l’intelligentsia », cite le professeur. « Lorsque l’Ukraine a été conquise par les bolcheviks (l’armée russe), elle a reçu le statut de république socialiste ukrainienne. Cela signifie qu’elle n’est pas devenue un État qui établissait ses propres lois, mais qu’elle était soumise à des forces supérieures », déclare M. Serbyn.
Il pense que Poutine veut reconstituer l’empire soviétique. « Selon l’essai controversé de Poutine Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens, publié le 12 juillet 2021, la langue ukrainienne n’a jamais existé, pas plus que l’État ukrainien », explique le professeur. « L’essai montre que l’objectif de cette guerre est la conquête de Kiev et un changement de gouvernement qui réajusterait progressivement l’Ukraine à la nation entièrement russe », précise-t-il. M.Serbyn considère que, si l’Ukraine se maintient comme État souverain, cela fragilise la Russie. « Poutine a dit qu’il voulait que l’OTAN se retire non seulement de l’Ukraine, mais aussi des républiques qui appartenaient à l’Union soviétique », ajoute-t-il. En somme, le spécialiste de l’Ukraine soutient que Poutine veut abolir l’Ukraine en tant qu’État indépendant et groupe ethnique distinct, et que si le président russe parvient à prendre le contrôle de l’Ukraine, qui possède la plus grande superficie parmi les anciennes républiques soviétiques, la Russie deviendra plus puissante. « Après l’intégration de l’Ukraine, il sera plus facile d’intégrer d’autres républiques », avance-t-il. « Et puis, cela change les rapports au niveau géopolitique. »
Quels sont les objectifs de la Russie en Ukraine ?
Inga Kononenko, analyste en matière d’institutions et de politiques internationales des droits humains, a travaillé pour l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) lors des élections parlementaires et présidentielles en Ukraine. Elle estime que, selon le discours actuel du Kremlin, l’existence même de l’Ukraine en tant qu’État indépendant est impensable. « Dans leur logique, l’Ukraine ne peut exister que comme une colonie de la Russie. Vladimir Poutine a clairement indiqué qu’il ne permettrait jamais que l’Ukraine devienne “anti-russe” et qu’il continuerait à s’opposer à l’expansion de l’influence occidentale en Ukraine », indique Mme Kononenko.Elle observe que, alors que l’Ukraine progresse et développe son identité propre ainsi qu’une perception moderne d’elle-même, la Russie cherche à reprendre un rôle en y mêlant différentes idéologies, dont l’idéologie soviétique du 20e siècle. La spécialiste en droits humains considère qu’en occupant la Crimée, la Russie a renforcé son contrôle sur la mer Noire en établissant dans la péninsule une présence militaire plus importante et plus moderne.
Les sanctions de l’Occident
Mercredi soir, de l’autre côté de l’Atlantique, nous nous entretenons avec Andriy Titok, journaliste qui couvre les questions militaires pour la Compagnie nationale publique de diffusion d'Ukraine (UA:PBC). Il rapporte que les forces d’occupation russes violent le droit international humanitaire en pillant et en tuant les populations locales. « La moralité de l’armée d’occupation est extrêmement faible », nous dit-il au téléphone depuis la ville de Tchernihiv. Il note que les États-Unis et leurs alliés ont pris des mesures de rétorsion contre la Russie pour son invasion de l’Ukraine, mais estime que cela n’est pas suffisant. « Nous comprenons tous que, s’ils s’impliquent activement dans ce conflit, il y aura une guerre mondiale. Mais l’Ukraine a vraiment besoin d’une aide militaire aujourd’hui », déclare-t-il.Il remarque qu’il y a huit ans, alors que l’on voyait clairement que la Russie avait envahi l’Ukraine, annexé la Crimée et déclenché une guerre dans la région du Donbass, la communauté internationale avait été trop accommodante avec Vladimir Poutine.
« Les politiciens canadiens, américains et européens ont essayé de plaire à Poutine. Mais nous connaissons tous les leçons à tirer de 1938-1939, lorsque les Européens ont également flatté l’agresseur Hitler », fait valoir le journaliste spécialisé dans les questions militaires. Titok est d’avis que les récentes sanctions imposées à la Russie par les pays occidentaux auraient dû survenir plus tôt. Le professeur Roman Serbyn abonde dans le même sens, estimant que ces sanctions auraient dû être prises dès le début de l’invasion, en 2014. Le 26 février dernier, le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne ont décidé de bloquer l’accès de certaines banques russes au système de paiement mondial SWIFT afin d’ébranler l’économie et les finances de la Russie. Mais selon M. Serbyn, cette mesure est insuffisante et prendra trop de temps à avoir des effets. « Il faudra des semaines avant que le système SWIFT ne soit désactivé, et pendant ce temps, des Ukrainiens seront tués ou subiront l’occupation », déclare le professeur. « L’Ukraine n’a pas demandé aux Américains et aux Canadiens de partir en guerre pour l’Ukraine. Elle a demandé une aide militaire et des armes. Là-bas, l’armée progresse avec des armes, mais ils [les dirigeants occidentaux] parlent de “sanctions”. Poutine va continuer à attaquer, et nous allons appliquer des sanctions et vider leurs ambassades. N’est-ce pas là une incitation pour Poutine ? », poursuit M. Serbyn.Le 27 février 2022, l’OTAN a indiqué que la Belgique, le Canada, la République tchèque, l’Estonie, la France, l’Allemagne, la Grèce, la Lettonie, la Lituanie, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, la Grande-Bretagne et les États-Unis avaient déjà envoyé ou étaient en train d’approuver d’importantes livraisons d’équipements militaires à l’Ukraine, ainsi que plusieurs millions de dollars, tandis que d’autres pays membres fourniraient une aide humanitaire en accueillant des réfugiés.
Que nous réserve l’avenir ?
Les intervenants rencontrés dans le cadre de ce reportage affirment qu’à mesure que l’Ukraine a fait pression pour adhérer à l’OTAN et à l’UE, elle a fait valoir sa souveraineté et s’est forgé une image moderne. Cependant, les tensions se sont intensifiées, en particulier depuis que la Russie a annexé la Crimée en 2014 et pris le contrôle de Donetsk et de Louhansk, des régions du sud-est de l’Ukraine.Andriy Titok, journaliste en Ukraine, appelle les Canadiens à faire pression sur leurs gouvernements pour établir un second front et exercer des pressions sur le Kremlin.Veronika Rybak souhaite que le monde puisse comprendre que l’Ukraine défend son intégrité territoriale et que celle-ci empêche le Kremlin d’envahir d’autres pays européens. « Le monde ne doit pas rester silencieux, déclare-t-elle. C’est probablement la seule chose qui puisse arrêter la Russie. Chaque petit geste que nous faisons pour l’Ukraine est une goutte qui vient former un vaste océan d’aide. »
« Un cessez-le-feu est toujours judicieux, affirme Inga Kononenko. Mais le problème est que la Russie a fait les premiers pas, et il est clair qu’elle veut gagner du temps. » « Un autre problème, pour l’Ukraine, c’est que le Bélarus est officiellement entré dans la guerre, ajoute l’analyste. Avec leur référendum, ils ont le pouvoir de soutenir la Russie. » Et du côté de l’Ukraine ? « Le fait qu’elle ait montré sa volonté de participer aux négociations lui permet d’attendre davantage sur le front international et de faire pression pour des mesures comme l’interdiction de vol ; une chose qui n’a toujours pas été faite et qui est vraiment nécessaire pour contrer ce dont nous sommes témoins aujourd’hui dans les villes ukrainiennes », conclut-elle.
Quels sont les discours véhiculés par le Kremlin ?
La Russie a affirmé à plusieurs reprises que c’est dans le but de protéger, « de démilitariser et de dénazifier l’Ukraine » qu’elle a lancé son intervention militaire. « Le but de cette opération est de protéger les personnes qui, depuis huit ans, sont victimes d’intimidation et de génocide de la part du régime de Kiev », a déclaré Vladimir Poutine au cours d’une allocution télévisée. Le 1er mars 2022, l’ambassade russe au Canada a publié une déclaration abondant dans le même sens. Celle-ci affirme que des crimes contre l’humanité et des violations du droit international humanitaire sont commis par des groupes néonazis comme le régiment d’Azov et le parti Secteur droit. « L’armée russe ne combat ni l’Ukraine ni les Ukrainiens. Les tâches visant à débarrasser l’Ukraine du nazisme et à la démilitariser seront accomplies », peut-on lire dans cette déclaration. Plusieurs se disent perplexes à l’idée que Poutine veuille dénazifier l’Ukraine, un pays dont le président, Volodymyr Zelensky, est juif. Cela signifie-t-il que la Russie souhaite protéger les juifs, les Roms, les étudiants étrangers et les communautés LGBTQ vivant en Ukraine ? Dans la prochaine partie de notre dossier sur l’Ukraine, nous approfondirons davantage cette question.