De nombreuses femmes en Iran prennent les rues du pays, retirent leur voile, le brûlent et parfois se coupent les cheveux. Au Québec, plusieurs professeures musulmanes contestent la loi 21 qui leur empêche de porter le voile. Illustration: Nia E-K
Justice sociale
Iran : le droit de choisir
5/11/22
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«  Une nouvelle révolution a-t-elle commencé ? », « Une révolution en marche », « Un tournant en Iran ». Ces titres d’articles se sont enchaînés aux États-Unis, en France et au Canada depuis la mort de Mahsa Zhina Amini, le 16 septembre dernier. Le monde regarde et commente les actions de ces femmes iraniennes qui demandent la fin du port obligatoire du voile.

Au Québec, la situation réveille des débats clivants et chroniques. Le port du voile est largement remis en question, et la question est plus que jamais brûlante. Face au torrent de commentaires et de sous-débats, il est facile d’oublier le véritable enjeu, la revendication première des Iraniennes : le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes. Et si, pour appuyer ces femmes, il suffisait de les écouter et de les « laisser tranquilles » ?

« C’était choquant, j’ai beaucoup pleuré. Je me suis imaginée en elle, si jeune et innocente », se remémore Setareh Sadeqi, docteure en études américaines, chercheuse indépendante en politiques publiques, enseignante et traductrice, depuis son bureau à Ispahan, en Iran. Mahsa Zhina (son prénom kurde) Amini, une étudiante kurde de 22 ans, meurt le 16 septembre dernier à Téhéran, alors qu’elle est incarcérée par la police des mœurs (« police d’orientation » en farsi) pour avoir porté incorrectement son foulard.

Instauré à la suite de la révolution islamique de 1979 par l’Ayatollah Khomeini, le port du voile est obligatoire pour les femmes et les filles de plus de neuf ans. Les punitions, en cas de dérogation, vont de l’arrestation aux coups et à la flagellation, en passant par le séjour en prison. « C’est inacceptable d’être traitée comme cela », poursuit Mme Sadeqi d’une voix posée.

La mort de Zhina est l’étincelle qui a enflammé l’Iran. De nombreuses femmes prennent d’assaut les rues du pays, retirent leur voile, le brûlent parfois. Elles demandent la fin de l’obligation du port du voile et de la police des mœurs. Des hommes, des garçons et des familles se joignent à elles. Très vite, les revendications évoluent et se diversifient, avec elles la demande très forte de renverser le régime. Des travailleurs et des commerçants font de même. L’État réplique en réprimant les manifestations, mais aussi en bloquant l’accès à Internet, notamment dans le Kurdistan et le Sistan-Baloutchistan.

Au nom de Mahsa Amini, on peut ajouter celui de Hananeh Kian, 23 ans, de Mahsa Mogoi, 18 ans, de Ghazaleh Chalab, 32 ans, et d’au moins 180 autres adultes et enfants tués lors des manifestations, selon les derniers chiffres d’Iran Human Rights (IHR).

Une colère ancienne

Le sujet devient viral sur les réseaux sociaux, et les médias s’en emparent. Rapidement, les journaux et les magazines du monde entier annoncent une « révolution en marche » en Iran. Pour Mme Sadeqi, la situation est plus nuancée. « Il y a beaucoup d’exagérations », met-elle en garde en expliquant que ces manifestations sont uniques, mais ne sortent pas non plus de nulle part.

Le corps de la femme est instrumentalisé depuis longtemps en Iran. Le shah Mohammad Reza Pahlavi avait interdit le port du voile en 1921. « La SAVAK, la police politique secrète de l’époque, arrachait le voile de la tête des femmes », raconte Hanieh Ziaei, iranologue attachée à la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM. Depuis la révolution islamique et l’imposition du voile, les femmes se révoltent régulièrement pour tenter de retrouver leurs droits, comme lors des #MercredisBlancs en 2017 et à la faveur d’une multitude de mouvements féministes et de campagnes organisées au fil des années. « On leur a arraché, puis imposé le voile, mais sans leur demander leur avis », résume Hanieh Ziaei.

En outre, la population ne reste pas non plus muette face à la crise économique, l’idéologie religieuse et politique et la corruption. En 2019, la classe populaire se révolte contre la hausse du prix du carburant et la situation économique étouffante ; 1 500 manifestants sont tués.

« Cela n’a pas eu une grande couverture, alors que les travailleurs sont importants ! En termes de nombre aujourd’hui, on est loin des manifestations de 2019 », précise Setareh Sadeqi en rappelant que la manifestation de Toronto a réuni plus de sympathisants.

« En revanche, cette année, c’est la première fois que les femmes sont sur le devant de la scène », reconnaît-elle. Hormis le fameux « Femme, vie, liberté » (un slogan kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), pour qui la révolution se faisait avec les femmes) chanté et repris partout, les manifestants crient aussi « Mort au dictateur » et « Mort au régime ». C’est devenu une revendication primordiale des manifestations.

Fierté

Hana – qui préfère taire son nom de famille – se méfie des médias occidentaux et a voulu s’assurer de la validité de notre démarche avant d’accepter de témoigner. Se disant « fière d’être une femme iranienne », elle confirme avec ferveur que la situation est plus nuancée que le portrait qu’en font les médias.

Originaire du sud-ouest du pays, Hana se définit comme étant « moitié arabe, moitié perse ». Après avoir vécu huit ans en Australie, elle est revenue l’été dernier dans son pays natal, sans hijab. Elle ne le portait pas en Australie et souhaitait continuer ainsi en Iran. « Beaucoup de gens me mettaient en garde, mais je ne les écoutais pas, je voulais me battre pour ma liberté », explique-t-elle depuis son appartement à Téhéran, la capitale du pays.

Elle aussi a déjà été arrêtée et interrogée. Mais, avant la mort de Mahsa Amini, elle marchait dans les rues de Téhéran sans voile. Et tout se passait bien. Elle raconte avoir vu beaucoup moins de policiers qu’il y a huit ans. « Ce n’est pas juste moi qui fais l’héroïne en ne portant pas le hijab. Les changements vont vite en Iran, les femmes osent faire les changements pour elles-mêmes », affirme-t-elle haut et fort.

Hana n’a pas encore participé aux manifestations. « Je suis juste allée en observer une. Je regrette que les manifestations soient disparates, sans message clair ou parfois organisées par des groupes dont je refuse les valeurs », partage la jeune femme.

Elle se méfie des groupes « séparatistes et terroristes » qui préparent les manifestations, mais aussi des groupes qui tolèrent ou demandent une ingérence étrangère. « Je participerais à une manifestation demain si l’appel était réalisé par d’autres groupes, et si la manifestation appelait à la fin du port obligatoire du hijab et à la fin de la police des mœurs », déclare-t-elle.

Couverture médiatique

Pour comprendre les manifestations actuelles, il faut aussi regarder les différentes revendications et comprendre la multitude des groupes d’intérêt. À commencer par les groupes locaux et régionaux, qui, comme dans chaque mouvement, sont nombreux et ont chacun leur programme.

Comme le fait Hana en sélectionnant les médias dans lesquels elle témoigne, la journaliste et conférencière à la Toronto Metropolitan University et à l’Université de Toronto Shenaz Kermalli recommande de faire attention à la désinformation et aux sources que l’on écoute et utilise. Sur ses réseaux sociaux, elle met en garde, comme beaucoup d’autres, les internautes au sujet de ce qu’ils lisent.

Au-delà de l’influence de ces groupes et de la guerre de l’information, comme l’explique un article de CNN, Mme Kermalli étudie aussi la couverture médiatique occidentale des manifestations.

Depuis le 16 septembre, la diaspora se mobilise et organise d’impressionnantes marches, comme celle qui a réuni 50 000 personnes à Toronto le 1er octobre. Parallèlement, des personnalités de la diaspora s’indignent et se servent de leur influence pour parler de la situation, comme la controversée journaliste Masih Alinejad. Nombreuses sont ainsi les figures politiques, médiatiques et culturelles de toutes origines qui se joignent au mouvement et se filment en train de se couper les cheveux.

Face à un tel soutien international, les femmes que nous avons rencontrées se demandent toutes pourquoi c’est en 2022 que le monde écoute les femmes iraniennes. « Les révoltes de 2019 n’ont pas suscité autant d’attention ; pourquoi cela prend-il un foulard brûlé pour en parler ? » se demande Shenaz Kermalli.

Certains y voient une conséquence du mouvement #MeToo, qui a eu cinq ans en octobre et qui aurait permis d’amorcer une libération de la parole, mais aussi de créer plus d’espace pour parler de violences sexistes et sexuelles et de patriarcat. L’influence d’acteurs régionaux et internationaux est souvent montrée du doigt : l’Arabie saoudite par exemple, mais aussi les États-Unis ou Israël.

Pour Mme Kermalli, la couverture médiatique canadienne ressemble à l’américaine. « Il y a un suivisme sur la politique au Moyen-Orient. Les médias dominants ont tendance à couvrir les enjeux du Moyen-Orient et d’Asie avec moins de scepticisme et de critique », détaille-t-elle. Un bel exemple de cela est la guerre en Irak, dont la mauvaise couverture occidentale est étudiée dans les écoles de journalisme, les médias s’étant basés sur les rapports des agences de presse. « Quand on fait ça, on n’aide pas les personnes sur place », conclut Mme Kermalli.

Le poids du hijab

Cette illustration représente la solidarité entre les femmes qui en ont assez de ne pas avoir le choix de leur corps et de leur voix au Québec comme en Iran. Illustration: Nia E-K

Parmi les raisons pouvant expliquer l’intérêt des médias occidentaux, il y a aussi le voile. Le hijab est un sujet brûlant dans beaucoup de sociétés. En France, par exemple, les manifestations en Iran exacerbent le débat. De nombreuses personnalités politiques et médiatiques instrumentalisent la révolte des Iraniennes pour justifier le fait que l’islam serait une menace pour la société.

Au Québec aussi, le sujet est commenté. C’est surtout la déclaration de la députée de Québec solidaire Christine Labrie, le 1er septembre, qui a fait réagir. Pour elle, l’interdiction du port du voile au Québec est aussi « une forme d’oppression » – ce qui est une référence directe à la Loi 21, entrée en vigueur en juin 2019 et interdisant le port de signes religieux lorsqu’on offre un service de l’État.

La députée, alors candidate à sa réélection, a été vilipendée par des commentateurs, qui ont avancé que le voile est surtout « un symbole d’oppression », non un vêtement que l’on choisit de porter librement. Pour eux, on ne peut pas soutenir la libération des femmes en Iran sans soutenir celle des musulmanes de la province via la laïcité.

Toutefois, pour Mme Kermalli, la réponse est claire. « Si tu soutiens les femmes en Iran, tu soutiens aussi celles qui veulent décider de ce qu’elles portent dans leur pays. Elles ont toutes le droit de choisir. » La conférencière rappelle que les Iraniennes brûlent surtout leur voile parce qu’elles le voient comme un symbole de l’État. « Mais, dans notre partie du monde, lorsqu’une femme brûle son foulard en Iran, on voit cela comme un argument pour dire : “Je vous l’avais dit, c’est un symbole d’oppression envers les femmes musulmanes !” » illustre la journaliste, regrettant qu’une certaine islamophobie puisse sous-tendre ce genre de discours. Depuis le 16 septembre, des actes haineux ont d’ailleurs visé la communauté musulmane au Canada. Ainsi, la mosquée Imam Mahdi à Thornhill, en Ontario, a été vandalisée et, à Montréal-Nord, trois incidents haineux contre des femmes voilées ont eu lieu.

Une obligation violente

Même son de cloche du côté de Noroozi, conférencière en philosophie de l’éducation et spécialiste des questions de colonisation et de temps Originaire d’Iran. Elle a grandi à Téhéran avant de s’installer à Montréal pour ses études. « J’aimerais idéalement retourner enseigner là-bas », partage-t-elle.

Elle rappelle que les manifestantes ne protestent pas contre le voile, mais bien contre l’obligation étatique de le porter. « C’est un symbole. L’obligation de le porter est oppressive », explique la philosophe. Selon elle, on ne peut pas comparer l’Iran et le Québec, et elle estime qu’interdire le voile au Québec est violent : « Oui, au Québec, le voile a peut-être été imposé à certaines femmes musulmanes par leur famille, mais au moins, elles pouvaient sortir. Avec une loi comme la Loi 21, on leur retire des choix. Sans voile, elles ne peuvent plus être en public. C’est une double oppression. »

Et puis, derrière ces réactions médiatiques et politiques, il y a un aspect très « colonial », selon la philosophe. « Je suis une spécialiste de la colonisation et du temps, et je n’utilise pas ce mot à la légère ! C’est colonial de dire que l’on veut voir les Iraniennes libres, comme si on les libérait de la sauvagerie », déclare-t-elle. Un point de vue détaillé dans diverses études, dont celle de la journaliste Kenza Bennis, publiée en 2021, sur les Québécoises musulmanes : « Ces femmes sont perçues comme étant soumises à la domination des hommes de leur culture. Le débat médiatique occidental adopte ainsi une vision paternaliste et infantilise ces femmes en ne leur donnant pas la parole et en parlant à leur place. »

Arrêter les sanctions

« Laissez-nous tranquilles », sont-ils nombreux à réclamer depuis l’Iran. Avant notre rencontre, Nassim a demandé aux membres de sa communauté Twitter de formuler leurs demandes à un média canadien. Les souhaits des internautes font écho à ceux des chercheuses et des personnes iraniennes interrogées dans cet article.

« Quand je vois d’autres gouvernements critiquer, alors qu’ils ne font pas mieux, je trouve cela hypocrite. Je souhaite que tous ceux qui sont à l’étranger restent en dehors de ce mouvement », demande Setareh Sadeqi. Elle préférerait que, plutôt que de se lancer dans des débats, les Québécois et, plus largement, les Canadiens parlent de ce qui les concerne et de ce qu’ils peuvent contrôler. À commencer par les sanctions imposées à l’Iran par des pays comme les États-Unis et le Canada.

Depuis le 3 octobre, Affaires mondiales Canada a publié quatre communiqués pour annoncer l’allongement de la liste des personnes et des entités sanctionnées par Ottawa, soit interdites de séjour ou de participation à des transactions. Les États-Unis, qui imposent des sanctions à l’Iran depuis 1979, ont fait de même, condamnant l’atteinte aux droits de la personne. « Il ne faut pas tomber dans le piège de voir les sanctions comme étant libératrices pour la population. On ne peut pas atteindre une démocratie sous sanctions », rappelle Nassim.

De son côté, le ministère, contacté par courriel, a simplement écrit que « les dernières sanctions répondent aux violations flagrantes des droits de la personne et aux activités continues de désinformation parrainées par l’État commises par l’Iran ». Le porte-parole Jason Kung n’a pas commenté la demande de mettre fin aux sanctions, mais a expliqué que « le Canada considère les sanctions comme un outil complémentaire parmi d’autres outils de politique étrangère ».

Nassim et Mme Sadeqi demandent surtout le retour de l’Accord sur le nucléaire iranien (JCPoA) « pour véritablement aider la population ». Signé en 2015 par six grandes puissances et l’Iran, cet accord a capoté après le retrait des États-Unis, décidé par Donald Trump en 2018. L’entente visait le contrôle du programme nucléaire iranien et la levée de certaines sanctions économiques. Depuis 2018, la crise économique s’est aggravée en Iran, l’inflation a augmenté et l’accès à certains soins et médicaments est devenu plus difficile.

Toutes ces sanctions ont aussi des conséquences sur la mobilité des Iraniens et des Iraniennes. « Des pays comme le Canada ont rendu le voyage difficile pour les femmes iraniennes. Il est aussi plus ardu de postuler pour des revues académiques qui viennent d’universitaires iraniennes », dénonce-t-elle.

Comment aider ?

On peut bien sûr demander à son gouvernement de mettre fin aux sanctions, mais au-delà de ça, les femmes interrogées estiment qu’il faut surtout faire attention aux personnes qu’on lit, écoute ou fait parler en examinant leurs affiliations et leur position. Vérifier ses sources pour éviter la désinformation, c’est aussi remettre en question le vocabulaire et les hyperboles utilisés pour parler de l’Iran en général et de ces manifestations.

De son côté, Hana exhorte les Canadiennes et les Canadiens à se concentrer sur leurs propres combats. « Si tu es une femme en France, en Australie ou au Canada, libère-toi de l’oppression que tu tolères de ton propre gouvernement », conseille-t-elle. Pour elle, un Canadien politisé est responsable de son gouvernement. « Il faut s’éduquer sur les positions prises par le gouvernement canadien et d’où elles viennent », poursuit-elle avec véhémence en faisant référence à la pétition « problématique » qui demande aux membres du G7 de retirer leurs ambassades d’Iran.

Une position qui fait écho au débat sur la prise de parole des artistes et des féministes québécoises. Il leur a été reproché de ne pas prendre position sur la situation en Iran. Face à cette attaque, la féministe et scénariste Kim Lévesque-Lizotte s’est exprimée sur les réseaux sociaux et dans les médias : « En tant que féministe, je me prononce surtout sur les causes qui me concernent, qui concernent la société, que je sens que je maîtrise ou sur des injustices », a-t-elle déclaré à QUB radio. Ce à quoi Hana répond sans détour : « Ne vous en faites pas pour moi et pour mon pays. Vous ne connaissez pas mes besoins en tant que femme iranienne. Nous sommes ici, nous savons ce dont nous avons besoin. »

Pour en savoir plus :

L’actualité à travers le dialogue.
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