Quelques semaines avant la rentrée scolaire, le ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) a annoncé des coupes budgétaires affectant les programmes de francisation destinés aux adultes. Ces mesures suscitent des inquiétudes pour l’intégration des immigrants, qui voient une nouvelle fois leur apprentissage du français être compromis. Reportage.
Le gouvernement québécois offre gratuitement des cours de français aux résidents âgés de 16 ans et plus. Ces cours visent à faciliter l’intégration des immigrants en leur fournissant des compétences linguistiques. Pourtant, une récente modification des aides financières jette un froid parmi les bénéficiaires. Plusieurs classes ont été supprimées ou réduites, malgré une demande croissante. Le coup de grâce est venu le 23 septembre dernier, avec la suspension des allocations quotidiennes de 28 $ destinées aux étudiants à temps partiel. En revanche, la compensation de 230 $ par semaine pour les cours à temps plein a été maintenue. De plus, les employés des entreprises de 100 salariés et plus ne bénéficient plus de l’allocation pour la francisation en milieu de travail.
« Le gouvernement ne pense pas à la vraie vie des étudiants »
Ces changements ont des répercussions pour des milliers de personnes. C’est le cas de Sandra* et de Pryia*, deux femmes qui se retrouvent aujourd’hui dans une impasse. Nous les rencontrons dans les bureaux d’un organisme communautaire qui offre des cours de francisation financés par le MIFI.
Sandra, petite de taille, a les cheveux attachés à l’arrière, ce qui lui donne un air solennel. Immigrante colombienne, elle est arrivée seule à Montréal en septembre 2023. Je la rencontre à sa sortie de classe, dans un bureau de l’organisme. Sandra fixe les tables vides et se confie. « J’ai choisi le Canada pour sa sécurité, et plus précisément le Québec parce que je voulais apprendre le français. J’avais commencé des cours avec un professeur en Colombie, mais une fois sur place, ç’a été autre chose : l’accent, les expressions… » raconte la trentenaire en riant.
Dès son arrivée, Sandra a cherché à s’inscrire à des cours de francisation. Mais le système étant saturé, c’est près d’un an plus tard, en août dernier, qu’une place s’est libérée dans un organisme, mais à une heure quarante-cinq de transport de chez elle. « Quand je suis arrivée, je vivais à Lachine ; alors j’ai fait une demande là-bas. Mais je n’ai jamais eu de réponse. J’ai eu le temps de déménager deux fois, sur Pie-IX, puis sur Jean-Talon, avant qu’on m’appelle pour me dire qu’il y avait enfin une place. Pendant des semaines, j’ai fait de longs allers-retours tous les jours… j’étais déterminée. » Finalement, elle a été transférée dans un centre plus près de chez elle – un soulagement, nous confie-t-elle.
« En Colombie, j’ai étudié la littérature, j’étais enseignante d’espagnol et écrivaine. Mais ici, tant que je ne parle pas bien français, je suis condamnée à des petits boulots mal payés », confie-t-elle, évoquant les emplois qu’elle a dû enchaîner comme femme de ménage ou hôtesse. « Mes économies fondaient, alors, honnêtement, commencer les cours de français m’a aussi soulagée financièrement, car je percevais les allocations. Je pensais que ça rendrait ma vie un peu plus facile. »
Puis viennent les annonces des coupes budgétaires, qui bouleversent tout. Pour Sandra, c’est un coup dur : « Je ne fais déjà pas mes courses au supermarché, je n’en ai pas les moyens. Je vais à la banque alimentaire. Ces allocations m’aident à payer ma chambre et ma carte Opus à 100 $ par mois. Je ne sais même pas comment je vais la renouveler le mois prochain, dit-elle, la voix tremblante. Pour l’instant, je vais à vélo, mais avec l’hiver qui approche, ce ne sera plus possible… »
Et, avec une pointe d’ironie, elle ajoute : « Avoir l’occasion d’apprendre le français gratuitement, c’est incroyable, mais quand je pense à ces parents qui doivent trouver un moyen de nourrir leurs enfants également… Je n’ai pas d’enfants malheureusement, mais en même temps, merci Seigneur, je ne suis pas mère ! »
À quelques mètres de là, à l’extérieur de la salle de classe, Pryia, une autre élève, partage ce sentiment d’impuissance. Mère de trois enfants de neuf, cinq et deux ans, d’origine indienne, Pryia se distingue par son sourire facile. Avec ses lunettes posées sur sa tête, son haut fleuri, mais sobre, et son rouge à lèvres orangé, elle suggère une personnalité à la fois vivante et sérieuse. Ses yeux s’animent lorsqu’elle raconte son arrivée au Canada il y a trois ans, en tant que demandeuse d’asile. Après avoir obtenu sa citoyenneté, elle a commencé des cours de francisation. « Ces allocations m’aidaient à être un peu indépendante de mon mari. Je suis ici tous les jours, pour un total de 20 heures de cours par semaine. Même si je ne travaillais pas, j’avais la satisfaction d’avoir mon propre argent », confie-t-elle.
Ancienne administratrice en Inde, Pryia parle déjà quatre langues et est déterminée à maîtriser le français. Elle rit en se souvenant de ses débuts : « Quand je suis arrivée ici, je ne connaissais même pas l’alphabet en français ! Maintenant, je veux continuer à apprendre pour aider mes enfants. Ils parlent déjà le français couramment, mais moi, je dois encore persévérer. »
Cependant, pour elle, la possibilité de basculer vers des cours à temps plein pour bénéficier de la compensation de 230 $ par semaine ne semble pas réaliste. Pryia est catégorique : « Avec trois enfants, c’est impossible pour moi. Le temps partiel était un excellent compromis. Je vais continuer à apprendre la langue, surtout pour mes enfants. Mais je sais que beaucoup de femmes dans ma situation vont abandonner les cours de francisation pour aller travailler… c’est dommage ! » laisse-t-elle tomber.
Sandra est elle aussi prise entre deux feux. En novembre, elle commencera des études de marketing numérique à temps plein dans un collège anglophone. La jeune femme espérait continuer à bénéficier de la compensation de 28 $ par jour pour pouvoir allier études de marketing et cours de français. « Je suis créative, je sais que je peux faire beaucoup de choses, mais c’est une question de survie. Bien sûr, je veux continuer à apprendre le français, mais j’ai besoin de travailler pour vivre dignement », dit-elle, consciente de la nécessité de privilégier ses études collégiales et de trouver un emploi.
Malgré les défis, les deux femmes ne perdent pas espoir. Une chose est cependant claire pour elles : la réalité des étudiants en francisation semble parfois bien éloignée des décisions prises par le gouvernement. « [Il] ne pense pas à la vraie vie des étudiants », conclut Sandra avec une pointe de désillusion dans la voix.
Des professeures et des étudiants déstabilisés
Ces dernières semaines, plusieurs Centres de services scolaires (CSS) ont été contraints de réduire considérablement leur offre de cours à la suite des réductions budgétaires du ministère de l'Éducation du Québec (MEQ).
Deux semaines après la rentrée, Lisa*, professeure de francisation au Centre de services scolaires anglophone de Montréal, a donc vu sa classe disparaître. « Les cours ont commencé le 26 août, les étudiants avaient déjà organisé toute leur vie en fonction de leur horaire et du fait qu’ils seraient payés. Tout a été chamboulé en quelques jours », déplore-t-elle. Il aurait été plus « respectueux », pense-t-elle, de laisser les étudiants terminer l’année. « Leur permettre de finir jusqu’en 2024 leur aurait laissé le temps de s’adapter, plutôt que de tout changer juste après la rentrée ! » laisse-t-elle tomber avec une pointe d’agacement.
Certains étudiants ont été redirigés vers des classes à temps partiel avec d’autres horaires, et la majorité vers des cours à temps plein, lesquels donnent encore droit à des allocations. « Beaucoup sont allés vers le temps plein, mais il faut comprendre que le choix initial du temps partiel n’était pas anodin », souligne-t-elle.
Camille Caron Belzil, également professeure de francisation, n’en revient toujours pas : « J’ai été très surprise, vraiment très surprise. Peut-être que je suis un peu dans les nuages. » Pour elle, ces coupes s’inscrivent dans un contexte où le discours critique envers les immigrants s’amplifie. « On entend de plus en plus dire que les immigrants seraient en partie responsables des problèmes de logement, comme s’ils étaient la cause de tous les maux... Mais je ne pensais pas que ça irait jusqu’à des coupures en francisation », regrette-t-elle.
Cette rhétorique « xénophobe », selon Camille, semble justifier la réduction des classes de français, comme si ces travailleurs étaient perçus comme un fardeau financier. « On a l’impression qu’ils nous coûtent cher. Si le Québec valorisait vraiment les immigrants, de telles décisions ne seraient pas prises », conclut-elle, visiblement consternée.
« Au-delà des calculs économiques, une urgence humanitaire »
De 2019 à 2024, le financement alloué aux centres de services scolaires pour la francisation des adultes est passé de 69 M$ à 104 M$. Une somme qui n’impressionne pas la professeure, davantage préoccupée par les répercussions humaines. « Ces services répondent à des besoins réels. Au-delà des simples calculs économiques, les cours de francisation ont aussi une dimension humanitaire », réplique Camille Caron Belzil.
Elle rappelle que de nombreux élèves sont des demandeurs d’asile qui fuient des régimes oppressifs et cherchent à reconstruire leur vie. Pour elle, il est de la responsabilité du gouvernement d’assurer l’accès à ces cours. « Sans cette formation, ils se retrouvent piégés dans des emplois sous-payés et sous-qualifiés, sans possibilité d’améliorer leur situation. Peut-être que ça fait partie du calcul du gouvernement… »
La suppression des allocations quotidiennes de 28 $ pour les étudiants à temps partiel ne fait qu’aggraver cette situation. « Ils sont anxieux, déchirés entre l’urgence de gagner de l’argent pour subvenir aux besoins de leur famille et la nécessité d’apprendre le français pour pouvoir espérer en un avenir meilleur », explique-t-elle. Sans cette aide financière, beaucoup n’ont d’autre choix que de privilégier le travail, même si cela compromet leur intégration.
Lors d’une entrevue accordée au Devoir le 13 septembre, le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, déclarait : « À la place d’utiliser l’argent de Francisation Québec pour donner des allocations, nous allons investir directement dans les cours de francisation. Ainsi, nous pourrons accomplir notre mandat de manière plus efficace en francisant un plus grand nombre de personnes. » Selon le ministre, les allocations avaient pour but d’inciter les nouveaux arrivants à s’inscrire aux cours de français. Cependant, à la suite de l’explosion des inscriptions le printemps dernier, cette aide a été jugée superflue par le gouvernement de la CAQ. Toujours selon les chiffres obtenus par Le Devoir, en avril et en mai au Québec, le nombre d’adultes inscrits à des cours de francisation a atteint 26 656, comparativement à 34 060 pour toute l’année 2023-2024.
« Nous vivons ici nous aussi ! »
De retour à l’organisme, Sandra, les mains jointes, a toujours le regard fixé sur les tables vides. Tout comme Camille, elle perçoit ces mesures comme étant un acharnement contre ceux qui ont choisi le Québec pour construire une nouvelle vie. « Je ne suis pas venue ici illégalement. J’ai obtenu un permis d’études, j’ai respecté toutes les règles. C’était difficile, mais retourner dans mon pays n’était pas une option. Alors, j’ai suivi les règles du gouvernement pour rester ici », martèle-t-elle, indignée.
Bien que consciente des priorités nationales, Sandra déplore la stigmatisation dont elle se sent victime : « Je comprends que le Canada doive d’abord penser à ses citoyens, mais nous sommes des professionnels éduqués. Nous avons beaucoup à donner à cette société. Maintenant, on nous met une nouvelle barrière. Nous vivons ici nous aussi ! Notre volonté, ce n’est pas de rester à la maison en attendant des allocations. Ceux qui bénéficient de cette aide, comme les réfugiés, cherchent aussi des occasions de mieux s’intégrer. »
Elle marque une pause, puis ajoute, sur un ton plus amer : « Ce qu’ils font maintenant, c’est un geste de mauvaise volonté envers nous. Je peux comprendre s’ils ne veulent pas aider ceux qui ne sont pas encore arrivés sur le territoire, mais pour ceux qui sont déjà ici, qui travaillent et essaient d’être utiles à cette société, ce n’est tout simplement pas juste de nous imposer ces conditions. Le message qu’on reçoit, c’est qu’ils ne veulent pas qu’on fasse réellement partie de cette société ! » s’exclame l’étudiante en francisation.
Au moment d’écrire ces lignes, le MIFI n’avait pas répondu aux questions que lui avait posées La Converse.
Alors que les coupes budgétaires freinent considérablement l’intégration des immigrants, la professeure de francisation Lisa souligne que ces réductions compromettent également les perspectives d’avenir des étudiants au Québec. « Beaucoup d’entre eux doivent obtenir leur certificat de francisation pour accéder au Certificat de sélection du Québec (CSQ), un élément clé pour l’obtention de la résidence permanente », rappelle-t-elle.
Une situation que La Converse continuera à suivre de près, car au-delà des coupes budgétaires dans les programmes de francisation, ce sont des vies humaines qui sont directement bouleversées.
*Les véritables prénoms de Sandra, de Pryia et de Lisa ont été modifiés à leur demande.
N. B. : Les entrevues de Sandra et de Pryia ont été traduites de l’anglais.