Impossible de parler de l'entrepreneuriat à Montréal sans penser à Alexandre Kénol. Gestionnaire du Tiers Lieu, une entreprise locale, promoteur artistique et entraîneur collégial, tels sont les différents chapeaux que porte Alex, surnom avec lequel il insiste pour être appelé.
Pour avoir grandi entre Laval et Montréal-Nord, le jeune entrepreneur d’origine haïtienne nous partage la manière dont il a jonglé entre deux quartiers afin d’en tirer le meilleur et se bâtir en tant que citoyen inspirant. Il nous reçoit au Tiers Lieu, un espace de co-working qu’il a fondé à Laval afin de répondre aux besoins entrepreneuriaux de la ville et de la Rive-Nord.
Véritable homme à tout faire
Alex est un homme occupé. Très occupé. «Je porte bien des chapeaux, commence-t-il en rigolant. Lorsqu’on me demande ce que je fais aujourd’hui, je réponds toujours en disant ce que je ne fais pas, c’est plus simple.»
Alex a une posture imposante. L’énergie qu’il dégage, du haut de ses six pieds, est toutefois chaleureuse. «Bienvenue chez moi», dit-il entre deux rires lorsqu’il nous accueille aux locaux de son entreprise.
Au Tiers Lieu, l'homme de 35 ans prône un espace de travail corporatif bienveillant et communautaire. «Ici, on a la conviction que le succès économique, social et culturel passe par l’implication dans le milieu et la collaboration entre des acteurs de différents horizons», explique-t-il.
En plus de son rôle de directeur général du Tiers lieu, il fonde en 2019 Geak une entreprise d’organisation d’événements en engagement communautaire pour les entreprises.
Il crée aussi la plateforme d’artistes Feaster, qu’il gère en parallèle. À l’aide de cette plateforme, Alex promeut des talents locaux qui ne sont pas assez mis de l’avant, pense-t-il.
Grand passionné de sport, il entraîne aussi l’équipe féminine de soccer du collège Montmorency à Laval. Pour lui, «le sport est ce qui réunit les communautés», dit-il en remontant ses lunettes rondes sur son nez. Il est donc logique qu’il y consacre une partie de son temps.
Jeune lavallois, il a grandi entre son quartier d’origine, Vimont, et Montréal-Nord, où habitait sa grand-mère. « Je passais beaucoup de temps avec elle à l’époque. J’étais très proche d’elle», affirme-t-il. Pour Alex, avoir grandi avec un pied de chaque côté de la rivière a été bénéfique: «J’ai eu la chance de grandir à Montréal-Nord, puisque je me suis fait énormément d’amis là-bas», se rappelle-t-il.
Un gars de projets
Alex a grandi dans une famille «typiquement haïtienne de Montréal», nous dit-il. Il se rappelle de son adolescence, de ses parents qui avaient de grandes attentes scolaires à son égard, et il n’a pas toujours été facile pour l’entrepreneur de briser ces barrières traditionnelles. «Moi, je suis un gars de projets. Quand je parlais à mon père des idées d’entrepreneuriat que j’avais en tête, il ne voulait rien savoir», ressasse-t-il.
Il se rappelle même d’une conversation avec son père: «Si tu ne vises pas les métiers de médecin, d’avocat, d’architecte ou de comptable, c’est comme si tu ne me parlais pas en français: je ne comprendrai pas ce que tu me diras», affirme alors son père, un souvenir qu’Alex raconte aujourd’hui avec une pointe d’humour dans la voix.
S’il en rigole aujourd’hui, ça n’a pas toujours été le cas. «Ça a été compliqué de sortir de la masse et d’être considéré marginal par tes parents», avoue-t-il. Il fixe le vide, semble absorbé par son passé, et ajoute que cette période n’a pas seulement été difficile pour sa famille, mais aussi pour tout son entourage.
Que ce soit à Laval ou à Montréal, il savait qu’il était «un peu différent» des autres. «Je voulais toujours pousser la porte, aller plus loin. Je faisais ça car je voyais la réalité violente des jeunes de quartier, et je voulais m’offrir plus d’options», explique-t-il alors.
Défoncer les portes
La lumière à travers la grande baie vitrée du Tiers Lieu commence peu à peu à se dissiper, elle annonce le début du coucher de soleil. C’est le moment qu’Alex choisit pour nous parler de ce qu’il a fait pour ne pas «sombrer dans les mauvaises circonstances de la rue, comme la violence ou le crime.»
En effet, il n’a pas toujours été possible pour lui d’ignorer les problèmes liés à la rue. «J’ai regardé vers d’autres voies qui s’avéraient plus faciles. J’ai eu énormément de chance d’être bien entouré, car j’ai vite compris que l’argent “facile” ne l’était pas réellement», révèle-t-il. Il éprouve d’ailleurs une reconnaissance éternelle envers ses parents: «même s’ils n’étaient pas forcément euphoriques à l’idée que je fasse quelque chose d’autre que ce qu’ils avaient prévu pour moi, ils m’ont grandement aidé à rester dans le droit chemin.»
Questionné sur les opportunités qu’il a rencontrées dans son parcours, l'entraîneur de soccer nous répond du tac-au-tac: «les premières portes qui se sont ouvertes à moi, j’ai dû les défoncer.»
En grandissant, il voit en effet que certaines personnes arrivent à atteindre leurs objectifs. Il ne comprend pas pourquoi lui n’y arrive pas aussi facilement. Pourtant, il a de l’ambition et fait tout ce qu’il faut pour réussir : Il s’inscrit à l’université en gestion, obtient de l’expérience en leadership en créant la ligue de futsal de Laval, s’implique corps et âme dans l’entrepreunariat. Puis, la réalité le rattrappe: «lorsque tu es un homme noir et que tu as des projets, tu as deux fois, voire trois fois plus d’obstacles à franchir. C’est la principale raison pour laquelle je tente de m’impliquer le plus auprès de ma communauté, que ça soit par mon travail où par ma détermination», déclare-t-il, le regard lumineux.
Être un modèle pour les jeunes Noirs du Québec
S’il a eu à travailler si fort pour en arriver là aujourd’hui en multipliant les heures de travail et l’implication dans les rôles qu’il a occupés au fil du temps, il ne souhaite pas que la génération suivante vive la même chose. «J’essaie de redonner en étant toujours disponible pour les plus jeunes. Je suis entraîneur aujourd’hui, mais j’aime aussi aller à l’intérieur des écoles pour y faire des conférences et parler aux plus jeunes de comment réussir en entrepreneuriat, spécialement lorsqu’on est issu d’une communauté racisée», explique-t-il.
Extrêmement reconnaissant lorsqu’il s’implique auprès des jeunes, Alex estime que c’est lui qui est chanceux de les côtoyer et non l’inverse.
«Il y a des jeunes qui vivent certaines choses et qui ne seront peut-être jamais en mesure d’en parler. Ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’il y a d’autres gens qui sont passés par les mêmes endroits nébuleux, explique-t-il. Le fait d’avoir une vision de grand frère ou de grande sœur à leur égard, ça peut grandement jouer un rôle sur leur motivation et les aider.»
Que dire aux jeunes
Que ça soit par l’intermédiaire de son rôle d’entraîneur ou de mentor, Alex revient toujours sur la même chanson. Selon lui, il faut miser sur l’unicité de chaque jeune et briser la vision négative que chacun peut avoir sur soi. «Les capacités sont différentes pour chacun. Le point que je fais et que je continuerai toujours à défendre, c’est de ne jamais se comparer», lance-t-il dans un message dédié à ceux qui voudraient l’entendre.
Avant que l’on ne quitte le Tiers Lieu, Alex nous fait une dernière confession. L’une des plus importantes leçons qu’il a retenues : «il n’y a rien qui vaille vraiment la peine qui n’est pas chèrement payé.» Ce qu’il encourage, c’est l’ambition et la détermination. «Il faut se lancer», termine-t-il, enjoué.