Détenteurs de permis de travail « fermés » ou en quête d’un emploi, les travailleurs étrangers n'ont plus que quatre jours pour renouveler ou obtenir le précieux sésame à Montréal, sous peine de voir leur future demande refusée. Pour les autres provinces, la date limite est fixée au 26 septembre. Pour La Converse, un avocat décrypte ces décisions politiques qui ont pris tout le monde de court.
Le 20 août 2024, le premier ministre du Québec, François Legault, annonce une suspension partielle du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) pour une durée de six mois à partir du 3 septembre 2024. La semaine suivante, c’est au tour du premier ministre Justin Trudeau d’annoncer des mesures fédérales pour réduire le nombre de travailleurs étrangers temporaires occupant des emplois à bas salaires, avec une entrée en vigueur prévue le 26 septembre.
Le PTET permet aux entreprises d’embaucher des étrangers afin de pourvoir des postes pour lesquels ils font face à une pénurie de main-d’œuvre. Ces employés obtiennent ainsi un permis de travail dit « fermé » - c’est-à-dire qui ne les autorise à travailler que pour un employeur unique. S’ils perdent leur emploi, leur permis de travail n’est donc plus valide. Un système qui est régulièrement remis en question et critiqué par ceux qui considèrent qu’il met ces personnes dans une position de précarité. Avec ces annonces surprises, de nouveaux obstacles semblent être érigés par les gouvernements québécois et fédéral qui invoquent l’inflation et la crise du logement pour les justifier.
Concrètement, du 3 septembre 2024 au 3 mars 2025, les employeurs montréalais ne pourront plus présenter de demandes d’embauche dans le cadre du PTET pour des postes en dessous du salaire médian de 57 000 $ CAN brut annuels. Dès le 26 septembre, plusieurs mesures fédérales similaires s’appliqueront aux provinces ayant un taux de chômage supérieur à 6%. Le gouvernement mène une révision du programme et n’a pas donné de date de fin de cette mesure pour le moment.
« Si ma demande est rejetée, je vais devoir repartir en Colombie »
Dans les bureaux du Centre d’aide aux familles latino-américaines (CAFLA), un organisme qui offre du soutien en santé aux détenteurs de permis de travail fermé, Malia*, bénévole depuis six mois, accepte de se confier à La Converse. Originaire de Colombie, elle est arrivée à Montréal en mars dernier avec un visa de visiteur. « Je suis venue pour être proche de mes enfants. Mon fils et ma fille poursuivent leurs études ici depuis 3 ans. Ma fille a 17 ans et est encore au secondaire, donc elle avait besoin de mon aide pour toutes les démarches administratives », explique-t-elle.
Psychologue spécialisée dans la petite enfance depuis 20 ans en Colombie, Malia a saisi l'occasion de son séjour pour mettre son expertise au service de la communauté latina en faisant du bénévolat pour l’organisme CAFLA. Avec l'expiration imminente de son visa de visiteur le 21 septembre, Malia se retrouve dans une confusion totale. Le CAFLA lui a offert un poste de psychologue mais son contrat stipule une offre en dessous des 57 000$ par année qui l’exempterait des dernières mesures en matière d’immigration. « Bien qu’on m’ait offert un job ici, nous sommes un organisme communautaire… je ne serai pas rémunérée au-delà des 27,47 $ par heure. Si ma demande est rejetée, je vais devoir repartir en Colombie », souffle-t-elle.
En théorie, Malia ayant déjà présenté sa demande de permis « fermé», elle devrait passer entre les mailles du filet. Cela ne suffit toutefois pas à apaiser son stress. « C’est une situation très difficile. Ce matin encore j’étais sur le point de pleurer. C’est très dur, l'étau se resserre », confie-t-elle avec émotion.
Ces annonces ont provoqué un « choc et une panique » parmi les travailleurs étrangers dont le statut est précaire, note Cecilia Ivonne Escamilla, directrice du Centre d’aide aux familles latino-américaines (CAFLA), un organisme qui offre du soutien en santé aux détenteurs de permis de travail fermé. Sur les réseaux sociaux, certains groupes Facebook de travailleurs étrangers s’agitent également. « Urgent : j’ai le permis de travailleurs étrangers temporaire depuis 8 mois, est-ce que cette nouvelle me concerne ? » peut-on lire dans l’un de ces groupes.
Mais ces personnes ont-elles raison de s’inquiéter? La Converse a posé la question à un avocat.
« Plusieurs domaines d’emploi ne seront pas touchés »
Au-delà des mesures générales, certains détails sont à prendre en compte. « Il n’y aura que très peu de personnes concernées puisque parmi ces critères, plusieurs domaines d’emploi ne seront pas touchés. Les travailleurs de la santé, de l’éducation, de la construction, de la transformation alimentaire et de l’agriculture sont exemptés par exemple », estime Stéphane Handfield, avocat spécialisé en immigration basé à Montréal. En effet, les mesures visent principalement les employés du commerce au détail, de l'hôtellerie, et de la restauration.
L’expert rappelle par ailleurs que les nouvelles règles du PTET au Québec ne visent que l’île de Montréal: « Une personne qui habite à Montréal et qui trouve un emploi à Laval, Joliette ou autre n’aura aucun problème », explique Me Handfield. C’est le lieu d’emploi qui est pris en compte et non celui de résidence.
Bien qu’Ottawa ait également annoncé des arbitrages semblables pour le reste du pays, à partir du 26 septembre, l’avocat en immigration souligne que ces mesures concernent uniquement les provinces avec un taux de chômage supérieur à 6%. « Si on regarde, par exemple, la grande région métropolitaine de Québec, le taux de chômage est en dessous de 6%, donc la mesure ne sera pas applicable à cette région-là. Il y aura beaucoup d'exceptions », insiste-t-il.
Cependant, les mesures fédérales réduisent aussi le taux maximal de travailleurs ayant un PTET par entreprise. Le pourcentage de salariés étrangers à bas revenus qu’un employeur est autorisé à employer passera de 20 % à 10 % de l’effectif total. De plus, la durée maximale de ces permis de travail sera réduite à un an au lieu de deux ans. L’opportunité d’obtenir la résidence permanente après deux ans d’emploi sur le territoire canadien sera donc impossible en cas de refus du renouvellement de permis de travail. « Diminuer la durée du permis de travail de deux ans à un an, ça, effectivement, ça peut causer des problèmes pour avoir la résidence permanente. Mais selon le type d'emploi, de nombreuses personnes n’y ont déjà pas accès », reprend Me Handfield.
L’avocat met en lumière certains aspects qu’il juge « contradictoires » dans les annonces du premier ministre Justin Trudeau. « Le fédéral a annoncé cette mesure-là pour le 26 septembre, mais on voit du même coup qu’Immigration Canada accélère le traitement des demandes de permis de travail afin de finaliser le plus grand nombre de dossiers avant l'entrée en vigueur des mesures», analyse-t-il.
« On met des mesures pour restreindre le nombre, mais du même coup, pour les jours avant l'entrée en vigueur, on accélère le traitement des dossiers. Donc, il n'est pas impossible qu'au niveau de la résidence permanente, des modifications soient mises en vigueur pour son obtention », selon l’avocat en immigration. Pas de quoi rassurer les personnes concernées. D’autant que la crainte de devoir quitter le pays pourrait conduire à des dérives.
« Ça s’apparente à de l’esclavage »
De retour au CAFLA, la directrice Cecilia Ivonne Escamilla nous accueille dans son bureau, juste à côté de celui de Malia. « Avec ces nouvelles mesures, des professionnels qualifiés vont se retrouver contraints d’accepter n’importe quel travail pour pouvoir rester ici. La situation risque d’empirer, car ces travailleurs, par peur de perdre leur statut, ne demanderont pas leurs droits et feront ce qu’on leur demande. Cela rend la situation encore plus précaire pour ces personnes », explique-t-elle.
Dans son rapport présenté au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies le 22 juillet 2024, le rapporteur Tomoya Obokata n’est pas tendre avec le Canada. Au sujet du PTET, il estime en effet que les permis fermés constituent « un terreau fertile aux formes contemporaines d’esclavages » et que « Le gouvernement ne semble pas informer les travailleurs de manière proactive et efficace sur leurs droits ».
« Pour moi, ça s’apparente bien à de l’esclavage, » lâche Cecilia Ivonne Escamilla. Elle récuse en particulier le déséquilibre de pouvoir qui s’instaure entre un employeur et son employé : « Pour qu’un travailleur temporaire puisse revenir l’année suivante, il doit obtenir un document attestant qu’il y est autorisé. Sans ce document, ils ne pourront pas revenir. S’ils se plaignent ou causent des problèmes, ils risquent de ne pas obtenir ce papier de leur employeur et de se voir interdire le retour. Ils paient des taxes et ont des droits, mais ils se taisent, car ils craignent de devoir repartir dans leur pays. »
La directrice craint également que de nombreux travailleurs restent au Canada sans statut si leurs permis ne sont pas renouvelés, ce qui compliquerait davantage leur situation. « Quand ils passent d’un permis de travail à être sans-papiers, ils vont juste se retrouver à travailler au noir et les employeurs en profitent, c’est terrible », déplore-t-elle.
Alors que le compte à rebours est lancé, la question des conséquences des dernières politiques migratoires sur les travailleurs s’impose. Une situation que La Converse va suivre, car au-delà des chiffres et des décisions politiques, des vies humaines sont en jeu.