Lundi 11 mars. Le premier ministre d’Haïti, Ariel Henry, démissionne. Le pays n’a plus de président, ni de Parlement, et aucune élection n’a été tenue depuis 2018. Un peu partout, les Haïtiens de la diaspora et ceux qui vivent sur-place sont sur le qui-vive. Personne ne peut prédire la suite, mais des analystes et des militants craignent l’ingérence étrangère au cours de la transition démocratique.
Ariel Henry a démissionné depuis Porto Rico, parce qu’il n’a pas pu retourner en Haïti depuis janvier 2024. En poste depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, l’ex-premier ministre régnait sur Haïti sans avoir organisé d’élections. Des groupes armés l’ont empêché de revenir. « Ce qui lui a valu le surnom de SDF » ou sans domicile fixe, rapporte Jean Sadrac, ancien journaliste haïtien qui vit maintenant à Montréal.
Jean Sadrac répond à l’appel vidéo avec un enthousiasme prudent, teinté de désespoir. Arrivé au Québec en 2019, il fuyait une situation déjà difficile en Haïti. L’ancien journaliste et secrétaire aux communications du parti fusion des sociaux-démocrates Haïtiens de son pays craint le pire pour ceux qu’il a laissés derrière lui à Port-au-Prince.
« On peut dire que mon corps est au Canada, et que tout mon esprit, tout ce qui fait de moi ce que je suis comme être humain, vit à Haïti », lance-t-il d’emblée, assis à la table de sa cuisine.
Malgré la distance, il reste au fait de la vie politique et de la situation sur le terrain à Haïti. Depuis la démission du premier ministre Ariel Henry, il est encore plus à l’affût. Tous les jours, il suit les nouvelles, mais aussi les fils des réseaux sociaux, où les conversations se multiplient et s’enflamment.
« Être au Québec nous donne une certaine tranquillité, loin du bruit des cartouches, mais cela ne nous épargne pas vraiment, explique-t-il. Oui c’est vrai, on n’entend pas les balles, mais quand ma sœur m’appelle pour me dire qu’elle est sous le lit et qu’elle a peur de se mettre debout parce qu’il y a tellement de projectiles qu’on dirait qu’on est dans un pays en guerre, à ce moment-là, je sais pas quoi dire. »
Affligé, l’ex-journaliste se demande ce qui va arriver. « Tout est possible, vu qu’aujourd’hui, Haïti n’est pas maître d’elle-même. Si nous considérons les multiples interventions étrangères en Haïti, quels ont été les résultats ? »
Frantz André, connu pour son travail auprès des demandeurs d’asile d’origine haïtienne à Montréal, est en contact avec beaucoup de personnes au pays. Pour une de ses amies proches, c’est la panique.
« Un hélicoptère qui est venu chercher des ressortissants étrangers volait tellement bas que les vitres de sa maison ont été fissurées », s’inquiète M. André, joint par téléphone. Depuis, son amie refuse de sortir de chez elle. Ce sont les voisins qui lui apportent un peu de nourriture, assez pour elle et ses deux enfants.
Situation morose pour la perle des Antilles
Les gens au pays ont peur de parler, rapportent Frantz André et Jean Sadrac. Une situation corroborée par La Converse, qui a tenté de parler à plusieurs personnes sur place, sans succès.
Nous avons donc joint Monique*, qui a fui le pays et qui gère un organisme communautaire venant en aide aux femmes et aux filles victimes de violence à Port-au-Prince. Par crainte de représailles contre sa famille qui est demeurée au pays et pour les employées du centre, elle a demandé l’anonymat à La Converse.
« C’est l’instabilité de ce qui est à venir qui m’empêche d’être ouverte comme militante pour votre article », lance-t-elle au bout du fil, alors que nous l’avons jointe quelque part aux États-Unis.
Son organisme a dû fermer ses portes temporairement le 1er mars. « Nous n’avons jamais pu rouvrir normalement depuis cette date, surtout que nos bureaux sont au centre-ville. C’est un des endroits qui sont extrêmement dangereux pour le moment, surtout parce que des institutions publiques aux alentours de notre espace sont occupées ou ont été occupées ou pillées par des groupes armés », relate-t-elle.
L’eau est une denrée rare, ainsi que l’accès à la nourriture et à l’essence.
« Toutes les personnes qui sont à Port-au-Prince ont une petite malle tout près de leur lit avec tous leurs papiers importants, de l’argent, tout ce qui est important et qui peut être transporté facilement à n’importe quel moment », détaille celle qui a aussi dû quitter rapidement le pays.
Selon l’Organisation des Nations unies, 362 000 personnes sont actuellement déplacées à l’intérieur du pays. Certaines ont été déplacées plus d’une fois, soit une augmentation de 15 % depuis le début de l’année.
Haïti, un « laboratoire politique » ?
Si les Haïtiens craignent pour leurs proches, ils redoutent aussi la suite des choses, qui pourrait bien être marquée par une intensification de l’ingérence étrangère. C’est le cas de Jemima Pierre.
À la course depuis 5 h du matin en raison des entrevues qu’elle donne à divers réseaux d’information, la professeure souffle un peu. Elle a commenté toute la journée la démission du premier ministre Ariel Henry. Il est 18 h et elle vient de donner un cours à l’Université de la Colombie-Britannique. Sa conversation avec La Converse est en ligne, mais sa passion transcende l’écran.
« Haïti est un laboratoire, car dans quel autre État [autant d’ingérence étrangère se produit] depuis les 100 dernières années ? » demande la professeure du département de Global Race de l’Institute of Race, Gender, Sexuality and Social Justice.
Elle estime qu’Haïti est la plus longue expérience néo-coloniale au monde. La souveraineté haïtienne a en effet été mise à mal dès le début de l’indépendance du pays. Au 19e siècle déjà, la France impose des indemnités de 150 millions de francs au pays. La somme est inouïe pour l’époque, mais l’alternative est la guerre. Haïti accepte de payer, ce qui l’enferme dans une dette qui contribue à l’appauvrir.
Puis, en 1914, des Marines américains entrent à Haïti et volent l’équivalent d’un demi-million de dollars en or, qu’ils rapportent aux États-Unis. L’année suivante, Haïti est envahi par les États-Unis. L’occupation durera 19 ans.
« Les Américains ont complètement démantelé l’État haïtien durant ces deux décennies », explique la professeure.
« Je pense que les gens font d’Haïti une exception. Qu’ils ne voient pas à quel point les politiques américaines sont similaires pour Haïti, l’Irak, la Libye et d’autres pays en termes de déstabilisation politique et de mise au pouvoir de candidats choisis. »
Mme Pierre en veut pour preuve la diabolisation de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide, au pouvoir en 1991, de 1994 à 1996 et encore une fois de 2001 à 2004, et la manière dont les États-Unis, la France et d’autres puissances mondiales l’ont chassé du pouvoir.
« Il y a un essai intitulé Comment transformer un prêtre en cannibale, sur la manière dont les médias l’ont diabolisé et en ont fait la pire personne sur Terre », raconte-t-elle.
L’argent de l’aide internationale finit par être donné aux organismes internationaux, plutôt qu’aux ONG locales et au gouvernement, explique la professeure Pierre. Ces organismes ont énormément de pouvoir sur l’organisation politique d’Haïti.
« Vous avez donc un processus où les ONG internationales détiennent plus de pouvoir que l’État et qui déterminent ce qui est couvert, quels genres de services en santé sont subventionnés, par exemple », dit Mme Pierre.
La mainmise des États-Unis devient une nouvelle fois manifeste un an après le tristement célèbre tremblement de terre de 2010, qui a causé la mort de 200 000 personnes. Des élections sont organisées. Mécontente du résultat au deuxième tour, la secrétaire d’État de l’époque, Hillary Clinton, se rend dans l’archipel pour insister : elle souhaite que Michel Martelly se trouve sur les bulletins de vote du deuxième tour. Cette intervention aurait contribué au succès de M. Martelly et à son élection comme président.
« En gros, Michel Martelly essaie essentiellement de vendre des terres haïtiennes et de tout privatiser », explique Mme Pierre. Ces pratiques suscitent de nombreuses manifestations de masse en 2018 et 2019. « Des millions de personnes descendent dans les rues contre la corruption. Et c’est à peu près à ce moment que les élites politiques arment des groupes. »
Elle explique que les élites utilisent des groupes armés pour lutter entre elles et contre les gens des quartiers populaires. « Les élites ont l’habitude d’utiliser de jeunes hommes armés pour s’en prendre à leurs rivaux en Haïti. Si une famille voulait s’opposer à une autre, l’utilisation de jeunes hommes armés a toujours existé, mais elle s’est multipliée après Martelly, qui était très connu pour cela. Et puis, Jovenel Moïse a empiré les choses. »
Devant la situation instable, la professeure Jemima Pierre rappelle qu’il faut aussi faire attention aux mots qu’on utilise. Elle souhaite que les médias cessent d’employer le mot « gang » pour qualifier les jeunes hommes qui, armés jusqu’aux dents, prennent d’assaut Port-au-Prince.
« L’État utilise le terme "gang" pour commenter les manifestations populaires, et maintenant, vous avez des gens, notamment des médias occidentaux, qui disent que ces gangs sont partout », estime-t-elle.
« Mais ces gens ont été armés par des gouvernements illégitimes, que les États-Unis, l’ONU et d’autres puissances étrangères ont aidés. »
Le Canada, également impliqué dans les affaires d’Haïti
Ottawa, hiver 2003. Une rencontre secrète, tenue à l’initiative du Canada, a lieu. On y débat du sort politique d’Haïti… sans Haïti. Le journaliste Michel Vastel, de L’Actualité, dévoile la teneur des conversations : des dirigeants du Canada – Jean Chrétien à l’époque –, des États-Unis, de l’Allemagne, de la France et du Salvador concluent qu’il faut sortir le président Aristide.
Vingt ans plus tard, un Sommet Canada-CARICOM a lieu à Ottawa en octobre 2023, puis plus récemment le 1 mars 2024. C’est à la suite de cette rencontre en Jamaïque, pilotée par le Canada, qu’Ariel Henry a démissionné. Impopulaire, ce dernier a finalement cédé face aux pressions.
« Comment se fait-il que l’un des trois principaux pays responsables de la déstabilisation du pays en 2004 (déstabilisation qui a mené à la fin du régime de Jean-Bertrand Aristide) soit le chef des négociations en Jamaïque pour décider de l’avenir d’Haïti ? » s’interroge Jemima Pierre.
« Le Canada joue un rôle important dans l’ingérence politique en Haïti. Il y a des minières canadiennes sur le territoire. En ce sens, ce n’est pas une question de “gang”, mais une question de ressources », note Frantz André, sceptique face à ce que les rencontres de la CARICOM vont donner. « J’ai peu d’espoir », lance-t-il.
Pour l’heure, le Canada a évacué jeudi l’essentiel de son personnel diplomatique et l’a transféré vers la République dominicaine voisine. Difficile de prévoir la suite, alors qu’un conseil présidentiel doit être nommé pour assurer la transition.
Pas de mobilisation à Montréal
Au Canada, on compte environ 165 000 ressortissants haïtiens. Mais à ce jour, aucune manifestation n’a été organisée par la diaspora haïtienne. « On devrait au moins voir 5 000 personnes dans les rues », lance Frantz André.
Il mentionne les appréhensions des gens, qui craignent d’être identifiés, ce qui mettrait en danger leur famille restée dans l’archipel. « On assiste donc à un immobilisme où personne ne participe de manière ouverte à certaines initiatives, alors que nous devons mettre la pression sur le fédéral et Québec », croit-il.
Il espère qu'à Haïti, une force policière soit mise en place, sur laquelle le peuple puisse compter. Pour l’heure, pas facile de voir comment cela pourrait se passer sans un gouvernement démocratiquement élu par le peuple.
Par ailleurs, Frantz André note qu’une hausse des demandes d’asile est à prévoir de la part des ressortissants haïtiens.
« Ce qu’on voit, c’est une aggravation d’une situation qui a commencé il y a 20 ans. Et ça va empirer. Et ça n’aide pas quand tout le monde voit qu’il y a des réunions secrètes en Jamaïque avec tous ces étrangers qui disent aux Haïtiens à quoi ressemblera leur nouveau gouvernement, rapporte Jemima Pierre. En ce moment, les Haïtiens ne veulent plus voir ça. »
Mme Pierre souligne aussi que les images qui tournent en boucle, où l’on voit des pneus ou d’autres objets brûler, ne sont pas nécessairement un signe de chaos ou du fait que des déchets envahissent les rues de la capitale. « C’est souvent une stratégie employée par les gens des quartiers populaires pour protéger la périphérie du territoire », nuance-t-elle.
Entre-temps, l’inquiétude persiste pour Frantz André, Monique et Jean Sadrac, qui craignent sans cesse pour la santé et la sécurité des leurs.
« Quand mes proches m’appellent pour me dire qu’ils ne peuvent plus, qu’ils sont incapables de respirer, c’est comme si à l’intérieur, ça se déchire », témoigne M. Sadrac.
*Monique est un prénom d’emprunt destiné à protéger la famille de notre intervenante et ses employés.
NB. - Une manifestation contre l’ingérence étrangère en Haïti a eu lieu dimanche le 17 mars à Montréal, quelques heures après la publication de cet article.
Correction - Une version précédente de cet article a été publié le 17 mars identifiant Jean Sadrac comme ancien journaliste et secrétaire aux communications du parti socialiste de son pays. L'article a été modifié le 19 mars pour corriger le titre de Jean Sadrac comme ancien journaliste et secrétaire aux communications du parti fusion des sociaux-démocrates Haïtiens de son pays.