« Les Québécois sont un peuple colonisé ». La Converse discute d’histoire coloniale québécoise et de plusieurs de ses conséquences avec une Innue, un Cri et un Mohawk.
« Les Québécois sont un peuple colonisé, nous avons été colonisés par les Anglais ». Ce sont des paroles prononcées dans des cours de journalisme, dans des conférences académiques ou encore par des chroniqueurs. Qu’en disent des personnes autochtones qui vivent au Québec? En cette journée nationale des peuples autochtones, La Converse discute d’histoire coloniale québécoise et de plusieurs de ses conséquences avec une Innue, un Cri et un Mohawk.
« Notre existence leur rappelle constamment qu'ils ne sont pas chez eux »
Gabrielle Paul est Innue de Mashteuiatsh, une communauté qui parle français et innu-aimun, tout près de Roberval. La jeune femme est ancienne journaliste pour Espaces Autochtones et travaille maintenant comme conseillère politique aux relations gouvernementales et stratégiques pour son conseil de bande. A-t-elle entendu des gens lui dire que les Québécois sont un peuple colonisé et qu’en pense-t-elle ?
« Oui, c'est un discours qu'on entend fréquemment. Je pense que c'est quelque chose qui est beaucoup repris par la classe politique québécoise. C'est souvent quelque chose qui revient, qu'ils peuvent "relate" à ce que nous, les Autochtones, on a vécu, parce que dans leur tête, vu qu'eux, ils ont été colonisés par les Anglais, ils [pensent qu’ils] ne peuvent pas avoir reproduit la même chose avec nous… Je ne peux pas me prononcer sur comment les Québécois se sentent par rapport à leur histoire, mais ça n'empêche pas le fait qu'eux agissent, ont agi et agissent encore avec une attitude coloniale », nous confie-t-elle en entrevue à la veille de la Journée nationale des peuples autochtones.
« Je ne peux pas nier le fait que les Québécois ont vécu au cours de l'histoire des situations qui ressemblent au colonialisme par rapport à l'Empire britannique. Par contre, je ne peux pas dire que c'est au même niveau que ce que nous, le peuple autochtone, on a vécu, que ce soit avec l'Empire britannique ou avec les Français », ajoute-t-elle.
Elle estime que la dépossession territoriale des Autochtones par les Français n’est pas comparable avec l'expérience québécoise sous la domination anglaise.
« Tout est lié au territoire. Notre langue, c'est les sons du territoire, puis notre culture, c'est vraiment une expression de notre mode de vie sur ce territoire-là. Donc la dépossession territoriale, c'est la dépossession de tout, en fait c'est probablement ce qui dérange les Québécois quand on parle des Autochtones : nous, on est chez nous, mais notre existence leur rappelle constamment qu'eux ne sont pas chez eux, puisqu'ils ont pris le territoire d'autres personnes ».
Taiaiake vit à Kahnawà:ke, la réserve qui longe la Rive-Sud de Montréal. L'homme kanienkehà:ka (mohawk) approche la soixantaine, ce qui transparaît au vu de ses vastes connaissances, mais l'énergie qui l’anime ressemble à celle d'un jeune professeur universitaire enthousiaste. Il est impliqué dans la politique depuis les années 1980. Spécialiste en politique et histoire kanien'kehà:ka, il a publié plusieurs ouvrages sur ces sujets. Dans son dernier livre, It's All about the Land, il aborde le racisme et le colonialisme de peuplement. Que pense cet érudit de l’idée selon laquelle les québécois ont étés colonisés par les anglais? « J’ai souvent entendu cela dans les médias et de la part des politiciens mais aucune personne québécoise blanche n’a encore osé me dire cela », nous confie l’historien.
« Je crois que même les plus ardents souverainistes québécois doivent quand même reconnaître que leur nom est Charlevoix ou Fournier, des patronymes dont les racines ne viennent pas d’ici. Ça vient de quelque part d'autre. Ça serait très difficile pour quelqu'un de s’accrocher au statut de victime du colonialisme quand il y a une personne autochtone que tu as colonisée juste devant toi ».
Il rappelle que la province a été bâtie sur la prise des terres des Autochtones. « Le fait que la langue française en Amérique du Nord est quelque chose que les gens veulent préserver et défendre, c'est beau. Mais on ne peut pas utiliser le fait que les Français étaient les premiers colonisateurs ici, et qu'ils ont souffert sous la domination anglaise après, pour justifier, à perpétuité, l'érosion des droits et de l'humanité de toute autre personne qui vit dans ce territoire, ce que le Québec est en train de faire », ajoute Taiaiake.
La Converse s'est entretenue avec Chris Brown, un intervenant de rue cri, au sujet de sa perception de cette question. Nous l'avons rencontré à l'Atelier Tlachiuak, un centre d'art qui accueille les Autochtones sans domicile fixe à Montréal. Chris vient de la Saskatchewan, et habite à Montréal depuis une dizaine d'années, où il a vécu de l'itinérance dans le passé. L'homme au cheveux longs, vêtu d'un T-shirt à l’effigie d'un groupe de rock, dit avoir trouvé plus de calme avec l'âge, ce qui se reflète dans sa façon de s'exprimer. Lui n’a jamais entendu de Québécois se présenter comme « colonisés », mais a entendu l'expression « Québécois pure laine » – c'est-à-dire, descendants des premiers arrivants européens en Nouvelle-France. Or, selon lui, cette expression sous-entendrait que ces « pures laine » pourraient avoir un droit ancestral sur des terres.
« Des francophones disent, “Nous, nous n'étions pas les 'bad guys', c'est la Couronne [britannique] qui est responsable de tout ça !”. Mais pour nous, [les Autochtones], c’est pareil. C'est une façon de penser très européenne », conclue-t-il.
Chris Brown s'est instruit au sujet de la philosophie qui, dans un premier temps, a justifié le colonialisme au Canada. Il estime qu’elle est ignorée par certains Québécois.
« Je leur demande, “Avez-vous entendu parler [de la Doctrine de la découverte] ?” Et ils me disent “non”. Je leur explique que c'est la déclaration de l'Église [catholique] qui indique “Ce que nous trouvons sur ces terres, nous le garderons au nom de Dieu, parce que c'est sa volonté.” Quand ils découvrent ça, ils sont pas mal choqués. Ils réalisent que l’histoire du Canada n'est pas simplement basée sur la signature de traités. »
Déclin du français, langues autochtones en voie d'extinction
Le gouvernement Legault a annoncé en avril dernier un plan de 603 millions $ pour « inverser le déclin du français au Québec ». Gabrielle Paul, Chris Brown et Taiaiake craignent que ces mesures et le discours politique et médiatique qui l’accompagnent fassent de l’ombre à la préservation des langues autochtones.
Selon Statistiques Canada, de 2016 à 2021, la proportion de Québécois qui possédaient le français comme langue maternelle a baissé de moins de 3 % (de 77,1 % à 74,8 %) et la proportion des Québécois pouvant soutenir une conversation en français a baissé de 0,8 % (94,5 % à 93,7 %). Pour ce qui est des 70 langues autochtones parlées au Canada, elles sont toutes évaluées comme des langues en risque de disparition par UNESCO.
Taiaiake estime que parler de la langue française comme d’une langue « menacée » est une « stratégie rhétorique » de la part du gouvernement. « Si [des politiciens] continuent d’imposer cette idée que [les Québécois francophones] sont des victimes et qu'il y a une force mondiale qui tente de les éliminer, n'importe quelle mesure sera justifiable parce qu’il s’agira d’auto préservation. Quand on suppose que la langue française est menacée d'extinction par les anglophones ou la langue anglaise, c'est une idée communément admise qui dispense le gouvernement de penser ses décisions en termes de bien commun et d’avantages pour la société », s'insurge-t-il.
« Tant et aussi longtemps qu’on pense ça, le gouvernement du Québec pourra faire tout ce qu'il veut et sera soutenu par ces personnes à qui on a dit, depuis leur enfance, qu'elles sont des victimes », explique-t-il.
Il cite en exemple la loi 96. Passée en 2022, elle a pour but de protéger et promouvoir la langue française, mais restreint aussi les services disponibles en anglais. Des leaders autochtones reprochent à cette loi de provoquer « un recul historique » en termes de réconciliation, particulièrement pour les Premières Nations anglophones du Québec qui priorisent la revitalisation de leurs langues autochtones. Selon APTN, cette loi a déjà rendu l'éducation postsecondaire moins accessible aux Autochtones. En cause : les nouvelles exigences de privilégier le français.
Chris Brown pense qu’il serait préférable de privilégier une approche collaborative pour promouvoir la langue française – et espère, par conséquent, que le gouvernement considère l'état des cultures autochtones.
« Je pense qu'ils veulent simplement protéger [la culture] qu'ils avaient, qu'ils ont toujours. Ils ne doivent pas la protéger de façon si hostile. Je comprends qu'ils sont en train de perdre leur langue et leur culture, mais, qu'est-ce que vous pensez que, nous [les Autochtones], ressentons ? Parce que c'est ça qui nous est arrivé, donc quelles leçons pouvons-nous en tirer? C'est à nos jeunes, les prochaines générations qui s'en viennent, de réparer tout ça », estime-t-il.
Pourtant, Chris Brown a décidé d'apprendre à parler français pour participer plus facilement à la société québécoise.
« Il est essentiel au Québec de parler français. Avant, j'étais très résistant à son apprentissage. Je ne voulais pas le parler. Mais c'était surtout une ignorance de jeunesse. En vieillissant, j'ai compris que j'avais besoin de cette langue pour parler avec beaucoup de personnes. Sans elle, j’ai perdu plusieurs opportunités, même la possibilité d'amitiés avec certaines personnes. Donc je passe plus de temps avec des personnes francophones et je pratique la langue », explique-t-il.
Taiaiake préfère, lui, parler en anglais. Bien qu'il reconnaîsse que le gouvernement a concédé quelques exceptions pour les Autochtones dans le cadre des mesures de préservation du français, il pense que sur le terrain, les Québécois ne sont pas accommodants avec ceux qui ne parlent pas leur langue.
« Tout le monde sait que vivre dans la région de Montréal implique de faire face à un environnement francophone agressif. Il y a très peu de tolérance au Québec envers les gens qui ne parlent pas français. Et non seulement ceux qui ne parlent pas français, mais qui ne parlent pas français selon leurs normes », précise-t-il.
Prendre connaissance des réalités autochtones
Gabrielle Paul, qui parle français, estime quant à elle que sa maîtrise de la langue ne facilite pas toujours les communications avec les Québécois allochtones.
« Même si on parle la même langue, bien, on a des façons de voir le monde qui ne sont pas compatibles », note-t-elle. Elle considère en effet que beaucoup de Québécois ne sont pas ouverts aux savoirs autochtones, aux différences qui s’expriment particulièrement au niveau politique, au sujet par exemple de l'importance du collectif ou de la notion de terres privées.
Elle regrette l'attitude « paternaliste » du gouvernement du Québec envers les Premières Nations. « On le voit dans les discussions qu'on a avec le gouvernement du Québec, cette idée de supériorité-là revient tout le temps parce qu'ils essaient toujours d'imposer leur façon de faire, d'imposer leur vision des choses, de s'assurer que les lois du Québec puissent toujours s'appliquer sur notre territoire. La question de l'autodétermination, ils ne sont pas là du tout. »
Ces réflexions nous ont été confiées quelques jours avant la Journée nationale des peuples autochtones. Une belle occasion de se rassembler, estiment Taiaiake, Gabrielle et Chris, qui émettent tout de même quelques réserves.
« Je n'ai pas vraiment besoin d'une journée spéciale pour célébrer avec mes amis. Chaque jour est la Journée des Autochtones pour moi. Mais c'est bien, je suppose, d'avoir une journée spéciale pour nous au national », reconnaît Chris Brown.
Taiaiake, quant à lui, pense que la journée est trop superficielle pour réellement célébrer les Autochtones.
« Je pense que [la Journée nationale des peuples autochtones] serait importante si tous les Autochtones avaient un jour de congé, si c'était une journée fériée pour reconnaître les injustices et le colonialisme exercé sur nos cultures, nos nations, et nos terres. Mais je trouve que la façon dont c'est présenté en termes d'événement national, c'est trop comme une célébration de notre assimilation dans la culture plus large du Canada », ajoute-t-il.
Gabrielle Paul pense aussi qu'il devrait y avoir une plus grande sensibilisation des Allochtones ce jour-là. « Ça devrait être une journée de prise de conscience un peu pour tout le monde, tu sais, de voir puis de reconnaître les cultures autochtones. Mais tu sais, j'ai l'impression que c'est vraiment plus nous les Autochtones qui célébrons, pas au niveau national ».
Malgré l’absence de reconnaissance du colonialisme dans la belle province de la part de certains Québécois, Taiaiake, Gabrielle et Chris perçoivent que cette attitude est de moins en moins commune chez les jeunes.
Taiaiake remarque que les jeunes Québécois font preuve d’une plus grande ouverture envers l'histoire de leur pays et contestent cette idée qu'ils sont un peuple colonisé.
« L’idée selon laquelle ils auraient été colonisés a évolué, maintenant on fait plus référence à une marginalisation ou à une oppression vécue dans le cadre d’une société capitaliste. Une oppression provoquée par le groupe dominant en termes économiques et politiques, qui s'identifie comme anglophone. Je reconnais ça, et je pense que plusieurs gens le reconnaissent aussi. Les jeunes générations y sont sensibles, pensent que c'est injuste, ce déséquilibre de pouvoir [entre les francophones et anglophones] », précise Taiaiake.
Chris Brown dit avoir rencontré des amis allochtones plus ouverts d'esprit.
« Beaucoup de mes amis disent “Nous sommes désolés que vos terres aient été volées. Ce n'était pas nous, c'était nos ancêtres.” Je pense que les jeunes générations ont de plus en plus l’esprit ouvert quant aux difficultés auxquelles nous avons fait face avec le colonialisme. Et j'espère, dans quelques années, qu'il n'y aura plus de si grande division entre les Français, les Anglais et les Autochtones », songe-t-il.
Pour réellement avancer, Gabrielle Paul prône la reconnaissance des dynamiques coloniales en marche : « Le fait que le colonialisme n'est pas quelque chose de passé, que c'est quelque chose qui se perpétue dans le temps puis qui est répété, genre. Je pense que la population pourrait vraiment mieux comprendre nos enjeux si ça, c'était vraiment mieux saisi ».
Le bureau du ministre responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuits a refusé la demande d'entrevue de La Converse au sujet du colonialisme au Québec, indiquant que le ministre Ian Lafrenière « ne semble pas être le meilleur interlocuteur pour ce genre de sujet ».
N. B. : Les entrevues de Chris Brown et Taiaiake ont été traduites de l'anglais.