Les femmes racisées sont souvent absentes des campagnes de sensibilisation au cancer du sein. Pourtant, des études révèlent que les femmes noires sont près de trois fois plus susceptibles de développer un cancer du sein triple négatif, un cancer agressif difficile à traiter, que les femmes blanches.
C’est dans le quartier paisible de LaSalle que nous faisons la rencontre de Dorothy Rhau, présidente d’Audace au Féminin, une organisation à but non lucratif qui œuvre depuis 2018 pour l’émancipation des femmes noires. La réputation d’Audace au Féminin n’est d’ailleurs plus à faire. Aujourd’hui, nous nous entretenons avec Mme Rhau pour en savoir davantage sur sa nouvelle campagne, « Tétons Ben drôles », lancée en février 2024. Cette campagne de prévention inclusive vise à sensibiliser la population au cancer du sein chez les femmes noires et les autres femmes racisées.
Joyeuse et charismatique, Dorothy porte des boucles d’oreilles créoles en bois assez grandes pour qu’on puisse y lire « Black women are dope, periodt ! », un accessoire qui révèle sans détour le fardeau qui est le sien.
La lumière tamisée de son bureau ajoute une touche de confort à notre échange. Tout autour de nous, les prix qu’a remportés Dorothy Rhau témoignent de son engagement et de ses réussites. Malgré la chaleur étouffante de cette journée de juin, le souffle du climatiseur rend la pièce assez froide pour que Dorothy frissonne. Elle se réchauffe avec une tisane à la main, prête à nous partager la mission de « Tétons Ben Drôles » avec une passion contagieuse.
Les femmes noires souffrant d’un cancer du sein sont sous-diagnostiquées
Au Canada, aucune donnée n’indique que les femmes d’une communauté en particulier sont plus susceptibles de développer un cancer du sein que les autres. C’est en 2016 que, poussée par sa curiosité, Dorothy mène des recherches pour sa mère atteinte de cette maladie et découvre des études américaines dont les chiffres la stupéfient : les femmes noires courent 2,7 fois plus de risques de souffrir d’un cancer du sein triple négatif que les femmes blanches.
Ce type de cancer se propage rapidement aux autres parties du corps, rendant le pronostic souvent moins favorable pour les femmes qui en sont atteintes. Elle commence : « Cela fait des années que je vois des campagnes sur le cancer du sein, mais jamais on ne parle de ces données, qui concernent davantage les femmes noires. Nous avons donc décidé de sortir de l’ombre et de faire comprendre à tout le monde que, même sur le plan médical, la santé des femmes noires compte. »
Par le biais de « Tétons Ben Drôles », Dorothy se bat également contre d’autres maladies touchant davantage les femmes noires – comme l’anémie falciforme et les fibromes – qui sont souvent sous-diagnostiquées.
« Pourquoi on meurt plus que les autres ? On ne le sait pas encore, laisse-t-elle tomber avec frustration. Je ne sais pas si les femmes noires et autres femmes racisées sont sous-diagnostiquées parce que ce sont des sujets tabous dans nos communautés ou parce qu’elles sont moins prises au sérieux médicalement. »
Mme Rhau estime que les préjugés raciaux dans le domaine médical expliquent en partie ce manque de diagnostic. « Il y a beaucoup de travail à faire dans le milieu médical pour surmonter les biais raciaux. Ce qui empêche les femmes des communautés racisées d’être prises au sérieux lorsqu’elles présentent des symptômes quelconques. Et puis, il y a aussi un manque de confiance évident de ces communautés envers le corps médical à cause des antécédents coloniaux* » déclare-t-elle.
Mais pour le moment, Dorothy se concentre sur la sensibilisation au cancer du sein dans les communautés noires et auprès des autres femmes racisées. Sa mission est de veiller à ce que ces femmes se sentent incluses dans les mesures de prévention et qu’elles soient informées des risques qu’elles peuvent courir.
« Ma mère a voulu garder le silence, moi je me suis promis d’en parler haut et fort »
Alors que nous échangeons, les épaules de Dorothy, initialement crispées par le froid, se relâchent peu à peu. Elle évoque des souvenirs poignants.
« Ma mère a eu le cancer du sein à deux reprises, et la première fois, je n’avais même pas été mise au courant. C’était un secret total, un sujet tabou. »
C’est par hasard qu’elle découvre le secret de sa mère. Cette dernière lui avait affirmé qu’il s’agissait simplement d’un kyste. Mais le jour de l’opération, Dorothy rencontre le médecin après la chirurgie et lui demande innocemment des nouvelles de l’intervention sur le kyste. Surpris, celui-ci l’amène à l’écart et lui révèle la vérité.
« J’étais sous le choc ! J’ai gardé le secret pour moi, je ne lui ai pas dit que je savais ce qu’elle cachait jusqu’à ce qu’elle ait le cancer une seconde fois », raconte-t-elle.
Cette situation n’est pas unique. En fait, elle est courante dans les communautés noires et d’autres communautés racisées, nous explique Dorothy. « J’ai eu plusieurs témoignages de femmes qui ont vécu la même histoire que moi. Des femmes noires qui n’avaient pas été mises au courant que leur mère avait le cancer. J’ai également rencontré une femme chinoise dont la mère est décédée en avril du cancer du sein triple négatif. Elle non plus n’était pas au courant. Et il y a quelques mois, nous avons organisé une activité pour des femmes touchées par le cancer du sein. Certaines étaient au stade quatre de la maladie, et leurs enfants n’étaient pas au courant. Je te parle d’enfants adultes, de 30 à 40 ans ! » laisse-t-elle tomber.
« Quand je regarde la communauté dominante, les femmes blanches, ici – je reconnais que ce n’est jamais plaisant de parler de cancer –, mais elles se sentent beaucoup plus libres que nous de le faire ouvertement. Ce que nous, nous ne sommes pas encore capables de faire », résume-t-elle.
Selon Dorothy, ce silence autour du cancer du sein s’explique par de multiples superstitions, souvent présentes au sein des communautés racisées. « Il y a des légendes urbaines et des mythes, que le Blanc ne comprend pas, mais que les communautés racisées comprennent : est-ce que c’est quelqu’un qui nous a jeté un sort ? Ou est-ce que les mauvaises langues font en sorte qu’on ne va pas guérir et que la maladie va empirer ? » énumère-t-elle.
« Ma mère a voulu garder le silence, jusqu’à ses derniers moments. Elle voulait que tout se fasse en cachette ; moi, je me suis promis d’en parler haut et fort ! » s’exclame-t-elle.
« On commence à peine à parler du cancer dans les communautés noires. Avant, tu n’apprenais cela que lorsque la personne était décédée. Donc, il y a toute cette éducation-là qu’il y a à faire. Et c’est pour ça que nous, on part de loin », conclut-elle avec un sourire gêné.
L’humour pour briser le silence
Alors que nous discutons avec Dorothy, un détail me revient et prend tout son sens : la présidente de l’OBNL a déjà été humoriste, avant de se lancer dans l’aventure d’Audace au Féminin. Dans sa campagne « Tétons Ben Drôles », son bagage humoristique se manifeste.
Elle précise : « L’humour est une arme redoutable pour briser les tabous et pour approcher des sujets sensibles et les rendre accessibles à tous. »
La campagne « Tétons Ben Drôles » innove en présentant des seins de différentes formes, dessinés dans des postures amusantes. Pour Dorothy, c’est un moyen de dédramatiser le sujet : « C’est sûr que ce n’est pas drôle, mais en même temps, les images sont amusantes », lance-t-elle d’un ton amusé.
« On est loin de la campagne avec le ruban rose et des femmes en dépression qui te font encore plus paniquer, dit-elle en riant aux éclats. C’était important pour moi d’ajouter de l’humour pour que tout le monde puisse en parler. Et avec le temps, c’est ce que j’ai réussi à faire. »
La campagne « Tétons Ben Drôles » a été conçue pour être inclusive, notamment en présentant différentes formes de mamelons qui suscitent le sourire, mais visent également à redonner confiance aux femmes. Dorothy explique : « Il arrive que des femmes atteintes du cancer du sein subissent une mastectomie. Est-ce qu’une femme perd sa féminité lorsqu’elle n’a plus de poitrine ? C’est peut-être le cas pour certaines. Nous, on souhaitait aider les femmes à apprécier une nouvelle forme de féminité, à se réapproprier cette identité féminine qui nous est chère, que ce soit sans poitrine, avec une poitrine reconstruite ou avec une cicatrice. »
« Mettre des photos de femmes racisées dans une campagne de prévention, c’est bien, mais ce n’est pas assez »
Une des raisons à l’origine de la campagne « Tétons Ben Drôles », dédiée aux femmes noires et racisées, est leur sous-représentation dans les médias, comme le souligne Dorothy : « C’est quand même étonnant, quand on regarde les campagnes sur le cancer du sein : s’il y en a sur les femmes noires, ça va être en anglais. En français, c’est très rare. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on commence à mettre des personnes noires dans des campagnes, mais ça ne suffit pas. Car, en dehors de ces campagnes-là, qui sont les personnes autour de la table ? »
« On doit exister dans les études, on doit exister dans les données, on doit exister dans les campagnes ! martèle-t-elle. La population afro-descendante américaine n’est pas la même que celle d’ici. Nous n’avons pas les mêmes conditions de vie qu’aux États-Unis, et ce, pour plusieurs raisons. C’est pourquoi il est crucial d’obtenir des données propres à notre contexte. »
Dorothy est convaincue que, pour provoquer un changement, il est impératif que les chercheurs et les centres hospitaliers travaillent en étroite collaboration avec des organisations proches des communautés. « Pour que les choses évoluent, nous devons être en contact direct avec notre communauté et agir ensemble pour faire la différence », déclare-t-elle.
Dans cette optique, « Tétons Ben Drôles » collabore avec Le Ralliement des infirmières et infirmières auxiliaires haïtiennes de Montréal, mais également la Fondation des médecins Canado-Haïtiens, le Centre Interdisciplinaire pour la santé des Noir.e.s. et d’autres encore.
À l’avenir, la campagne souhaite s’étendre et créer des capsules dans la langue natale de chaque communauté. « On est sûr d’atteindre un maximum de personnes et de les inclure de cette manière », partage-t-elle.
Palpez-vous !
Avant de nous quitter, Dorothy nous rappelle que le cancer du sein concerne tout le monde, peu importe le genre. « Les hommes aussi peuvent se palper pour voir s’il y a une bosse ou quelque chose comme ça. » Elle rappelle aussi les résultats d’études américaines indiquant que les femmes noires devraient commencer à se faire dépister dès l’âge de 30 ans, plutôt que d’attendre l’âge recommandé de 40 ans.
« Palpez-vous ! J’encourage toutes les personnes à faire des auto-examens ou à se faire dépister en passant une mammographie. Je vous encourage également à participer à des essais cliniques afin d’améliorer les études », conclut-elle.
Pour aller plus loin :
*Des études canadiennes montrent la méfiance des communautés noires et autochtones envers le corps médical, notamment en raison des expérimentations forcées menées durant différentes périodes coloniales :
- Systematic racism in healthcare boosted COVID-19 vaccine mistrust in Black communities: study
- Broken trust drives native health disparities
Du 9 au 11 août, Audace au Féminin organise sur les deux étages du Grand Quai du Port de Montréal le Salon International de la Femme Noire. La campagne « Tétons Ben Drôles » y sera diffusée à des fins de prévention, et des experts en santé animeront des ateliers. Ce sera l’occasion d’apprendre à se palper correctement !
Des liens pour comprendre la situation actuelle :
Des lacunes dans la recherche sur les cancers touchant les communautés noires du Canada
Cancer du sein et femmes immigrées et racisées