Jusqu’à récemment, Montréal était connue comme étant une ville où les loyers étaient abordables, même pour les artistes fauchés. Mais ces dernières années, la métropole, comme le reste des grandes villes au Canada, a été secouée par une crise du logement.
Le 24 avril dernier, des centaines de locataires ainsi que des regroupements de logements de toute la province ont manifesté sur le Plateau-Mont-Royal. Leurs demandes ? Un gel des loyers, un registre provincial des loyers et un moratoire sur les évictions. Ils souhaitent engager un véritable dialogue avec la ministre de l’Habitation et exigent que la Ville soit plus stricte dans ses propres réglementations.
À cette occasion, Cédric Dussault, porte-parole du Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ), s’est adressé à la foule derrière la station de métro Mont-Royal.
« La libre négociation entre propriétaires et locataires dans le contexte actuel n’existe tout simplement pas, a-t-il déclaré. Pas dans un contexte d’explosion des loyers (...) où un grand nombre de locataires vivent sous la menace constante d’une éviction frauduleuse ou d’une reprise de logement de mauvaise foi. »
Plusieurs protestataires brandissaient des pancartes demandant la démission de la ministre de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, qui était auparavant courtière immobilière. Des représentants de comités de logement affirment qu’elle ne s’est jamais entretenue avec eux, mais qu’elle rencontre souvent les propriétaires.
À Montréal, en 2023, le loyer moyen publié en ligne pour un trois et demie était de 1 805 $, une augmentation de près de 14 % en une année. De plus, le taux d’inoccupation à Montréal était à ce moment de 1,5 %.
« C’est une crise multiple qui engendre une crise de santé publique », affirme Annie Lapalme, organisatrice communautaire à Entraide Logement Hochelaga-Maisonneuve.
« Nous, on pense que c’est même une crise humanitaire. Ç’a des effets sur toutes les sphères de la vie des individus. Les gens qui fréquentent les banques alimentaires, c’est parce qu’ils ne peuvent plus payer leur logement, qui est rendu trop élevé. On ne peut pas continuer comme ça, on s’en va dans le mur », s’insurge-t-elle.
Autre point d’achoppement, selon elle : les locations de courte durée. « La Ville dit régulièrement qu’elle va prendre des mesures pour s’attaquer à Airbnb. En ce moment, on en a plein dans [Hochelaga-Maisonneuve], mais l’arrondissement renvoie la balle à Québec. Québec ne fait pas grand-chose, donc c’est constamment dans la cour du voisin », rapporte-t-elle.
Claude Jalette est venue de Trois-Rivières pour participer à la manifestation. Accompagnée de cinq autres personnes, elle portait une pancarte où on pouvait lire : « Crise au logement – Legault est lent ! » Cette coordonnatrice d’Infologis nous a dit que la construction de nouveaux logements n’était pas suffisante : les propriétaires peuvent augmenter leur loyer chaque année du montant qu’ils jugent approprié, cinq ans après la construction.
« La classe moyenne aussi se fait complètement appauvrir par les nouvelles habitations de [moins de] cinq ans, où il n’y a aucune norme [de hausse de loyer acceptable] », signale-t-elle.
Roxanne Deniger, du Centre d’éducation et d’action des femmes (CEAF) de Montréal, rappelle que l’accès au logement abordable est primordial pour la sécurité des femmes.
« [Plusieurs d’entre elles] ne quittent pas leur logement en raison de la violence conjugale. On pense aussi aux femmes avec des enfants qui ont de la difficulté à se loger dans un contexte économique de plus en plus difficile », dit-elle.
Une tentative de rénoviction sans fin
Les difficultés de logement, Julien* et Patricia Garcia en connaissent quelque chose. Voisins depuis sept ans sur le Plateau-Mont-Royal, ces deux amis ont fait équipe dans le cadre d’une démarche judiciaire contre leur propriétaire.
Malgré sa petite taille, Patricia, qui a 71 ans, occupe beaucoup de place avec ses grands gestes. Son visage est expressif. Elle est à la fois souriante et sérieuse lorsqu’elle parle de son amour pour sa communauté du Plateau ou des dommages causés par la gentrification.
Julien est chaleureux et doux avec Patricia, mais quand il évoque ses problèmes avec son propriétaire, il se transforme pour ainsi dire en avocat : informé, passionné et en quête de justice.
Les deux payent chacun environ 1 000 $ par mois pour des appartements de plusieurs chambres, une rareté sur le Plateau. Patricia habite dans un ancien garage rénové, où elle fait tourner son commerce d’esthétique. C’est là que nous nous retrouvons.
Selon eux, leur propriétaire cherche à les évincer de leur immeuble, ce qui pourrait les éloigner du quartier. « C’est terrible. Je cherche des appartements proches d’ici. Il n’y en a pas. Et bouger un atelier de sa place, on perd des clients ! » déplore Patricia.
Elle vit sur le Plateau depuis qu’elle a immigré du Mexique, il y a 35 ans. Dans ce quartier, elle peut tout faire à pied : ses courses, visiter ses deux filles et sa petite-fille et fréquenter les parcs. « Je ne pourrais pas changer de quartier. C’est impossible. Je vais tout faire pour rester ici, pour être à côté de mes filles », déclare-t-elle.
Les deux locataires, à tour de rôle, nous ont raconté le stress et les difficultés qu’ils vivent depuis quelques années avec leur nouveau propriétaire.
Depuis qu’une société a pris possession de leur bloc en 2021, les quatre autres logements du bâtiment ont été convertis en appartements Airbnb, avec des loyers qui s’élèvent à plus de 4 000 $ par mois.
Le nouveau propriétaire a envoyé un avis d’éviction dès sa prise de possession de l’immeuble : « Nous entendons reprendre votre logement à l’expiration de votre bail à durée fixe, dans le but de subdiviser votre logement. »
Julien a consulté un avocat. Des règlements de la Ville entrés en vigueur en 2022 interdisent la subdivision de logements résidentiels. Une fois informé, le nouveau propriétaire a retiré son avis d’éviction. Mais petit à petit, il est parvenu à convaincre les autres locataires de quitter leur logement.
« Il a détruit une communauté ! » s’exclame Julien.
« Avec la COVID, quand tout le monde devait rester à la maison, on prenait des cafés dehors. [Entre voisins], on était tous des amis. Maintenant, c’est vraiment terrible de vivre avec les Airbnb dans l’immeuble. Je ne me sens pas en sécurité dans mon appartement. Il y a des étrangers partout. De temps en temps, ils croient que mon appartement est un Airbnb. Ils essaient d’ouvrir la porte, ils regardent par les fenêtres, ils prennent mes choses. Dehors, ils font beaucoup de bruit ; ils manquent de respect parce qu’il n’y a pas de relation établie », déplore-t-il.
Patricia assure que la hausse continuelle des loyers et la présence des Airbnb « détériorent la qualité de vie de Montréalais » de la classe moyenne. « Le pire dans tout ça, c’est qu’on met les gens dehors et qu’on les déracine de leur quartier, tout ça à cause de l’envie de gagner beaucoup d’argent », regrette-t-elle avec indignation.
Dans une lettre envoyée en juin 2022, leur propriétaire leur demande de quitter l’immeuble en octobre pendant une période de huit mois pour « refaire à neuf tous les logements de la propriété afin de les mettre au goût du jour ».
Craignant que cette évacuation soit plus que temporaire et que le propriétaire impose une hausse de loyer à la suite de ses rénovations, Patricia et Julien se sont alors engagés dans une course contre ces travaux.
Leur avocat, Daniel Crespo, estime que les propriétaires profitent souvent des évacuations temporaires pour faire des rénovictions.
« Le problème, c’est qu’il y a beaucoup d’inconvénients qui résultent de cette évacuation temporaire ; donc ça se transforme souvent en évacuation permanente. Si le propriétaire ne réussit pas à négocier une évacuation permanente, il profite de l’absence, soi-disant temporaire, du locataire pour faire la rénovation et louer immédiatement à quelqu’un d’autre. Il empêche, ce faisant, le locataire initial de retourner dans l’appartement », explique-t-il.
Pendant deux ans, Patricia et Julien ont dû assumer des frais juridiques, faire des pré-audiences et s’adapter à des changements de date d’audience. Enfin, une audience a été fixée par le Tribunal administratif du logement (TAL) en avril 2024.
Patricia a vécu beaucoup de stress en raison de toute cette incertitude. « J’ai fait une petite dépression, j’ai eu des problèmes d’insomnie avec tout ce stress terrible de faire face à un monsieur qui veut plus d’argent », regrette-t-elle.
Mais le jour précédant l’audience, son propriétaire a abandonné le dossier. Daniel Crespo suppose que le propriétaire ne pouvait pas démontrer que les rénovations majeures étaient essentielles.
« Bien sûr, on était contents de ne pas passer devant le TAL, de ne pas avoir à attendre un jugement pour voir si on allait gagner ou non, résume Julien. En même temps, on avait déjà préparé tous nos documents. On avait déjà payé beaucoup pour les avocats. Alors, [le dommage] était déjà fait, même s’il a abandonné à la dernière minute comme ça. »
Julien a cinq autres dossiers en cours au TAL avec son propriétaire. « Une espèce de guérilla judiciaire », c’est ainsi que Daniel Crespo appelle les manœuvres du propriétaire à l’encontre de son client.
Dans un des dossiers, il est ainsi allégué que Julien n’a pas collaboré à l’installation des câbles d’Internet pour les Airbnb.
« C’est une demande frivole, qui n’a pas de fondement de fait. La demande réclame 1 500 $. Elle a déjà fait l’objet de trois heures d’audience, et nous n’avons pas fini. Tout ça, c’est beaucoup plus que 1 500 $ de frais d’avocat... Le but, ici, n’est pas pour le propriétaire de récupérer la somme qu’il croit que Julien lui a coûtée, c’est vraiment juste de l’épuiser », précise Daniel Crespo.
Le TAL ne peut cependant pas refuser de traiter les dossiers soumis par les propriétaires, peu importe leur fréquence.
« Il y a cette espèce d’asymétrie qui permet aux propriétaires de dépenser, dépenser, dépenser en frais d’avocat, mais qui révèle également son intention », affirme Daniel Crespo.
Des comités pour aider
Il existe un moyen pour que les locataires prennent connaissance de leurs droits : les comités de logement, qui leur fournissent conseils et informations.
Marie-Ève d’Entremont, organisatrice communautaire du Comité logement du Plateau Mont-Royal (CLPMR), reçoit de plus en plus d’appels de locataires qui veulent lutter contre des hausses importantes de leur loyer. Sur le Plateau, en 2021, 32 % des ménages dépensaient plus de 30 % de leur revenu pour se loger.
Au cours des quatre dernières années, le nombre de consultations a augmenté de 81 % au CLPMR. « Et ce n’est pas juste nous, c’est l’ensemble des comités logement ! » précise Marie-Ève d’Entremont.
Cette progression de la demande est aussi attribuable au sous-financement du Tribunal administratif du logement (TAL), qui est géré par le gouvernement provincial, explique-t-elle.
« Les employés sont brûlés. Ils ne sont pas en mesure de répondre au téléphone [pour donner des conseils]. C’est super difficile pour les locataires de parler à quelqu’un parce que les employés sont simplement à la limite. Répondre à ce genre de questions, ça fait partie du mandat du Tribunal administratif du logement », précise-t-elle.
Elle encourage tous les locataires à communiquer avec leur comité logement pour obtenir des conseils. Les locataires ont toujours le droit de refuser une hausse de loyer ou un avis d’éviction sans cause, rappelle-t-elle. « Seul, on peut se sentir complètement débordé. Mais quand on rencontre d’autres locataires, puis qu’on s’organise, on reprend le pouvoir sur le terrain », conclut-elle.
Une « négociation libre » ?
Cédric Dussault, porte-parole du RCLALQ, estime qu’il faut aller plus loin que la simple connaissance de ses droits pour combattre la crise du logement.
Il dit que la Ville n’est pas assez stricte avec les propriétaires, en particulier avec le développement des Airbnb et l’entretien des immeubles. « La Ville a même le pouvoir d’exproprier des propriétaires fautifs. Il y a beaucoup d’étapes avant d’en arriver là, mais ultimement, la Ville pourrait faire ça. Évidemment, c’est un pouvoir dont elle ne se sert jamais », regrette-t-il.
Selon lui, les trois paliers de gouvernement montrent une méconnaissance de cette crise en l’attribuant à un manque de logements. « Cette idée-là, que le problème fondamental de la crise du logement est une question d’offre, c’est faux. C’est une pensée magique », dit-il.
Il montre du doigt la concentration de la propriété immobilière. Une étude publiée en 2023 indique en effet que moins de 1 % des propriétaires de la métropole possèdent près de 32 % du parc locatif de Montréal.
« Les grandes sociétés immobilières ont les moyens de payer plus cher [pour des immeubles]. Donc, comme elles font monter les prix, les immeubles sont de moins en moins accessibles aux plus petits propriétaires. Ça permet aux grandes sociétés immobilières d’en acheter plus. C’est un phénomène qui s’accélère. On n’a pas un monopole, mais une concentration qui fait en sorte qu’il y a un marché contrôlé par une minorité de propriétaires. »
« Ça prend une meilleure communication »
Martin Messier, le président de l’Association des Propriétaires du Québec (APQ), estime lui aussi que les petits propriétaires sont dans une situation très précaire en ce moment, notamment en raison des taux d’intérêt plus élevés et des assurances qui augmentent.
« On n’est pas plus capables. Quand il faut que je fasse rénover un toit, ça me coûte trois fois le prix que ça me coûtait avant, et mes assurances me coûtent cinq fois plus cher. Ça monte partout », explique-t-il.
Il estime que tous les règlements et l’ensemble des coûts au Québec font en sorte qu’il y a moins d’investissements dans la construction de logements, mais ajoute un peu plus loin que ce n’est pas forcément un désavantage pour les propriétaires : « On ne construit pas beaucoup de logements. Comme il n’y a pas de logement, on peut charger le prix que ça nous coûte et faire de l’argent par-dessus ça. Il n’y a pas tant de compétition. C’est un facteur de la hausse des prix », dit M. Messier.
Au lieu d’aller perdre une journée au TAL, Martin Messier pense que les propriétaires devraient présenter une justification détaillée de leurs coûts et bien expliquer les hausses des loyers à leurs locataires.
« Je pense que ça prend une meilleure communication. Souvent, il y a des gens qui refusent [la hausse] parce que c’est trop cher. Mais le locataire devrait prendre le temps de demander pourquoi son loyer augmente. Et aux propriétaires, [je leur dis] la même chose, à savoir qu’il faut dire [au locataire] : “Regarde, je vais te l’expliquer, la grille de calcul que j’ai remplie avec le TAL.” »
Une opposition aux réglementations
Marie Sterlin, conseillère d’arrondissement dans le Plateau-Mont-Royal, accompagne Julien dans son dossier. Elle a fait passer une nouvelle réglementation qui interdit la transformation d’un logement résidentiel en appartement Airbnb dans le quartier.
Mais elle dit faire face à une résistance des propriétaires. « On a une opposition qui s’organise vraiment. Mais nous, on n’a pas baissé les bras », affirme-t-elle.
La ville a reçu un signalement des Airbnb dans l'immeuble de Julien et Patricia. Ce type d’appartement n’est pas permis s’il ne s’agit pas de la résidence principale du propriétaire. Ce signalement n’a cependant abouti à rien.
« Une fois qu’une plainte est déposée, c’est très difficile de prouver qu’une personne fait du Airbnb. C’est seulement avec l’aide du provincial qu’on va y arriver ; eux ont les ressources. La province peut vérifier la déclaration de revenus, demander : “Comment se fait-il que vous ayez deux adresses ?” », explique Mme Sterlin.
Elle considère en outre que les amendes ne sont pas suffisantes pour dissuader certains propriétaires. Elle regrette que la Ville n’explore pas la possibilité d’exproprier les immeubles des propriétaires fautifs en ce moment, comme l’a suggéré la RCLALQ.
L’avenir de Julien et de Patricia…
Le 22 mai, la ministre Duranceau a proposé un moratoire de trois ans sur les évictions « pour subdiviser le logement, l’agrandir substantiellement ou en changer l’affectation ». Mais même si ce projet de loi est adopté, pour Julien et Patricia, la lutte est loin d’être terminée.
Ils doivent retourner devant le TAL pour contester des hausses importantes de leurs loyers et craignent de nouvelles manœuvres de leur propriétaire. Mais Julien et Patricia disent qu’ensemble, ils vont continuer à militer pour leurs droits.
« Il y a quelque chose là-dedans qui ne marche pas et qu’on va résoudre ensemble. On ne peut pas déloger des locataires juste parce que quelqu’un veut gagner des milliers de dollars en plus. On ne va pas se laisser aller », renchérit Patricia.
Le propriétaire de Julien et de Patricia a refusé de s’entretenir avec La Converse. Quant à la ministre de l’Habitation, elle n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.
Pour aller plus loin
- Pour calculer l'augmentation du loyer
- Droits et obligations des locateurs et des locataires
- Trouver un comité logement
- L'Association des Propriétaires du Québec
- Le Tribunal administratif du logement
- Les lois sur le logement expliquées
- Ressource en anglais pour les droits des locataires (QC Tenants Rights)