Chaque jeudi aux alentours de 16 h, dans le gymnase du YMCA du Parc, le rebond des ballons des premiers arrivés annonce l’heure de l’entraînement des 13-16 ans.
À 16 h 30 précises, un coup de sifflet marque le début de l’entraînement. « Rassemblement ! » lance Eddy Maurice, le coach de basket-ball, dont la barbe grisonnante atteste de ses 20 ans d’expérience en intervention jeunesse dans différents centres communautaires.
Bien qu’il ne se soit joint au YMCA qu’en 2023 en tant que coordonnateur terrain, Eddy occupe déjà une place symbolique. « Ici, on me considère un peu comme le papa de la Zone jeunesse », nous confie-t-il dans un large sourire.
Entouré de ses joueurs, le coach élancé leur adresse quelques mots avant de démarrer l’entraînement. « Bravo pour ce que vous avez fait [au match] vendredi dernier ! Je suis tellement fier de vous que j’en parle à tout le monde », dit-il d’une voix posée. « Même s’il y a une défaite, ce que vous avez fait vendredi, c’est très fort ! » lâche le coach.
Des sourires s’affichent sur le visage des joueurs, et leurs mains se joignent progressivement aux applaudissements d’Eddy. Puis, ils vont se positionner sur le terrain.
Nous nous installons dans une salle annexe du gymnase pour écouter le récit du coach, qui nous raconte comment une scolarité difficile et sa passion pour le basket-ball l’ont conduit à s’investir dans le domaine de l’intervention jeunesse.
« C’était soit l’armée, soit le Canada »
Sa peau mate, Eddy la doit à ses origines italiennes et au soleil du sud de la France. C’est là qu’il a grandi jusqu’à 15 ans, avant de déménager à Montréal avec sa mère dans les années 1990.
Adolescent, Eddy ne supporte pas le système scolaire. « Je m’en foutais, de l’école ! Je n’avais aucune motivation d’y aller », déclare-t-il de manière solennelle. Cette insouciance pour les études l’a souvent placé dans le rôle du blagueur de la classe. « Je n’étais pas dans la délinquance, mais j’étais beaucoup dans la rigolade. Et puis, j’aimais beaucoup les filles », dit-il en inclinant la tête d’un côté puis de l’autre, comme pour appuyer son propos.
Lorsque sa mère évoque la possibilité de partir au Canada, Eddy y voit une occasion de commencer une nouvelle étape, loin des obstacles qu’il rencontre en France. « J’étais pas bon du tout à l’école, donc c’était soit l’armée, soit le Canada », lâche-t-il sans détour. L’idée d’un nouveau départ ravive alors en lui un espoir, surtout lorsqu’il pense à l’importance du basket-ball en Amérique du Nord. Depuis l’âge de 12 ans, Eddy nourrit en effet une passion pour ce sport. Un amour qui lui vient de sa mère, elle-même ancienne joueuse de niveau national à Lyon, en France.
« Le basket m’a sauvé », affirme-t-il en ramenant une main vers son cœur. Le ballon orange l’a non seulement empêché de décrocher de l’école, mais aussi de sombrer dans les travers de la rue. « Le système scolaire canadien fait qu’on joue pour notre école. Si tu ne vas pas à l’école, tu ne joues pas. Et ça, ça m’a aidé. »
Le basket-ball comme leçon de vie
« Ma première année en tant qu’équipier à Montréal, je n’ai pas eu l’occasion de jouer un seul match. Il fallait que je me fasse une place. Même si certains joueurs étaient moins performants que moi, je suis resté sur le banc », relate Eddy en hochant la tête. « Mais l’année suivante, j’ai intégré le cinq de départ », ajoute-t-il.
Ces leçons, Eddy n’est pas près de les oublier. Il joue jusqu’à ses 32 ans, puis souhaite transmettre aux jeunes les valeurs qu’il a lui-même apprises sur le terrain. « On apprend la persévérance, on apprend le respect de l’autre, on apprend à reconnaître les qualités d’une autre personne, on découvre nos propres qualités, et on apprend aussi à se taire », énumère-t-il en parlant avec les mains. Le basket-ball est également pour lui un moyen d’enseigner aux jeunes le respect des figures d’autorité. « Sur le terrain, on peut comparer l’arbitre à la police. On se doit de le respecter », souligne-t-il.
À 24 ans, Eddy se lance dans l’intervention jeunesse sans diplôme universitaire, mais avec une expérience appréciable d’animateur de camp de jour. Sa force, il la tire aussi de son rôle de grand frère et de grand cousin au sein de sa famille. « Je suis le plus vieux de ma famille. J’ai toujours été entouré de mes petits cousins, de mes petits frères. Puis, j’ai toujours aimé l’effet de gang », nous explique-t-il, le regard rieur.
Des débuts mouvementés dans l’intervention jeunesse
Eddy se souvient très bien de sa première expérience en tant qu’intervenant. Avec un petit sourire, il raconte : « C’était à la Piaule, dans les années 2000, une période où le quartier Beaubien–Jean-Talon était fortement gangrené ; donc, j’ai rapidement appris sur le terrain », partage-t-il. « Il y avait beaucoup de bagarres, d’incendies, de coups de couteau sur le terrain de basket », énumère-t-il en cadence.
Cette première année mouvementée ne l’a pourtant pas découragé. Au contraire, elle lui a permis de comprendre davantage la jeunesse. « Tout cela, ce sont des situations qui enseignent énormément. Sans attendre l’intervention de la police, on tentait de résoudre les problèmes. »
Bien que son métier puisse comporter des risques, Eddy affirme qu’il n’a jamais été agressé ou menacé par les jeunes. Il attribue cela à la relation de respect mutuel qu’il a toujours cultivée avec eux.
« Les adultes ne respectent pas les jeunes »
Pour Eddy, établir une relation de respect mutuel entre les adolescents et les adultes ne se limite pas à son travail : c’est une philosophie de vie. Mais selon lui, cette approche est loin d’être partagée. « En côtoyant les jeunes, je me suis vite rendu compte que les adultes ne les respectent pas. On dit souvent qu’il faut se mettre au niveau des tout-petits pour les comprendre, et c’est tout aussi important avec les adolescents », insiste-t-il.
Son constat est clair : il y a un malaise intergénérationnel. « Trop souvent, les adultes regardent les adolescents de haut », déplore Eddy en bombant le torse pour illustrer ses propos. Il poursuit : « Ce n’est pas souvent que les ados sont entendus. Pourtant, souvent, ils sont beaucoup plus ouverts que nous. Il faut les écouter. »
Pour lui, comprendre le langage des jeunes pour mieux agir est tout aussi important. « J’essaie d’apprendre à mes intervenants que ce n’est pas parce qu’ils s’insultent ou que l’un d’entre eux met une tape sur la tête d’un autre qu’il faut s’emballer. Ce n’est pas la bataille de l’année, non ! » s’exclame-t-il.
Des changements de trajectoire : MB, du groupe 514
Lorsqu’on demande à Eddy de quoi il tire de la fierté dans son travail, l’intervenant évoque avec admiration le parcours de certains jeunes. « Je suis fier de beaucoup [d’entre eux]. Certains sont immigrants, ils arrivent ici, leurs parents ne parlent pas français, mais ils arrivent à saisir les occasions qui s’offrent à eux. »
Parmi les jeunes qu’Eddy a côtoyés, un en particulier l’a marqué. « Une année, j’ai travaillé à l’école Lucien-Pagé. J’étais au milieu de l’école. J’avais un bureau et je prenais les élèves qui allaient décrocher », raconte-t-il. Il rencontre alors un adolescent qui vient tous les midis à son bureau pour écrire et discuter avec lui.
Il écrivait avec passion, raconte Eddy : sur la religion, la mondialisation, la perception de sa propre identité en tant qu’immigrant marocain. « Mais c’était un jeune qui était dans les problèmes. Il volait des iPhone. J’entendais souvent son nom, la police venait pour lui », se souvient Eddy, les yeux plissés.
Quatre ans plus tard, Eddy recroise son ancien élève dans les rues de Montréal. Ce qu’il apprend à cette occasion le touche profondément. Pendant notre conversation, il revit la scène : « Il m’a dit qu’il ne pourrait jamais me remercier assez pour ce que j’avais fait pour lui. Puis, moi je me disais OK, mais pourquoi ? Quand il m’a montré ses vidéos, j’ai vu qu’il faisait plus de 300 000 vues sur YouTube ! Waouh !» raconte-t-il, les yeux toujours plissés, la main sous le menton.
Celui qui avait autrefois lutté pour trouver sa place dans la société était devenu le rappeur MB, du groupe 514.
Eddy poursuit : « Et ma plus grosse fierté, c’est d’aller au concert de Damso et de le voir sur scène faire la première partie. Quand il m’a vu, il est descendu de scène et il m’a serré dans ses bras », partage-t-il, alors que ses poils se dressent sur ses bras. Il réfléchit quelques secondes, puis ajoute : « Je suis fier parce que ce jeune-là n’était pas fait pour le système scolaire. Il l’a compris très vite, et malgré ses histoires avec la police, il n’a jamais lâché et il est devenu rappeur. »
Un mot pour les jeunes ?
« J’ai dû rencontrer dans ma vie peut-être 3 000 jeunes. Je ne vais pas aider tout le monde. Moi, je suis là pour leur donner des clés. Mais des fois, ils ne vont pas ouvrir la porte », explique-t-il de manière imagée.
L’intervenant jeunesse souhaite passer un message important : « Au secondaire, on ne te demande pas de te donner à 150 %. Donne simplement le minimum pour réussir à l’école, essaie d’aller jusqu’au bout. L’école te donne un diplôme, ce qui est déjà une réussite en soi », déclare-t-il, le regard fixe.
« Mais si tu restes allongé dans ton lit, quelqu’un d’autre prendra ta place. Il y a plus de huit milliards de personnes dans le monde. Dès que j’ai commencé à bouger, ma vie a aussi bougé. Les jeunes que j’ai vus bouger un peu ont réussi. Mon meilleur conseil, c’est donc de te bouger », laisse-t-il tomber.
« Si tu ne fais rien, alors tu n’auras rien. Si tu ne tentes pas ton shoot à trois secondes de la fin du match, tu es sûr de ne pas gagner ta game », termine-t-il avec passion.