Malgré plus de 700 ans d’histoire et des racines plongeant dans les pratiques traditionnelles soufies, la musique qawwali connaît aujourd’hui une renaissance auprès des jeunes desis*, grâce à des chansons populaires qui fusionnent les genres. Coup d’œil à ce phénomène.
Un samedi frais de février, au Plaza Centre-ville à Evo Montréal, une soixantaine de jeunes sud-asiatiques originaires de tous les coins du sous-continent indien se rassemblent pour une soirée de qawwali. Ils s’installent sur de minces tapis blancs étalés au sol pour écouter les chants de Masroor Fateh Ali Khan, élève de Nusrat Fateh Ali Khan, un maître de qawwali de renommée internationale qui s’est éteint en 1997.
Une douce chaleur rougeâtre enveloppe la pièce. Des motifs de lumières multicolores dansent sur les murs. Depuis la scène, un mélange d’harmonium, de tabla, de guitare et de clavier électrique se fait entendre, et le cri mélodieux du qawwal** perce l’air. Des mains commencent à battre en rythme, des corps se balancent et des voix se fondent dans un chœur d’appels et de réponses.
Organisé par l’Association des étudiants pakistanais (PSA) de l’Université McGill, l’événement Qawwali Night met en avant cette forme de musique dévotionnelle populaire en Inde, au Pakistan et au Bangladesh. Le qawwali, une poésie chantée dont les origines remontent aux communautés soufies du XIIIe siècle, traite de thèmes universels comme l’amour, la dévotion et un profond désir du divin. Traditionnellement, il était chanté dans des sanctuaires, pendant des rituels et lors de festivals honorant les saints soufis dans des régions du Pendjab et du Sindh, dans l’Inde et le Pakistan actuels. Durant ces rassemblements, qui pouvaient durer des heures, des praticiens induisaient des états de transe chez les participants pour favoriser les expériences spirituelles.
Sept siècles plus tard, cette mystique trouve un souffle nouveau au sein des diasporas d’Asie du Sud, à Montréal et dans d’autres grandes villes canadiennes. Au cours des quatre dernières années, des événements de qawwali ont été organisés par des associations étudiantes et des organisations artistiques comme le Centre Kabir.
Ce soir à Montréal, des voix fortes et émouvantes, des instruments orientaux et des arrangements musicaux complexes créent une atmosphère d’extase spirituelle dans la pièce. Dans le public, des visages témoignent de leur ferveur.
Malik Tahir, un jeune Pakistanais familier des spectacles de qawwali, est tiré à quatre épingles pour l’occasion. Vêtu d’un smoking noir, il exprime sa passion : « Un spectacle de qawwali est l’un de mes événements préférés ! C’est une expérience tout à fait unique. On décrit l’amour, la foi, la nature, l’univers de manière très différente. La même ligne peut être lue comme étant triste si vous êtes triste, et comme étant heureuse si vous êtes heureux ! C’est très profond, remarque-t-il, ému. C’est transcendant, ça te rappelle ton humanité et c’est très important pour notre lien communautaire. »
À l’extérieur de l’endroit où a lieu le spectacle, la salle est lumineuse et aérée. Les gens bavardent et se mêlent les uns aux autres avec enthousiasme. Des tables sont dressées avec soin et on y trouve des plats remplis de biryani, des nouilles au poulet, des rouleaux de printemps et un distributeur de thé chai.
Labiba Malik, une jeune Bangladaise, renchérit : « Les voix de ces ustads*** sont tellement puissantes, elles viennent de leur être intérieur. Les paroles décrivent si bien les émotions. Pour moi, c’est nostalgique : quand j’étais plus jeune, j’écoutais beaucoup de qawwali. » Elle qui a assisté à de nombreux spectacles au Bangladesh se rend pour la première fois à une représentation à Montréal. « Maintenant que j’ai grandi, avec la vie et le passage du temps, je me reconnais dans ces paroles. On n’a pas besoin de grandes douleurs ou de chagrins pour être touché en plein cœur. »
Un nouveau vent de connexions
Bien qu’il ait des origines anciennes, le qawwali évolue et s’adapte aux oreilles. L’ajout d’instruments électroniques et la fusion avec d’autres genres musicaux ont permis de créer des sonorités et des arrangements plus modernes.
Coke Studio, une série musicale pakistanaise très populaire dans le sous-continent indien, a aussi ravivé l’intérêt pour la musique traditionnelle chez les desis et a fait connaître ce patrimoine musical en dehors de l’Asie du Sud. L’émission est devenue un véritable phénomène culturel. Elle constitue aussi une plateforme pour des performances mêlant musique traditionnelle et moderne, dont le qawwali et le rock, la pop et la musique électronique.
Cette capacité du qawwali à susciter de nouveaux liens et à transcender les barrières culturelles, religieuses et générationnelles est l’un des éléments fondamentaux de son attrait et de sa résurgence auprès des jeunes issus des diasporas.
« Ce que j’ai remarqué, c’est que les gens se rassemblent autour du qawwali », affirme Salma Sikdar, une autre étudiante d’origine bangladaise qui assiste pour la première fois à un spectacle de ce type. Elle veut se rapprocher de ses racines et vivre une nouvelle expérience. « Même si certains sont très exigeants en termes de préférences musicales, le qawwali laisse sa marque. Et quand la musique commence, ils chantent tous ensemble, et les différences personnelles disparaissent. »
Labiba Malik partage l’opinion de son amie. « C’est un réflexe. Les mains commencent simplement à bouger, et on dit : “Wah, wah !****” », dit-elle avec animation.
Pour elle, la force de cette musique réside aussi dans sa capacité à créer des ponts entre les générations. « Peu importe l’âge ! Des fois, on est assis avec nos parents dans la voiture, et lorsque le rythme commence, tout le monde se laisse emporter. On tapote en rythme sur l’objet qu’on a sous la main : le tableau de bord devient notre harmonium. C’est une expérience collective. Cette musique fait que tout le monde se sent chez soi, qu’on soit jeune ou vieux », affirme-t-elle.
« Ces choses étaient autrefois réservées à nos pères et à nos oncles, et nous écoutions depuis une autre pièce », ajoute-t-elle. Auparavant, le qawwali était en effet surtout considéré comme une musique pour les aînés masculins, précise-t-elle. « Maintenant, nous sommes tous impliqués. »
De nos jours, le qawwali séduit aussi les desis non musulmans. Sa popularité fait en sorte qu’il résonne dans des mariages, des festivals et des concerts au Canada et ailleurs.
Nida Patel, une jeune femme indienne, assiste à son premier concert de qawwali lors de notre passage. « C’est vraiment intéressant pour moi de découvrir – ou de redécouvrir – ces chansons aujourd’hui à travers ces interprétations. C’est un héritage commun que nous avons en tant que Sud-Asiatiques », nous confie-t-elle.
Émouvoir en revenant à la simplicité
Dans un coin de la pièce, sur un immense fauteuil blanc, on retrouve le qawwal Masroor Fateh Ali Khan. L’artiste de la soirée qui est connu pour ses chansons Sun Saiyan et Mahiya Vey nous accueille avec la gentillesse d’un oncle. En souriant, il nous explique que le qawwali est un outil divin pour renforcer les communautés.
« Le qawwali est un lien entre les âmes. Il relie le rooh***** des gens. On exprime la pureté des sentiments, on transmet des leçons spirituelles et de dévotion », dit-il avec sagesse. Il bouge doucement les mains en parlant : « En créant de nouvelles compositions et de nouvelles mélodies, on résonne auprès de nouveaux publics, mais le principe reste le même : celui de créer une musique dévotionnelle. »
Sa chanson La Makani fait notamment référence à un des poèmes de Baba Bulleh Shah, le philosophe soufi d’expression pendjabi du XVIIIe siècle connu des générations plus âgées. Les paroles témoignent de la beauté et de l’omniprésence du divin dans tous les êtres humains :
Kinnoo la makani das day ho
Tussi har rang day vich wasday ho
Pucho aadam kisnay aanda hai
Kithon aa ya hai kithe janda hai
Authey kis da tennu lanjha hai
Authey kha dana uth nasde ho
Bulleh Shah anayat araf hai
Jhera mere dhil da waris hai
Main loya te o paras hai
Jide nal tussi ghasde ho.
Celui que vous appelez sans demeure (Dieu)
[Il] existe dans toutes les couleurs, dans tous les lieux.
Demandez aux hommes : d’où viennent-ils et où vont-ils ?
Qui leur donne les directions ?
Qui ramasse les grains à manger ?
Bulleh Shah est un récipiendaire de Grâce.
[Dieu] est le gardien de son cœur.
Je suis le fer et [Il] est la pierre de touche
Avec laquelle nous sommes façonnés.
« La sincérité des sentiments [dans ces chansons] est la raison pour laquelle le qawwali touche toujours les gens et transcende les générations et les communautés aujourd’hui », ajoute le qawwal. Après s’être arrêté en Inde, au Pakistan et au Canada, il s’apprête à poursuivre sa tournée au Royaume-Uni.
Pour aller plus loin
À ceux qui veulent découvrir le qawwali traditionnel, Masroor Fateh Ali Khan recommande les chansons dévotionnelles de son maître Nusrat Fateh Ali Khan : Allah Hu, Mast Nazron Se Allah Bachaye et Kali Kali Zulfon Ke.
Pour des morceaux modernes, des invités de la soirée vous proposent Tu Jhoom de Abida Parveen et Naseebo Lal.
* desi : Terme utilisé pour décrire les peuples, les cultures et les produits du sous-continent indien et leurs diasporas. Dérivé du mot sanskrit signifiant « terre, pays ».
** qawwal : Chanteur de qawwali.
*** ustad : Titre honorifique pour désigner un maître ou un expert reconnu de qawwali.
**** « Wah, wah ! » : Forme abrégée de l’expression ourdoue et hindie « Wah, kya baat hai ! », qui exprime de l’enthousiasme ou de l’admiration pour quelque chose de beau. L’expression est souvent utilisée durant les spectacles.
***** rooh : Mot arabe utilisé dans les communautés musulmanes et soufies pour désigner l’esprit divin et la force vitale d’une personne. Il signifie souvent le « véritable soi », ou l’âme immatérielle et immortelle, d’un être vivant.