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Migrations
Demander l’asile quelques semaines avant d’accoucher : le cauchemar administratif de Désirée
9/8/24
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5 Minutes
Initiative de journalisme local

*Attention, cet article décrit des scènes de violence.

Désirée* est entrée en février 2023 comme touriste sur le territoire canadien pour donner une conférence à Vancouver. Son projet ? Faire publier ses recherches à la suite de cette conférence pour être admise au doctorat en Angleterre, où elle réside alors depuis près d’un an. En vue de ce voyage d’une semaine, elle emporte une petite valise, contenant quelques vêtements, et un petit passager « surprise ». Elle a en effet appris quelques semaines avant son départ qu’elle était enceinte. Son mari l’encourage à faire ce court séjour au Canada, car comme d’habitude, il la soutient dans ses projets. Ils ne se reverront pas, ou du moins pas avant un certain temps. 

Pour comprendre comment une jeune diplômée brillante, titulaire d’un visa de travail au Royaume-Uni, se retrouve à demander l’asile au Canada et à vivre dans un centre d’hébergement montréalais, sans parler le français, dans l’angoisse d’accoucher loin de son mari et de ses proches, et la crainte de devoir continuer à fuir pour demeurer en vie, il faut prendre connaissance de son long et douloureux parcours.


Vivre dans les bidonvilles de Bukavu, à la merci des groupes armés

Désirée est née dans les bidonvilles de Bukavu, une ville du Sud-Kivu, dans l’est de la République démocratique du Congo, à la frontière avec le Rwanda. Dans cette région convoitée pour ses ressources, les attaques de milices sont régulières. Un matin, des hommes font irruption chez elle. Désirée, alors âgée de 20 ans, et son neveu de 12 ans sont enlevés sous les yeux de leurs parents. 


L’horreur ne fait que commencer. Trois hommes la violent. « Je ne sais pas si je guérirai un jour de ce traumatisme. La seule manière de continuer ma vie, sur le moment, a été de ne plus y penser. Mais ça m’affecte encore. » Pendant qu’il la viole, l’un de ces hommes la torture en lui enfonçant des aiguilles partout sur le corps. Elle gardera une peur panique des aiguilles et donc du monde médical, ce qui compliquera son suivi de grossesse à l’hôpital. 


À la faveur d’une fusillade, elle s’échappe en compagnie de son neveu après plusieurs jours de détention. Ensemble, ils traversent la frontière avec le Rwanda et rencontrent un homme qui changera leur vie. Celui-ci est routier et les cache à bord de son camion pour les aider à fuir. « Cet homme nous a sauvés en nous cachant dans la structure du camion, sous la marchandise. Il s’arrêtait lorsqu’il le pouvait pour nous donner de l’eau et de la nourriture, et pour qu’on puisse se soulager dans la forêt. Je crois qu’on a passé quatre ou cinq jours dans son camion. Il venait d’Afrique du Nord et avait un nom musulman, c’est tout ce que je sais de lui. Je ne sais pas ce qu’il est devenu, mais je prie toujours pour lui », se souvient Désirée avec émotion.



Du statut de réfugiée à la maîtrise en innovation dans le domaine de la santé


C’est donc cachés dans ce camion qu’ils arrivent en Afrique du Sud… à 4 000 km de chez eux. Seuls, sans argent ni nourriture, ils ne parlent ni anglais ni swahili. Ils sont recueillis par une église. La femme du pasteur accompagne Désirée à l’hôpital, où elle voit enfin un médecin pour la première fois, plusieurs semaines après avoir été violée. « C’est là que j’ai réalisé ce qui m’était arrivé. Pendant ma fuite, j’étais en survie. Là, je pouvais enfin commencer à guérir. J’ai entamé une thérapie qui a duré cinq ans. Cela m’a permis de redonner de la valeur à ma vie. » 
Son statut de réfugiée, obtenu après un an d’attente, lui permet de recevoir une bourse pour entamer des études supérieures en anglais et en technologie de l’information. Elle sent que sa vie redémarre : « Cette bourse m’a redonné le sourire et l’espoir. » Cet espoir dans des lendemains meilleurs ne sera malheureusement pas partagé par son neveu, qui tombera dans la délinquance. « Mon neveu était en colère et traumatisé ; je n’avais pas les outils pour l’aider, étant moi-même en choc post-traumatique. Il s’est laissé convaincre par la violence, et nous avons perdu contact. » 


Elle poursuit ses études en Afrique du Sud jusqu’à sa maîtrise en innovation dans le domaine de la santé et se marie. Elle retrouve peu à peu son équilibre grâce à la thérapie et parvient à communiquer avec ses parents, dont elle était sans nouvelles depuis son enlèvement. Un mois plus tard, sa mère décède. Elle n’aura pas eu le temps de la revoir. Elle vivra tout de même le bonheur des retrouvailles avec son père, qu’elle réussit à faire venir en Afrique du Sud en tant que réfugié. Mais le malheur s’acharne et lui aussi meurt quelque temps après son arrivée. « J’étais si heureuse de le revoir. Un jour, je l’ai invité à manger un plat congolais. Après le repas, nous avons marché sur la plage. C’est là qu’il a été frappé de paralysie. Il est décédé une semaine plus tard. Ces retrouvailles ont été courtes, mais cela a été un moment merveilleux pour nous deux. J’ai beaucoup souffert de sa disparition. »


Si Désirée mène une existence relativement stable en Afrique du Sud, elle n’en est pas moins victime d’actes xénophobes. Ceux-ci sont nombreux dans ce pays qui a accueilli 266 700 réfugiés et demandeurs d’asile en 2020, selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés. Face à la recrudescence des agressions contre les communautés de réfugiés, elle se voit contrainte de déménager une fois encore pour fuir la violence. 

Fuir de nouveau la violence, de l’Angleterre au Québec


C’est alors qu’une occasion professionnelle se présente à elle. Elle est recrutée pour un emploi au Royaume-Uni. Le recruteur, qui s’est rendu en Afrique du Sud, lui promet monts et merveilles – visa de travail, logement de fonction, bon salaire –, mais il y a un hic : il faut le payer pour être embauché. La perspective d’une vie meilleure est tentante. Désirée paie l’homme et obtient un visa pour elle et son mari. Évidemment, l’entreprise britannique n’est pas au courant des malversations de son employé. Lorsque Désirée arrive en Angleterre, elle dénonce le recruteur véreux. Elle provoque alors la fureur de l’homme, qui s’avère être un dangereux prédateur. Aux abois car il a perdu son gagne-pain, et surtout sa position de domination, il ne cessera de la traquer, de la harceler, de la menacer de mort. Elle a beau changer de numéro de téléphone et de travail, elle sait que sa vie est menacée. L’homme ne s’arrêtera pas. 


Pour lui échapper, elle fuit et s’installe avec son mari dans une autre ville, à plusieurs centaines de kilomètres. Ce nouveau départ est pour elle l’occasion de retourner aux études. Elle soumet sa candidature au doctorat, et son université lui conseille de faire publier un article pour améliorer ses chances d’admission.  La voici donc à Vancouver. La conférence se passe bien, jusqu’à ce qu’elle reçoive un appel : le recruteur l’a de nouveau retrouvée et compte mettre à exécution sa menace de la tuer. Il sait où elle travaille, et probablement où elle habite. Elle est enceinte et son mari, en déplacement, ne pourra pas la défendre si elle rentre. Elle ne peut pas l’affronter. Elle sait bien qu’elle peut appeler la police et le confronter, mais elle est aussi survivante de viols et rescapée de guerre, et elle souffre de stress post-traumatique. Même si toute sa vie est en Angleterre, elle refuse de mettre son bébé en danger. La peur l’emporte. Elle décide donc de ne pas rentrer et de demander l’asile au Canada.


On lui conseille d’aller à Montréal pour se rapprocher de la communauté congolaise. Là, c’est le choc de l’hiver québécois qui l’attend. Elle n’a emporté des vêtements que pour une semaine. À son arrivée, elle entend parler d’une femme qui est morte de froid après avoir passé une nuit dans la rue. De nouveau, elle se retrouve seule, sans savoir où aller. Ses fonds s’amenuisent. Après quelques semaines à vivre dans des motels et à chercher de l’aide pour demander l’asile, elle tente de trouver une place dans un centre d’hébergement pour réfugiés.



Un labyrinthe administratif pour ceux et celles n’ont pas le « papier brun »


Sa situation est compliquée : elle n’a pas le « papier brun », autrement dit le document officiel du demandeur d’asile, donné par le gouvernement. Tous les organismes le lui répètent : c’est le sésame pour tout : logement, nourriture, services sociaux… Pour bénéficier des aides officielles, il faut avoir été identifié par les organisations officielles et apparaître dans leurs registres. Désirée n’est pas entrée sur le territoire canadien en tant que demandeuse d’asile, mais en tant que touriste.


Un long parcours se dessine devant elle, alors que son angoisse augmente en voyant son ventre s’arrondir de jour en jour. Elle est temporairement hébergée dans un abri pour femmes. En plus du « papier brun », les organismes d’aide aux réfugiés demandent des références de travailleurs sociaux, ce que n’a pas Désirée, car elle n’a pas le… « papier brun ». Elle déménage d’abri en abri. Après de nombreuses entrevues, elle réussit enfin à être acceptée dans un centre d’hébergement pour réfugiés. Elle aurait besoin d’un suivi de grossesse, mais là encore, il faut ce fameux papier. Le bureau de l’ONG Médecins du Monde est le seul endroit où elle peut voir un médecin. Elle obtient sa première visite médicale depuis qu’elle est au Canada. Pour la première fois, elle entend le cœur de son bébé. Elle pense à son mari, qui aurait tant aimé assister à l’accouchement, mais qui n’a pas obtenu de visa touristique pour entrer au pays.


Sans « papier brun », elle ne peut pas non plus accoucher à l’hôpital. Médecins du Monde la dirige donc vers une maison de naissance où les sages-femmes acceptent les patientes, quel que soit leur statut, après avoir étudié leur parcours. C’est pour elle un soulagement d’être enfin suivie, en particulier par des femmes, dans un milieu peu médicalisé, compte tenu de son traumatisme.



Vivre sa grossesse dans l’angoisse de perdre son logement


Le centre d’hébergement lui fournit de la nourriture, des titres de transport, et l’aide à trouver un avocat en immigration. Une fois sa demande d’asile envoyée, elle reçoit un « papier blanc », c’est-à-dire l’accusé de réception de sa demande, qui lui permet d’être en partie couverte sur le plan médical et d’obtenir une petite allocation. « À ce moment-là, je me dis que j’ai un toit sur la tête, une allocation, une sage-femme. Pour l’instant, ça va », explique Désirée. Ce qui lui manque, essentiellement, c’est le permis de travail, qui est accordé une fois le papier brun reçu. Elle attend donc la décision du juge. En réalité, il est toujours possible que le juge lui refuse le statut de réfugiée. Son avocat lui a expliqué qu’on ne peut être réfugié que dans un seul pays, car toutes les demandes d’asile sont centralisées par le HCR, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés. Or, elle a déjà obtenu l’asile en Afrique du Sud. Ce sera donc difficile.


Les difficultés ne s’arrêtent pas là. Lorsqu’elle accouchera, Désirée ne pourra plus demeurer dans son centre d’hébergement réservé aux femmes seules. Il lui faudra trouver un appartement… mais sans salaire, ce sera une mission quasi impossible. Si on additionne son allocation et l’allocation pour le bébé, elle touchera 870 $ par mois. Impossible de dénicher un appartement à Montréal avec ce revenu. Il lui faudra également trouver une garderie. On connaît les difficultés pour obtenir une place, d’autant plus que de nombreuses garderies n’acceptent les poupons qu’à partir d’un certain âge. Ne bénéficiant pas de congé de maternité, Désirée devra travailler au plus vite. Si elle obtient enfin son permis de travail, elle espère trouver un travail qui ait un lien avec sa maîtrise. Mais là encore, il lui faudrait une expérience québécoise pour espérer être embauchée. 


« À chaque contraction, j’angoisse et je prie pour ne pas accoucher trop vite, car cela voudra dire que je n’ai plus de logement. La seule chose positive, c’est que mon enfant sera Canadien. Je ne le savais même pas en arrivant ici ! »
Désirée ne perd pas pour autant le sourire et l’espoir. La rescapée de guerre a fait la preuve de sa résilience. Mais elle se retrouve prisonnière d’un système dans lequel elle n’a pas confiance : à chaque danger, elle a fui, craignant les hommes et les autorités. Si elle ne trouve pas de refuge au Canada pour elle et son bébé, elle continuera de fuir. 

*Pour des raisons de sécurité et à la demande de la personne rencontrée par La Converse, son prénom a été modifié.

L’actualité à travers le dialogue.
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