Depuis le 29 février, Ottawa oblige de nouveau les voyageurs mexicains à présenter un visa à la frontière. Une mesure qui fait craindre le pire pour ceux d’entre eux qui tentent de soumettre une demande d’asile au Canada, selon des expertes et des militantes basées à Montréal.
Conséquence de la nouvelle mesure ? Les autorisations de voyage accordées jusqu'au 29 février ont été annulées. Les personnes touchées par cette annulation doivent reprendre leurs démarches de voyage en demandant un visa. Des exemptions ont été annoncées pour les étudiants étrangers et les travailleurs agricoles temporaires.
La première chose qu’on remarque quand on discute avec Viviana, c’est sa grande énergie et son style décontracté. Arrivée par avion du Mexique il y a deux ans, la militante pour les droits des femmes et des filles dans son pays d’origine est très préoccupée pour les siens.
Elle réagit vivement à la nouvelle imposition de visas, une obligation qui avait pourtant été levée en 2015 par le gouvernement Trudeau : « Cela m'a semblé un peu injuste, un peu inhumain, qu'ils le fassent de cette manière ! Et que des gens manquent leur vol, perdent de l'argent – des gens qui avaient peut-être économisé et qui n'avaient pas les moyens de venir ici demander l'asile. » Il y a deux ans, Viviana a demandé l’asile au Canada, alors qu’elle craignait pour sa vie.
« Je me souviens avoir dû rassembler de l'argent pour mon vol et partir immédiatement du pays parce que ma sécurité, ma vie, étaient gravement menacées. Si on avait annulé mon vol, alors j'aurais continué à courir un grand risque », avance-t-elle.
Viviana estime qu’elle n’a pas eu le choix de quitter le Mexique, où elle a reçu des menaces pour son travail de défense des droits des femmes. Avec plusieurs collectifs féministes, elle participait à la recherche de femmes disparues.
« Tout ce travail nous a placés en conflit avec différents groupes. Dans mon cas, il s’agissait des militaires, qui n’aimaient pas ce que nous faisions. Il y a eu des menaces et de la persécution directe contre moi et mon organisme », explique-t-elle.
« Des militaires sont même venus chez moi et m’ont battue. » Bien qu’elle ait tenté de se cacher chez des camarades dans d’autres États du pays, elle se faisait retracer.
L’exil est devenu sa seule porte de sortie.
Des stéréotypes
Nina est une femme dynamique qui se préoccupe du sort de toutes. Bénévole au Centre des travailleurs migrants, elle lutte contre la violation des droits du travail des personnes sans statut à Montréal et ailleurs au Québec.
Quand on la rencontre, le bureau est plein, et elle coordonne les entrées de personnes qui cherchent des conseils d’emploi. Selon elle, cette imposition de visas aux Mexicains vient renforcer certains stéréotypes contre les Latino-Américains, à savoir qu’ils seraient tous violents et liés au crime organisé.
« Alors que la vaste majorité des gens qui viennent ici sont plutôt des victimes de violence qui ne cherchent qu’à s’intégrer », estime-t-elle.
Dans les bureaux du Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL), autour d’un café, Rosalinda Hidalgo critique vertement le retour des visas pour les Mexicains : « Je pense que c’est une décision raciste, discriminatoire et qui exclut. » Elle estime que cette décision s’inscrit dans une politique plus large de durcissement des lois migratoires au Canada, dans la foulée, par exemple, de la fermeture du point de passage du chemin Roxham.
« Cette décision est troublante parce qu’elle ne peut pas garantir la politique d’asile dont le maintien est nécessaire pour ceux qui la demandent », estime la responsable du CDHAL.
« Je pense qu’on va aggraver la situation de risques pour les personnes migrantes. On ne contrôle pas la migration comme ça, les gens vont venir par d’autres chemins. »
Joint par téléphone, Carlos Rojas, fondateur et directeur de Conseil Migrant, un organisme qui soutient les personnes migrantes à statut précaire, déplore cette décision.
« Fermer Roxham et imposer le visa, ça ne fait rien du tout. Ce type de mesures, ça augmente le business pour les passeurs et les trafiquants de personnes, et ça augmente la violation des droits de la personne », laisse-t-il tomber.
« C’est comme si on donnait aux trafiquants la permission de faire n’importe quoi. »
« Ça me préoccupe parce que les personnes qui veulent migrer vont chercher une autre façon, même illégale, de venir ici », croit aussi Viviana. Le cas d’Ana Karen Vasquez-Flores, une Mexicaine enceinte morte noyée alors qu’elle tentait de traverser illégalement la frontière canadienne vers les États-Unis, est une triste illustration des propos de Viviana.
Une violence fragmentée et généralisée
Depuis 2015, 7 118 demandes d’asile déposées par des Mexicains ont été acceptées au Canada. En conférence de presse, le ministre de l’Immigration, Marc Miller, avance qu’Ottawa impose de nouveau cette exigence parce qu’il y a des demandes d’asile « abusives » de la part des Mexicains. Il avance que 17 % de toutes les demandes d’asile soumises en 2023 au Canada provenaient de ce pays.
À des milliers de kilomètres d’Ottawa, l’organisme Kino Border Initiative œuvre auprès de personnes migrantes à la frontière du Mexique et des États-Unis, dans l’État de l’Arizona. Dans le cadre d’une conférence organisée par le Center for Migration Studies sur les différents visages de la migration à la frontière entre ces deux pays, Johanna Williams, la directrice générale de Kino Border Initiative, rapporte une hausse marquée de migrants mexicains qui fuient la violence.
« Nous travaillons avec des personnes bloquées à Nogales », raconte-t-elle. Son organisme estime qu’en 2023, 76 % des personnes présentes dans leurs abris étaient mexicaines et que la moitié d'entre elles venaient de l'État du Guerrero, dans le sud-ouest du Mexique.
« 83 % des personnes accueillies par Kino ont rapporté que la violence et la persécution étaient les principales raisons de leur migration. C'est une tendance à la hausse que nous constatons. »
Au banc des accusés ? Une fragmentation de la violence des gangs qui contrôlent de plus en plus de villages et qui se font la guerre entre eux. Récemment, des employés de l’organisme ont entendu l’histoire d’une famille qui a fui son village. Celui-ci était pris dans le feu croisé de deux gangs rivaux : celui qui avait le contrôle du village et un autre qui souhaitait le lui prendre.
« Le gang qui avait le contrôle de l’endroit a organisé une rencontre à laquelle tous les villageois devaient se présenter. Les membres du gang ont demandé que chaque foyer envoie un homme pour se joindre à leur groupe, sinon toute la famille serait assassinée », rapporte Mme Williams. Une menace suffisante pour que cette famille prenne la fuite.
Ce type de situation, de plus en plus fréquent, marque un changement au Mexique, selon elle. Depuis 2018, plus de 30 000 personnes sont assassinées chaque année dans ce pays qui fait face à une crise d’enlèvements, de disparitions et d’autres crimes violents. « Ce sont les civils qui en font les frais », rapporte d’ailleurs le Global Conflict Tracker, un guide interactif qui regroupe des informations sur les conflits en cours, en évoquant la violence du crime organisé, mais aussi celle de l’État.
Les femmes font aussi tragiquement les frais de cette violence, puisque les féminicides sont un problème montré du doigt par plusieurs organismes, aussi bien nationaux qu’internationaux. Par exemple, en 2020, 3 723 morts violentes de femmes ont été recensées au Mexique, selon Amnistie internationale.
« Dans cette guerre contre le narcotrafic, c’est la population civile qui est victime de cette violence. Les femmes et les jeunes filles sont vraiment vulnérables depuis plusieurs années », explique la responsable du CDHAL Rosalinda Hidalgo.
« La violence dans notre pays a beaucoup augmenté et, malheureusement, il y a beaucoup de corruption. La police, qui est censée vous protéger, est plutôt complice de groupes criminels », ajoute Vivana, dont certaines collègues militant pour la cause des femmes sont toujours, à ce jour, disparues.
Une « dette morale »
Rosalinda insiste sur un autre aspect de l’accueil des ressortissants mexicains. Comme le Canada cause des problèmes, notamment dans le domaine de l’extraction minière, il a l’« obligation morale » d’accueillir les gens qui souffrent des conséquences des opérations de compagnies aux pratiques contestées. « L’extraction des compagnies minières canadiennes cause des déplacements à l’interne, mais aussi de la contamination de l’environnement. Cela cause aussi des violations des droits humains », note-t-elle.
Une position qu’appuie Carlos Rojas. « On fait venir des Mexicains et des Guatémaltèques pour ramasser nos légumes dans nos champs. On revend ensuite l’essentiel de cette production agricole aux États-Unis, estime-t-il. Donc, on amène les gens ici, on les exploite ici… pour faire du commerce avec les États-Unis. » Bien que les travailleurs agricoles soient exemptés de l’obligation d’obtenir un visa en vertu de la nouvelle résolution du Canada, il n’en demeure pas moins que les Mexicains sont les bienvenus uniquement s’ils sont prêts à occuper des emplois difficiles.
Depuis 2018, M. Rojas tente de faire adopter le principe de corridor humanitaire entre le Mexique et le Canada. « Il s’agirait d’installer des bureaux dans les camps de personnes qui sont à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, mais aussi un peu partout dans ce pays », propose-t-il. Une telle approche a été mise en œuvre dans certains camps de réfugiés, notamment en Syrie, pour aider les ressortissants de ce pays en guerre à fuir vers le Canada.
M. Rojas vient d’ailleurs d’envoyer une lettre à la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, afin qu’elle considère cette option à la suite de la récente imposition de visas aux ressortissants mexicains.
Johanna Williams, au cours de la conférence qu’elle a prononcée aux États-Unis sur le sort des Mexicains, rappelle que la majorité d’entre eux désirent rester dans leur communauté, mais que certains problèmes, entre autres la violence, les forcent à fuir.
Assise et pensive, dans le bureau du Collectif bienvenu, Viviana affirme se plaire dans sa nouvelle vie, même si son parcours a été difficile. « Le Mexique est un pays très dangereux, très dangereux pour une femme, pour une militante », estime celle qui espère de tout cœur que ses camardes qui auront besoin de fuir le pays n’auront pas à prendre de grands risques pour se rendre au Canada.