Le mois de septembre, qui marque le retour à l’école, est pour bon nombre synonyme de cartables, de crayons et de livres. Pour les étudiants qui fréquentent l’Université McGill, la rentrée de cette année est un peu différente. Durant les derniers mois, l’établissement a été au centre de plusieurs mobilisations et controverses. Campement pro-palestinien établi sur le terrain de l’université, grève de la faim, nombreuses manifestations étudiantes, demandes d’injonctions de l’université… Aujourd’hui, lorsqu’on franchit le portail Roddick, la tension est palpable.
Impossible de ne pas remarquer les agents de sécurité un peu partout sur le terrain. L’herbe est verte et fraîche, et plusieurs arbres se dressent sur le terrain boueux où, il y a quelques semaines, des dizaines de tentes étaient installées.
Aujourd’hui, malgré la multiplication des manifestations étudiantes, l’administration peine à rendre des comptes.
« J’appréhende le mois d’octobre »
À quelques pas du campus principal, bien caché entre les arbres et la façade des grands bâtiments de la rue Peel se trouve le café Plezl. Sa particularité est qu’il ne s’y sert que de la nourriture casher.
Lorsqu’on y entre, on remarque tout de suite le grand menu où figurent diverses cuisines méditerranéennes et les quelques livres écrits en hébreu sur les étagères des murs. Les rayons du soleil pénètrent et illuminent la pièce malgré sa situation au sous-sol.
Nous sommes le mercredi 28 août, et c’est le jour de la rentrée officielle pour la communauté étudiante mcgilloise. Le café est rempli, et nous y rencontrons David*, qui entame sa deuxième année d’économie.
Kippa sur la tête et étoile de David autour du cou, il donne fièrement à voir son identité juive. « Je suis fier de qui je suis et je n’ai pas peur de le montrer », assure-t-il en prenant place autour de l’une des nombreuses tables de l’endroit. Pourtant, depuis quelques mois, il ne se sent plus aussi à l’aise qu’auparavant.
« Je ne suis pas dupe. Je reçois beaucoup de regards, je sais que, parfois, certains ne sont pas à l’aise avec ma présence », confie-t-il. Émotif, il nous raconte qu’il appréhende le retour en classe. « C’est un moment difficile pour tout le monde. Et j’ai l’impression que l’université devrait faire plus pour protéger les étudiants qui vivent au centre des tensions », dit-il.
Ce qui déçoit l’étudiant, c’est que son établissement scolaire tente de faire des compromis avec ceux qui, selon lui, ne devraient pas être sondés. « McGill ne devrait même pas essayer de négocier avec ceux qui ont érigé le campement. Pourquoi est-ce que l’université tente de faire des compromis ? » Une allusion aux différentes tentatives de pourparlers qui ont eu lieu entre la direction et les organisateurs du campement propalestinien établi sur le terrain de l’institution durant plusieurs mois.
Selon lui, ce campement, où ont résonné des chants de libération palestiniens, représentait une menace pour son identité juive. « J’ai énormément de famille en Israël. J’en reviens tout juste, d’ailleurs. J’ai parlé à des survivants de l’attaque du 7 octobre, et quand je vois que des gens de mon école pendent une marionnette à l’effigie du chef d’État juif dans un uniforme rayé, je me sens concerné. » Il évoque ici la découverte d’une marionnette sur laquelle était collée la photo du visage de Benyamin Nétanyahou et qui été pendue devant l’entrée de l’université. Elle était vêtue d’un uniforme rayé noir et blanc, rappelant celui des détenus des camps de concentration.
David appréhende l’année scolaire qui ne fait que commencer, tout particulièrement la journée du 7 octobre. « Je sens que ça sera épuisant. Je n’ai pas vraiment peur des militants pro-palestiniens, mais c’est fatigant d’aller tous les jours sur le campus et de voir des phrases antisémites écrites sur tous les murs. » Une référence, notamment, au slogan « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre », qu’il considère comme étant antisémite, « car il ne reconnaît pas la place d’Israël sur le territoire du Proche-Orient ».
Par-dessus tout, David espère que la rentrée ne se fera pas dans la violence. « Je veux simplement aller en cours, être un étudiant normal et ne pas avoir peur de me faire regarder de travers à cause de ma kippa », conclut-il dans un soupir de fatigue.
Un slogan antisémite ?
Si certains jugent que le slogan « Du fleuve à la mer » évoque l’effacement pur et simple d’Israël, les défenseurs de la cause palestinienne récusent cette interprétation et expliquent que ce chant fait référence à un appel à la libération de la Palestine occupée et au droit des Palestiniens à la justice et à l’égalité.
Pourtant, pour des groupes de défense des droits des juifs comme le B’nai Brith ou le Centre des affaires israéliennes et juives, ce slogan est un « appel antisémite qui prône le nettoyage ethnique du peuple juif ». Pour d’autres organisations, comme Voix juives indépendantes, « ces paroles regroupent de nombreux espaces dans lesquels Israël exerce son contrôle sur les Palestiniens ». Le chant représente un appel au respect de la liberté et des droits humains des Palestiniens sur l’ensemble de leur territoire.
Pour en savoir davantage sur l’emploi de ce slogan, des informations sont disponibles sur le site de l’organisation Voix juives indépendantes et celui du Centre des affaires israéliennes et juives.
Des étudiants inquiets
Sur le campus montréalais, on croise de nombreux étudiants qui se préparent à leurs premiers cours. C’est le début d’une nouvelle aventure, ou un retour au bercail – ce qui est le cas pour Kalinga, qui entame sa quatrième année à l’université.
Pour l’étudiante en kinésiologie, cette rentrée est, a priori, normale. Mais même si elle s’attend à ce que le train-train académique prévale, elle craint que la tension présente sur le campus ne l’empêche de mener à bien son année.
Kalinga a suivi attentivement les événements de l’année dernière, et ce, même si elle a assisté à ses cours à distance. « Je n’étais pas toujours sur le campus, mais je me sentais touchée par les événements. Chaque fois qu’on parlait de mon école dans les médias, c’était pour les mêmes raisons. Maintenant que le campement a été démantelé, j’appréhende que certains étudiants soient encore plus frustrés que l’année dernière », explique-t-elle.
« J’espère juste être en mesure de terminer l’année sans qu’il y ait de problèmes », dit-elle en faisant référence aux nombreuses manifestations qu’elle a pu observer chaque semaine l’an dernier.
Reprise des mobilisations
En effet, depuis la fin du mois d’août, des étudiants se mobilisent et organisent déjà des rassemblements en faveur de leurs causes respectives. C’est le cas de Katz*, qui participe à l’un des rassemblements organisés deux jours plus tard.
Le 30 août donc, vers l’heure du dîner, le premier walk out** de l’année scolaire s’amorce. Une centaine d’étudiants se rassemblent devant le pavillon de l’administration James, où siègent la direction et le secrétariat de l’établissement.
Katz est une des étudiantes juives qui étudient à McGill. Elle assure que l’objectif de cette manifestation n’est pas de montrer du doigt la communauté juive, dont elle fait partie.
Membre du chapitre mcgillois de Voix juives indépendantes, la jeune femme pense qu’il est impératif que l’administration prenne les demandes des militants au sérieux. « On est plusieurs organismes à se rejoindre sur le même point : le boycottage et le désinvestissement des millions de dollars de l’université dans des entreprises qui participent de près ou de loin au massacre perpétré à Gaza », déclare-t-elle à travers le keffieh rouge qui couvre son visage. Elle est ferme : « La direction doit nous entendre. Elle ne pourra pas continuer à nous ignorer longtemps. »
« Les étudiants qui ne se sentent pas à l’aise avec nos actions n’ont pas à nous écouter, mais doivent écouter la loi », poursuit-elle. « Nous souhaitons étudier dans une école où la transparence, la communication et la reddition de comptes sont au cœur de nos relations, tant avec l’administration qu’avec les autres étudiants », précise-t-elle.
L’étudiante ne comprend toujours pas pourquoi, malgré toutes les tentatives de discussion, la direction n’a pas répondu aux demandes des organismes Solidarity for Palestinian Human Rights et Voix juives indépendantes, qui « s’entêtent depuis des mois à parler avec un mur », estime-t-elle.
La méfiance règne
Si Katz, comme nombre d’étudiants, se sent frustrée, d’autres sont anxieux. Alors que la deuxième semaine de cours commence à McGill, il est difficile de trouver des membres de la communauté palestinienne prêts à parler de leurs préoccupations.
Les étudiants rencontrés qui militent pour la cause palestinienne ont peur, disent-ils. Les visages se crispent dès que nous suggérons une entrevue. Visiblement, beaucoup sont réticents à l’idée de parler aux médias.
D’où vient cette méfiance ? « Elle ne sort pas de nulle part », nous dit Salma*, une étudiante rencontrée sur le campus. Cette dernière limite les informations qu’elle nous partage à son sujet – « par souci de sécurité », nous explique-t-elle d’emblée.
« Aujourd’hui plus que jamais, les étudiants ne font plus confiance à personne, surtout aux journalistes ou aux personnes qui représentent une institution politique ou scolaire », poursuit Salma.
La crainte de sanctions de la part de l’institution y est pour quelque chose : « Personne ne sait ce qui peut lui arriver s’il apparaît quelque part ou prend publiquement la parole. »
Cette crainte ne sort pas de nulle part. En juin dernier, l’administration a envoyé à toute la communauté étudiante un communiqué dans lequel elle déclarait que « les personnes [ayant participé au campement] se verront imposer l’ensemble des sanctions prescrites par la politique de l’école ». Cette décision a fait suite au refus d’une offre de médiation proposée plus tôt par l’université.
Dans ce communiqué, l’institution exprime aussi sa « volonté d’explorer les mesures légales à [sa] disposition pour recouvrer les coûts associés aux dommages [qu’elle a] subis ».
« On ne sait pas si la direction va sanctionner les personnes qui parlent. Les gens ont peur, car ils ne veulent pas voir leur parcours scolaire s’envoler en fumée à cause d’une déclaration qu’ils pourraient faire à des médias ou à des policiers, par exemple, explique Salma. Tout ça, c’est de la pression, et ça nous fatigue. »
D’autre part, la présence d’agents de sécurité sur le campus donne l’impression d’être « constamment sous surveillance », poursuit-elle.
Elle est consciente que, depuis qu’elle porte un keffieh, les regards se tournent vers elle à l’école. Mais à présent, elle dit se sentir observée. « Comme si on analysait tous mes faits et gestes », précise-t-elle. Elle s’est même rendu compte un jour qu’une personne la filmait. « Quand je mets le pied sur le campus, il m’arrive de me faire suivre et d’être filmée par d’autres personnes. »
Des demandes qui persistent
Pourtant, Salma est loin d’être la seule à arborer un keffieh. Près du drapeau palestinien déployé à l’entrée du campus, quelques étudiants portent fièrement le leur, et certains s’en servent pour couvrir leur visage. Là aussi, très peu souhaitent parler. « Je ne souhaite pas trop m’étaler, mais je peux te dire que je suis très frustrée », déclare Nesrine*.
L’étudiante entame sa dernière année d’université. Malgré le peu d’informations qu’elle accepte de partager sur elle, on apprend qu’elle est d’origine libanaise et qu’elle milite activement pour les droits des Palestiniens.
« Plus le temps passe, plus je suis tannée, nous dit-elle. McGill n’écoute pas ses étudiants. Jusqu’à quand va-t-on devoir continuer à scander qu’on est en désaccord avec l’administration ? » demande-t-elle, à bout de souffle.
Alors que nous nous promenons à ses côtés le long du sentier central du campus, elle se livre un peu plus. Elle est active au sein du mouvement pro-palestinien, qui grossit dans la métropole depuis octobre dernier. Elle estime qu’il faut « éduquer les prochaines générations d’étudiants afin que les prochaines administrations ne refassent pas la même chose ».
D’un ton plus que ferme, la jeune Montréalaise affirme ce qui suit : « Qu’on soit clair : on ne peut pas rester silencieux. On ne peut pas participer à ce que notre école fait. On ne peut pas ne rien faire lorsqu’on voit que notre argent est utilisé pour financer une machine de guerre comme Israël », dit-elle en faisant allusion aux frais de scolarité payés par les étudiants.
Nesrine est persuadée que, si l’université ne répond pas aux demandes des manifestants, la tension ne fera qu’augmenter. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à le penser. Même plusieurs jours après le walk out du 30 août, des étudiants se présentent encore devant le bâtiment administratif de l’université pour scander des slogans pro-palestiniens devant les agents de sécurité.
Pas de nouvelle, mauvaise nouvelle ?
Montrée du doigt par plusieurs étudiants, la direction de l’université refuse de faire le moindre commentaire au sujet de la tension qui persiste sur le campus. L’administration, qui n’a pas voulu répondre à nos questions, nous a renvoyés aux communiqués de presse publiés par la direction quelques jours plus tôt.
Le recteur de l’établissement, Deep Saini, y souligne le caractère « enthousiaste et animé » de la rentrée scolaire. Il fait peu mention des tensions qui subsistent sur place et évoque plutôt une rentrée qui se fait sur fond « de difficultés diverses au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde, lesquelles se répercutent directement sur l’université et les membres de sa communauté ».
En juillet dernier, le recteur demandait au corps étudiant de s’engager dans un dialogue pacifique. Il décrivait l’université comme étant un « laboratoire d’idées » où « les activités d’enseignement, d’apprentissage et de recherche (...) doivent se dérouler dans un climat propice aux discussions franches, menées dans l’ouverture et le respect, et ce, même sur les sujets les plus difficiles ».
Reste à voir comment l’université compte s’y prendre pour garantir un climat propice aux discussions franches.
*Le prénom a été modifié afin de préserver l’anonymat des étudiants dont nous avons recueilli le témoignage.
**Un walk out étudiant se produit lorsque des étudiants quittent leur cours en même temps afin de manifester leur mécontentement à propos d’une cause particulière.