Malgré l’annonce d’un programme de visas particulier qui a été instauré en janvier, aucun des membres des familles canado-palestiniennes n’est arrivé de Gaza.
Depuis le 4 mars 2024, 12 personnes ont quitté la bande de Gaza par leurs propres moyens et ont été autorisées à entrer au Canada. Par ailleurs, 986 demandes sont en traitement, ce qui signifie qu’elles remplissent toutes les exigences. Et de nombreuses familles attendent encore des codes afin de pouvoir déposer officiellement leur demande.
Le conflit est désormais qualifié de « catastrophe humanitaire ». Tous les indicateurs sont au rouge : la crise est alimentaire, sanitaire et sociale. Plus de 31 000 personnes ont été tuées par l’armée israélienne, sans compter les Palestiniens morts de famine ou dont on a perdu la trace sous les décombres, depuis le 7 octobre 2023.
Vidéo: Adrien Gaertner
Au-delà des chiffres, des vies
Samar Alkhdour se tient droite avant de déposer son sac à dos, auquel est accroché un écriteau qui dit : « Jour 160 du génocide à Gaza », et où est affiché le nombre de morts. Parmi ceux-ci, sa fille Jana, âgée de 13 ans, qui n’a pas pu être sauvée. Elle a obtenu la permission de venir au Canada deux semaines après sa mort.
« J’ai vécu une période très difficile, car je n’ai pas parlé du départ de ma fille à mes deux enfants [qui sont ici] », précise-t-elle, assise et concentrée sur ses propos. « C’était la vraie souffrance pour moi. Mon autre fille de neuf ans, Shams, me demandait quand elle me voyait remplir des documents pour ma sœur : “Est-ce que c’est un formulaire pour Jana ?” » Shams n’était toujours pas au courant que sa grande sœur était décédée.
Jana était atteinte de paralysie cérébrale et elle est morte de malnutrition alors qu’elle avait trouvé refuge dans une église en attendant d’être évacuée vers le Canada. Sa mère tentait de la faire venir au pays depuis des années.
Arrivée en 2019 au Québec comme demandeuse d’asile, Samar sait que ce parcours peut être difficile.
« J’ai choisi le Canada à l’époque pour faire ma demande de réfugié parce que je croyais que c’était un pays qui valorisait les droits de la personne. Aujourd’hui, je suis déçue, mais j’espère que ça va changer », explique-t-elle dans un excellent français, langue qu’elle a apprise en deux ans pour s’intégrer le plus rapidement possible au Québec.
Aujourd’hui, Samar s’efforce de sauver sa sœur Siham, qui est âgée de 28 ans, le mari de celle-ci et leurs deux enfants. « Nous avons 10 ans de différence, et je la considère un peu comme ma fille, puisque je l’ai élevée quand elle grandissait », affirme la femme de 38 ans.
Elle craint que le même sort qui s’est abattu sur sa fille ne frappe sa sœur.
Comme plusieurs Palestiniens, elle a lancé une campagne de sociofinancement sur GoFundMe afin de pouvoir payer les sommes importantes exigées à la frontière avec l’Égypte pour sortir de Gaza. Ces sommes, qui sont estimées à 5 000 dollars américains en ce moment, varient. Elles ne sont pas prises en charge par Ottawa.
Depuis le lancement, en janvier 2024, du programme d’urgence pour les Gazaouis ayant de la famille au Canada, Samar attend une réponse pour sa sœur.
« Elle compte sur moi. Chaque fois que nous nous parlons, elle me pose la question : “Que se passe-t-il avec notre demande ? Y a-t-il de l’espoir ?” ». Et après une courte pause, Samar lance : « Et je mens, parce que je n’ai pas de réponse, et je lui dis qu’il y a de l’espoir. »
La Cour internationale de justice (CIJ) a statué en janvier que l’État d’Israël devait prévenir et punir les actes susceptibles de mener à un génocide. Depuis, les instances internationales sont réquisitionnées pour trancher sur la question.
Silence radio d’Ottawa
Ibrahem Isbitan, un journaliste qui a partagé le quotidien des habitants de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, doit bientôt sortir de l’enclave pour se rendre au Caire, en Égypte. Or, c’est grâce à une collecte de fonds qu’il a pu amasser de l’argent pour sortir.
« Nous n’avons rien entendu du Canada, déplore-t-il. C’est l’argent de la collecte de fonds qui nous permet de sortir de Gaza. » La somme amassée permet à six personnes de sa famille de sortir par la frontière avec l’Égypte. « J’espère encore amasser de l’argent pour faire sortir ma sœur et mon frère », explique-t-il dans un échange en ligne.
Un porte-parole d’Immigration Canada nous assure que « le Canada s’adresse aux autorités locales à tous les niveaux pour plaider en faveur de l’approbation des noms proposés par le gouvernement du Canada pour leur passage ».
« Nous continuerons à suivre la situation et à travailler avec nos partenaires pour soutenir les personnes touchées par la crise qui ont un lien avec le Canada. Notre priorité actuelle est de maintenir les familles ensemble et de les mettre en sécurité le plus rapidement possible. »
Au cours d’une conférence de presse tenue le 15 mars dernier, le premier ministre Justin Trudeau, interpellé par La Converse sur la situation des Gazaouis qui sont incapables de sortir de l’enclave, a affirmé que c’est à la frontière avec l’Égypte que les approbations bloquent. Il a dit qu’il avait eu « plusieurs conversations [...] avec différentes autorités afin de mettre de la pression pour reconnaître les approbations canadiennes et faire sortir les gens plus rapidement. On sait à quel point c’est important de faire sortir les familles canadiennes de Gaza. »
Or, le problème semble aussi être en amont, puisque plus de deux mois après le lancement du programme, de nombreux Canadiens d’origine palestinienne qui ont soumis une demande pour leurs proches n’ont toujours pas obtenu de réponse, ni même dans certains cas de code qui leur permettrait d’aller plus loin dans leurs démarches.
Pour Dalya Shaat, également rencontrée par La Converse en janvier, c’est la panique. « Aucune demande pour les membres de notre famille n’a été acceptée, rapporte-t-elle. J’ai signé toutes les pétitions possibles. »
Même scénario pour Samar Alkhdour, qui attend encore un code. Il s’agit du sésame pour passer à l’étape suivante, qui est de soumettre le dossier pour son proche.
« Tout ce que j’ai, c’est l’attente. C’est malheureux, parce que les gens meurent à Gaza à chaque minute. Attendre pour chaque procédure, ça n’a pas de sens ! s’indigne la mère de famille. Ça me fait peur pour ma sœur parce que chaque minute compte. »
Et comme il n’y a pas toujours de réseau Internet à Gaza, elle peut parfois passer de longues heures, voire plus de 24 heures, sans nouvelles. « Imaginez le stress que je vis », souffle-t-elle.
Le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada, Marc Miller, n’a pas voulu commenter les délais dans l’octroi des codes pour effectuer une demande de visa temporaire pour fuir Gaza. Par l’entremise de son attachée de presse, il a affirmé qu’il n’y avait « rien à ajouter » à la réponse fournie par le ministère.
Dalya Shaat estime qu’il faut utiliser l’argent pour faire bouger le gouvernement. « Je pense que les citoyens devraient avoir le droit de ne pas payer d’impôt cette année ; [la langue de l’argent] est la seule qui peut fonctionner. »
« Nous utilisons nos fonds pour envoyer des armes en Israël qui bombarde Gaza, une enclave plus petite que la Ville de Laval », s’exclame-t-elle.
Il est d’ailleurs possible de retenir une portion de ses impôts pour s’opposer aux guerres. Le groupe Conscience Canada propose un formulaire permettant de retenir un pourcentage de ses impôts correspondant au pourcentage du budget national qui est consacré à l’armée. Pour 2023, ce pourcentage est de 6,5 %.
« Je suis objecteur de conscience, je m’oppose à la guerre et je refuse d’être contraint de soutenir la guerre par la conscription de mes impôts. En vertu de la Charte canadienne des droits et libertés, je demande qu’aucune portion de mes impôts ne soit utilisée pour la guerre », peut-on lire sur ce formulaire.
Accueillir les réfugiés : « Il faudra de la solidarité »
Bien qu’aucun Gazaoui ne soit encore arrivé au Canada en vertu du programme spécial de visas temporaires, il faudra être prêt à soutenir les familles qui les accueilleront.
Selon le programme de visas de résident temporaire, ce sont les familles canadiennes qui devront soutenir leurs proches une fois que ceux-ci seront au pays. D’autres programmes, comme celui qui est consacré à l’accueil de personnes déplacées en Ukraine en raison de la guerre, offrent davantage de couverture. Par exemple, au Québec, les ressortissants ukrainiens qui fuient la guerre ont entre autres accès à la couverture médicale provinciale (RAMQ), à un permis de conduire et aux services de garde subventionnés.
En vertu du programme préparé pour eux, les Gazaouis pourront avoir accès pendant 90 jours à une couverture limitée et temporaire des soins de santé.
« Beaucoup de familles canado-palestiniennes qui vont accueillir des proches fuyant Gaza vont avoir besoin d’une aide financière, parce qu’elles seront responsables de ces personnes pendant un an, déclare Samar. Je crois qu’il sera primordial d’offrir de l’aide psychologique, parce que les gens de Gaza ont vécu plusieurs attaques avant même le 7 octobre [2023]. »
Trois recours collectifs possibles pour délais « déraisonnables »
Devant des délais qu’ils qualifient de « déraisonnables », des avocats du Projet de réunification des familles de Gaza (Gaza Family Reunification Project) tentent de recueillir suffisamment de signatures de membres de familles qui se sentent lésés.
« Nous demandons à la Cour fédérale d’émettre une ordonnance indiquant qu’il y a eu un retard déraisonnable et d’émettre immédiatement des codes de référence uniques », peut-on lire dans le document en ligne.
Ce genre de demande est un mandamus, soit une forme puissante de recours juridique destiné à forcer les instances en immigration, par exemple, à corriger leur inaction ou les retards injustifiés dans un processus administratif. Dans ce cas, si Immigration Canada est trouvée fautive, il faudra établir une ligne du temps précise en fonction de laquelle toutes les réponses liées aux demandes de visas devront être rendues.
Un appel au cessez-le-feu entendu à Ottawa
Alors que l’État hébreu tente d’anéantir le Hamas – répertorié comme entité terroriste par le Canada – et de faire libérer 130 otages israéliens, la communauté internationale cherche à imposer un cessez-le-feu dans l’enclave palestinienne.
Du côté canadien, le 18 mars, les parlementaires canadiens se sont prononcés à 204 voix pour et 118 voix contre sur une motion du Nouveau Parti démocratique (NPD) demandant un cessez-le-feu immédiat. La motion originale, non contraignante, a été amendée par les libéraux pour en retirer, notamment, la reconnaissance d’un État de la Palestine.
La motion exige aussi la suspension de tout commerce d’armes avec Israël et demande de « veiller à ce que les citoyen.nes canadien.nes pris.es au piège à Gaza puissent se mettre en sécurité au Canada et [de] lever le plafonnement arbitraire de 1 000 demandes de visas de résident temporaire ».
Quelques jours après notre entrevue avec Samar, et peu de temps avant le vote sur la motion néo-démocrate, le ministre de l’Immigration, Marc Miller, annonçait qu’il allait modifier le plafond de 1 000 demandes de visas du programme de réunification familiale. Ce changement permettra à plus de Gazaouis ayant de la famille au Canada de faire une demande dans le cadre du programme. Malgré cela, Marc Miller a aussi affirmé que la motion adoptée par le parlement canadien en faveur d’un cessez-le-feu et de la suspension de l’exportation d’armes de guerre à Israël pourrait complexifier la sortie de Gazaouis de l’enclave.
Pour Samar, bien qu’il se fasse tard, c’est vraiment par la pression politique que les choses pourront changer pour les siens.
« Devant l’échec des politiciens, c’est le rôle des gens sur le terrain, du peuple, de faire pression. C’est important de continuer à boycotter [les compagnies qui soutiennent la campagne militaire d’Israël], lance-t-elle fermement. Il faut aussi manifester ; c’est important de continuer à le faire chaque fin de semaine partout au pays, mais je crois qu’il faut davantage de sit-in devant les bureaux des ministres et des députés fédéraux. Il faut occuper l’espace jusqu’à ce que le Canada appuie un vrai cessez-le-feu. »
Même si elle prie chaque jour pour que ce soit le dernier de cette catastrophe, Samar redoute aussi le moment où la poussière retombera. « Tant qu’il y a un génocide en cours, rien, aucun soutien psychologique ne pourra m’aider. »
Car c’est après l’instauration d’un cessez-le-feu permanent que toute l’ampleur des dégâts pourra être pleinement constatée et qu’elle pourra enfin commencer à faire le deuil de sa fille, de sa Jana.