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Le rôle symbolique et historique du campement de McGill pour Gaza
Le 3 mai 2024, des manifestants pro-israéliens font face aux manifestants pro-palestiniens du campement de l’université McGill à Montréal. Photo: Loubna Chlaikhy
23/5/2024

Le rôle symbolique et historique du campement de McGill pour Gaza

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5 Minutes
Initiative de journalisme local
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New-York, Washington, Ottawa, Paris, Berlin, Genève, Mexico, Sydney, Vancouver, Toronto… Parti de la prestigieuse université de Columbia aux États-Unis, un mouvement international de mobilisation étudiante pour la cause palestinienne s’est propagé depuis le 17 avril. À Montréal, le campement de l’université McGill est devenu le lieu de la convergence des luttes pour Gaza. Au quatorzième jour de l’occupation de l’établissement qui forme l’élite québécoise, La Converse interroge étudiants, professeurs et chercheurs pour tenter de mieux comprendre les enjeux de cette mobilisation et de recontextualiser ce que certains envisagent comme un nouveau “mai 68”.

Au cœur de la métropole montréalaise, derrière l’imposant portail Roddick qui marque l’entrée principale de l’université McGill, un campement en solidarité avec le peuple palestinien grossit de jour en jour sous l'œil des buildings d’affaires. Sur la pelouse enfin verte après de longs mois d’hiver, plusieurs dizaines de tentes se dissimulent derrière des clôtures métalliques revêtues de banderoles et de pancartes : « Vous financez le génocide », « Profs pour la Palestine », « McGill contre l’austérité », « Médecins du Québec contre le génocide à Gaza ».

Si les commentateurs et les chroniqueurs se hâtent de déclamer leur opinion telle une vérité immuable, de pointer du doigt les gentils et les méchants, ceux qui ont tort ou raison, il est crucial de faire un pas de côté. En interrogeant des militants pro-israéliens comme leurs antagonistes pro-palestiniens, en interrogeant les communautés juives et musulmanes, les étudiants et les professeurs, ou encore en recontextualisant le campement de McGill dans une perspective historique, on découvre les nuances de gris d'un débat trop souvent en noir et blanc.

Rafah assiégée 

Les attaques menées par le Hamas le 7 octobre en Israël ont coûté la vie à 1 200 personnes, dont 37 enfants. À ce jour, on estime que 125 personnes sont encore retenues en otage dont 2 enfants, selon le Fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef). Après sept mois de bombardements israéliens sur la bande de Gaza, 35 562 personnes auraient été tuées, dont 14 000 enfants et 9 000 femmes, selon le bilan du 21 mai de l’Unicef. L’agence onusienne estime qu’un enfant est blessé ou tué toutes les dix minutes dans la bande de Gaza. Un nouveau drame qui s’inscrit dans une histoire complexe de colonisation et d'apartheid subi par les populations palestiniennes depuis plus de soixante-quinze ans ans.

L’armée israélienne a lancé l’assaut sur Rafah lundi 6 mai, bombardant le dernier refuge de 1,4 millions de Palestiniens pris au piège au sud de la bande de Gaza – soit la moitié de la population de l’enclave selon l’ONU. Une décision largement contestée par les leaders politiques internationaux, y compris par les Etats-Unis, alliés de toujours d'Israël. Deux jours plus tôt, le premier ministre Benjamin Netanyahou a par ailleurs annoncé son refus de signer un accord de cessez-le-feu avec le Hamas.

À près de 9000 km du théâtre de cette offensive sur Gaza, les étudiants montréalais en sont à leur vingt-sixième jour de campement devant le plus ancien des établissements universitaires du Québec. Applaudi par les uns, décrié par les autres, ce nouveau mouvement étudiant divise la société québécoise dont une partie y voit le « courage de la jeunesse », l’autre un antisémitisme « déguisé ».

Le campement pro-palestinien établi devant l’université McGill grossit de jour en jour.
Photo: Loubna Chlaikhy

Des revendications locales

Très vite, quelques jours à peine après la première nuit du 27 avril, une véritable organisation s’est mise en place sur le campus, notamment pour faire face à la pluie qui a transformé le parc en terrain boueux la semaine dernière. « Il y a une très belle solidarité de la part de nombreux Montréalais de tous les milieux et de tous les âges qui nous ont apporté des palettes en bois pour ne pas rester dans l’eau, de la nourriture, des vêtements de rechange… Dans le contexte actuel de tensions, c’est vraiment très agréable », confie Camille, étudiante à Concordia qui a rejoint le mouvement le troisième jour.

Au delà des considérations pratiques, cette coordination permet aux divers groupes - parmi lesquels « McGill Hunger Strike for Palestine », « Independent Jewish Voices » et « Students for Justice in Palestine » – et individus qui composent le mouvement, de parvenir à parler d’une seule et même voix. Ce fut notamment le cas lors de la conférence de presse organisée devant une dizaine de journalistes suite à une séance de négociation infructueuse avec l’administration, lundi 6 mai. « Nous organisons des formations de désescalade de la violence en cas de provocations extérieures, des ateliers, des discussions, des projections… Chacun a la possibilité de s’exprimer et nous prenons toutes les décisions collectivement », témoigne Ari Neumann, étudiante à McGill de confession juive.

Une conférence de presse organisée par les étudiants suite à une rencontre avec l’administration de McGill.
Photo: Loubna Chlaikhy

Perçus comme des « utopistes » par certains, ou encore des « privilégiés qui ne savent pas de quoi ils parlent » par leurs opposants pro-israéliens, les campeurs ont des demandes concrètes vis-à-vis des administrations des universités montréalaises. « On sait que McGill, tout comme Concordia ou l’UQAM, ne peut pas décider du cessez-le-feu et ce n’est pas ce qu’on demande. Nos revendications sont claires : le boycott et le désinvestissement financier des universités auprès des entreprises qui soutiennent Israël et le génocide en cours à Gaza », martèle Ari Meumann. 

Inspirés par leurs camarades américains, les manifestants ont établi une liste d’entreprises dont certaines œuvrent dans le secteur de l’armement ou de la défense nationale. « Leur demande de désinvestissement des universités montréalaises répondent à une stratégie pour rendre l’enjeu local car ils sont souvent accusés d’être trop utopistes. Là, ils assoient leurs revendications à quelque chose de plus concret, plus concernant, qui va mobiliser davantage d’étudiants et éviter que l’université ne leur réponde qu’elle ne peut pas arrêter la guerre. McGill est l’université québécoise la plus compromise à ce niveau », explique l'historien et spécialiste des mouvements étudiants du Québec, Daniel Poitras.

En effet, l’université McGill a investi plus de 70 millions $ dans des compagnies qui soutiennent ou contribuent à la politique d'Israël. Une partie de ce budget serait directement destinée à des fabricants d’armement et de technologies militaires ayant des contrats avec l’armée israélienne. Il s’agit par exemple de Lockheed Martin, Thales, Safran, ou encore Bombardier. D’autres compagnies ciblées fournissent du carburant ou du matériel de communication à Tsahal.

Des étudiants réagissent aux prises de paroles le 2 mai 2024 devant le campement pro-palestinien de McGill.
Photo: Loubna Chlaikhy

« C’est une question de moralité sur laquelle il nous semble tout à fait légitime de s’interroger. On estime qu’une université ne peut pas investir dans tout et n’importe quoi avec l’argent de nos frais de scolarité », estime Mehdi, étudiant. En novembre dernier, les étudiants de McGill ont déjà marqué leur désaccord en votant à plus de 78% une Politique contre le génocide, lors d’un référendum organisé par le groupe de solidarité pour les droits humains des Palestiniens. Ce n’est que cinq mois plus tard que le campement s’installe in situ.

« Nous écoutons leurs demandes et nous nous efforçons de trouver des solutions concrètes conformes à la mission et aux principes de notre établissement », a indiqué l’université dans un communiqué succinct il y a deux semaines. De leur côté, les manifestants appellent à faire grossir le campement « tant et aussi longtemps que l'administration n'aura pas présenté de mesures concrètes ainsi que d'un échéancier. » Galvanisés par les victoires obtenues auprès de certaines universités américaines – près d’une dizaine d’entre elles ont scellé un accord avec les étudiants mobilisés –, et tandis que de nouveaux campus canadiens se mobilisent, les campeurs de McGill semblent déterminés. 

Des professeurs de plus en plus engagés

« Il est toujours difficile d’écrire l’histoire au moment où elle se fait. Aux yeux de l’historien, une révolution manquée n’est qu’une émeute ; dans la bouche d’un pouvoir réactionnaire, il est normal de qualifier d’émeute les signes précurseurs d’une révolution », écrivait feu Guy Michaud dans un article paru en juin 1968 dans Le Monde diplomatique. Professeur à Nanterre, deuxième plus grande université de France, il avait soutenu le mouvement des étudiants mené notamment par Daniel Cohn-Bendit, aux côtés d’autres enseignants-chercheurs de renom tels que les sociologues Alain Touraine et Henri Lefebvre. 

Un demi-siècle plus tard, ces mots résonnent encore. « Ce qu'on vit aujourd’hui peut en effet faire penser à ce qui s'est passé au début de Mai 68 en France, il faut observer comment cela va évoluer dans les semaines à venir », nuance Daniel Poitras. Difficile en effet d'anticiper les effets à long et moyen terme de cette nouvelle mobilisation estudiantine. On note toutefois un ancrage dans une certaine tradition contestataire du monde universitaire, tout en se distinguant par certaines particularités. On observe en effet un réveil de l'intérêt et de l’engagement des étudiants pour une cause qui se joue à l’étranger, ainsi qu’une participation active du corps professoral.

La belle province a déjà vu fleurir plusieurs protestations estudiantines par le passé. Les premières émergent dans le milieu des années cinquante. « Un événement assez peu connu a lieu en 1955 : la première manifestation interuniversitaire à visée sociale au Québec, contre la hausse du prix du ticket de tramway, explique Daniel Poitras. En 1958, c'est la première journée de grève étudiante inspirée de ce qui se faisait en France, avec de grands noms comme René Lévesque qui prennent la parole pour soutenir le mouvement. A ce moment-là il n'y a pas de grabuge. »

Finalement, la fin des années soixante marque l’apparition des premiers sit-in au sein d’établissements scolaires. « La radicalisation des révoltes étudiantes a surtout lieu au travers des Cegep dont la moitié sont occupés à l’automne pour réclamer plus de droits tels que la création de bourses pour les étudiants, ou encore d’une seconde université francophone. C’est à ce moment aussi que l’on observe une internationalisation du mouvement étudiant. Cette ouverture aux actualités internationales reste toutefois timide (...). La guerre au Vietnam qui a beaucoup mobilisé en Europe ou aux Etats-Unis, n’a mobilisé que 1000 personnes lors d’une marche, rappelle l’auteur de L'Université de Montréal. Une histoire urbaine et internationale. « Ce qui se passe aujourd’hui à McGill remobilise une conscience internationale qui était endormie depuis quelque temps. »

Marqué par un “enjeu de survivance” et un “sentiment d’isolement”, le Québec a tendance à être en retard sur la prise de conscience de certains enjeux internationaux. Mais cela a lentement évolué au fil des dernières décennies. 

De plus en plus de professeurs de l’université se joignent au mouvement lancé par leurs étudiants.
Photo: Loubna Chlaikhy

La participation de plus en plus visible et active de dizaines de professeurs universitaires au mouvement actuel pour Gaza, en est l’illustration. « Je suis juif, j’ai grandi en allant dans des camps de jeunes juifs qui vantaient Israël, mais mes études m’ont permis de sortir de cette vision unique ; aujourd’hui, j’enseigne dans une université où l’on apprend aux étudiants l’histoire, la sociologie, la réflexion… Il me paraît naturel d’être avec eux quand ils appliquent les enseignements qu’ils ont reçus pour défendre les Palestiniens », témoigne Daniel Schwartz, professeur assistant en cinéma à l’Université McGill. 

Selon lui, ils sont plus de 150 enseignants à avoir offert leur soutien aux campeurs. Parmi eux, la palestinienne Nayrouz Abu Hatoum, professeur assistante en sociologie et anthropologie à Concordia : « C’est important d'être là en tant que professeurs car les étudiants sacrifient beaucoup de choses dans leur vies pour être ici et défendre leurs convictions. C’est le minimum que l’on puisse faire pour qu’ils se sentent écoutés et légitimés dans un contexte où il y a beaucoup de gaslighting et d’oppositions », estime-t-elle.

Illégalité et antisémitisme sont en effet les deux motifs mis de l’avant par ceux qui réclament le démantèlement du camp. 

Antisémitisme : “une étiquette ostracisante”

Comme à Science-Po Paris en France ou à Columbia aux Etats-Unis, les étudiants de McGill sont sous le feu des attaques. L’administration ainsi que certaines personnalités politiques telles que le premier ministre Legault réclament son démantèlement, arguant de l’illégalité de l’occupation.

« Les campus ont un rôle symbolique dans les prises de conscience sociales car il s’agit de la future élite québécoise, un statut social qui donne une certaine légitimité à leur parole. D’ailleurs, dès que les étudiants interpellent les personnalités politiques, ces dernières sont mal à l’aise, d’autant plus quand il s’agit de McGill qui est considéré comme la crème de la crème »,  analyse Daniel Poitras. 

Le campement de McGill n’a connu aucun débordement et reste pacifiste. Érigé entre deux sessions universitaires, il ne gêne ni l’accès ni les activités courantes de l’université. Même les forces de police, souvent promptes à intervenir par le passé, assurent n’avoir rencontré aucun problème avec les manifestants qui communiquent régulièrement avec eux. La juge de la Cour supérieure du Québec a quant à elle rejeté la demande d’injonction provisoire formulée par deux étudiants qui visait le démantèlement du campement afin de ne pas entraver la liberté d'expression.

Qu’à cela ne tienne, plusieurs organisations sionistes ont réagi en organisant une contre-manifestation à quelques mètres du campement pro-palestinien. Face à face, les manifestants se toisent mais ne se comprennent pas. « On demande le démantèlement car ces gens-là veulent la mort de tous les Juifs du monde entier alors que je suis plus arabe que la plupart d'entre eux », confiait Myriam, une Montréalaise juive d’origine marocaine.

Myriam, une Montréalaise de confession juive, participe à la manifestation pro-israélienne le 2 mai 2024.
Photo: Loubna Chlaikhy

Une perception partagée par les quelque 200 manifestants mobilisés en musique le 3 mai 2024, entre deux projections d'images et de témoignages de survivants du 7 octobre sur un écran géant. Ora Bar, étudiante à Concordia, confirme : « On est vraiment ici pour l’unité et pour démontrer qu’on est des humains et qu’encourager notre meurtre n’est pas la façon de se rendre à la paix. » La jeune femme est très active depuis le début du conflit. Et pour cause, Ora Bar est l’une des lauréates de la bourse offerte par Honest Reporting Canada, un organisme de lobby pro-israélien. Pour cette seconde édition, une vingtaine d’étudiants dont quelques-uns suivent un cursus en journalisme comme Ora Bar, ont reçu 1000 $. En échange, l’étudiante, née en Israël, s’engage à défendre et diffuser la propagande de l’Etat hébreu sur ses réseaux sociaux, lors des événements auxquels elle participe… Elle doit également exercer une surveillance de la couverture des médias étudiants du campus de Concordia concernant Israël. 

Un rôle qu’elle  remplit également en répondant à des entrevues médiatiques. Le jour-même de cette manifestation, Ora Bar est sur le plateau de l'émission télévisée 24.60 de Radio Canada. La célèbre présentatrice Anne-Marie Dussault la présente comme “une étudiante juive israélienne de l’université Concordia à Montréal diplômée en journalisme, née en Israël et de retour au Québec depuis l'âge de 11 ans.” À aucun moment il n’est question du fait qu’elle ait été récipiendaire de la bourse d’Honest Reporting Canada.                                                                                                                                                                                            

Pour savoir si l’antisémitisme est un enjeu de préoccupation au sein du campement, nous avons interrogé Ari Neueman, étudiante juive et participante au campement pro-palestinien. L’utilisation du mot intifada est notamment pointée du doigt. « En arabe cela signifie soulèvement ou révolte, ce n’est pas un appel au meurtre. La question de l’antisémitisme au sein du mouvement a bien été posée, mais pas par les membres de confession juive. Ce sont les autres groupes qui sont venus nous voir pour nous demander si on avait été confrontés à ce genre de problème, ce qui n’est pas le cas. En prévention, nous avons organisé une discussion sur le sujet et nous sommes tous en accord sur le fait que nous nous opposons au sionisme et non au judaïsme. Ils font exprès de lier la religion à la politique pour qu’on ne puisse jamais leur faire de reproche », affirme-t-elle.

Environ 200 manifestants ont répondu à l’appel d’organisations pro-israéliennes le 2 mai 2024.
Photo: Loubna Chlaikhy

L’antisionisme existe en effet depuis la création du mouvement politique visant à l'établissement puis à la consolidation d'un État juif (la Nouvelle Sion) en Palestine. À Montréal comme en Israël, les Juifs qui s’opposent à l'État hébreu sont souvent considérés comme des traîtres. Leur soutien au mouvement pro-palestinien, qui prouverait par là même que celui-ci n’est pas antisémite par essence, est donc balayé d’un revers de la manche par les pro-israéliens. 

« Quand on regarde les insultes lancées aux étudiants qui manifestent pour la Palestine, c’est l’antisémitisme qui revient systématiquement. Ce réflexe d’utiliser des étiquettes ostracisantes vise à invalider la position de l’autre. Avant, les étudiants étaient traités de communistes, maintenant c’est l’antisémitisme puisque c’est la seule chose qu’on pourrait leur opposer », décrypte Daniel Poitras. 

L’heure n’est donc pas au dialogue tant les postures sont figées. Les campeurs de McGill sont toutefois parvenus à remettre Gaza sur le devant de la scène médiatique et à interpeller l’opinion publique, alors que la manifestation qui est organisée chaque dimanche depuis plusieurs mois était en perte de vitesse. Le 20 mai, Karim Khan, le Procureur de la Cour pénale internationale, a demandé des mandats d’arrêt contre trois dirigeants du Hamas ainsi que le Premier ministre et le ministre de la défense israéliens. 

L’actualité à travers le dialogue.
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