Cindy, alias Cobra, a 18 ans. Elle arrive à 16 h 30 au local de Philo-Boxe, comme elle le fait plusieurs fois par semaine, prête à sauter dans le ring. Depuis deux ans, la jeune boxeuse timide s’entraîne avec Karim Coppry à un sport qui est devenu pour elle une passion. « J’aime mon travail, ça me fait plaisir de le faire, de partager mon expérience avec la communauté et d’être un acteur dans le tissu social de Côte-des-Neiges », souligne M. Coppry.
L’intervenant social natif de Côte-des-Neiges a mis sur pied Philo-Boxe, un programme qui marie sport et discussion et qui offre aux jeunes un endroit où s’exprimer. La vie des jeunes du quartier, il la connaît bien. « Quand j’étais adolescent, j’ai eu mes propres problèmes ; je me suis dit que ce serait bien de redonner quelque chose là où j’ai grandi », explique-t-il. Avant de proposer ses services dans son quartier, Karim Coppry a assumé le rôle de médiateur urbain dans le quartier Saint-Michel.
À l’époque, le sport n’était pas encore sur le tapis. « Je voulais faire des discussions et des formations pour les intervenants sur le sujet de la biculturalité chez les jeunes », raconte l’entrepreneur social. C’est en mettant en œuvre le projet auprès d’organismes jeunesse que l’un d’eux lui a fait remarquer que les jeunes avaient besoin d’activités stimulantes. C’est ainsi que l’idée d’enseigner la boxe, un sport qu’il a adopté dans sa jeune vingtaine, et de tenir des discussions philosophiques avec sa clientèle est née.
Ouvrir des horizons
« Une bonne pratique sportive, à un jeune âge, permet de développer une discipline », rappelle le coach de boxe. Cela peut contribuer à offrir une structure aux jeunes, les entraînements réguliers requérant leur présence et leur attention. Cependant, M. Coppry croit que, pour outiller les jeunes, il faut aller au-delà de l’intervention et leur faire comprendre qu’ils ont une place dans la société. « Est-ce que les jeunes sentent qu’ils ont un avenir ? Ont-ils des modèles qui les inspirent, une éducation sur les émotions, sur le sens de la vie ? » s’interroge-t-il, estimant qu’un manque de repères peut avoir une incidence importante sur le parcours d’un adolescent.
L’intervenant n’est pas tendre non plus avec le sort qu’on réserve aux jeunes défavorisés. « Si on regarde les médias, ils diabolisent souvent les jeunes, particulièrement ceux qui sont d’une autre origine. On met souvent de l’avant la violence, mais on ne leur donne pas la possibilité de se prononcer. » Se faire valoir, c’est justement ce qui est difficile, voire impossible, pour les jeunes. M. Coppry raconte que lui-même n’avait pas la possibilité de le faire, sauf lorsqu’il se retrouvait entre amis ou parmi les gens de son quartier.
Aujourd’hui, le coach espère que ceux qui précèdent cette jeunesse se conscientisent et comprennent qu’ils peuvent changer les choses. « Je souhaite que les gens sachent qu’on a le pouvoir d’agir, de mettre en place des actions pour soutenir notre communauté, l’éducation, la quête de sens et l’insertion sociale », dit-il.
Piquer l’intérêt des jeunes
Pas besoin d’être sportif pour se mettre à la boxe. Selon M. Coppry, il s’agit simplement d’avoir envie d’essayer. « Quand on parle de boxe, ils croient qu’ils vont se frapper l’un l’autre ! Je leur explique que c’est un entraînement de boxe », raconte-t-il au sujet de ses jeunes recrues. Le coach favorise les jeunes de l’environnement où il se trouve, et non ceux qui s’intéressent au sport. C’est pourquoi le programme de Philo-Boxe se donne dans les maisons des jeunes. Ayant pour mission de rendre accessible un sport qui coûte cher, l’organisme sans but lucratif offre gratuitement le programme aux participants. Par la suite, les sportifs les plus habiles peuvent s’entraîner au local de Philo-Boxe, où ils ont l’occasion de se perfectionner et, s’ils le souhaitent, d’entraîner leurs camarades.
C’est le cas de Cobra, qui assiste Karim Coppry en apprenant aux jeunes à boxer au Chalet Kent, la maison des jeunes de Côte-des-Neiges. Elle apprécie les discussions qui émergent des rencontres hebdomadaires. « On amène tout ce dont nous voulons parler en profondeur, juste pour découvrir notre point de vue et celui de l’autre personne », rapporte-t-elle. « On parle de ce qu’on ressent ; on peut s’exprimer et libérer tous les sentiments que nous avons sur le cœur », explique-t-elle. Comme le précise M. Coppry, la seule règle est que les sujets abordés soient uniquement liés à leur réalité. Ainsi, le groupe en est venu à parler de ses peurs, d’amour, d’histoire, et pourquoi pas, de fantômes.
Cobra est anxieuse face à l’avenir, qui lui semble incertain. « Difficile de savoir si on aime ce qu’on fait, et quelles répercussions cela aura dans le futur. Si je choisis quelque chose, qu’arrivera-t-il ensuite ? » La charge est lourde à porter pour plusieurs de ses camarades, croit-elle. « On sent la pression de faire quelque chose de grand. Beaucoup ressentent la pression de se trouver du travail, mais c’est difficile sans expérience », dit celle qui souhaite devenir mécanicienne spécialisée en moto. Pour l’instant, la boxe lui offre une autre avenue. « Avec le coaching, je sens que j’ai une autre option. Et je crois que c’est bien », réfléchit-elle.
C’est exactement ce que Philo-Boxe cherche à offrir. « À l’avenir, on souhaite offrir d’autres services dans le quartier, du mentorat, du tutorat, du coaching, pour que les jeunes puissent développer des habiletés d’intervention et de l’expérience de travail avec Philo-Boxe. On essaie vraiment de diversifier l’expérience de travail », résume le fondateur, qui souhaite repousser les limites
Les conversations difficiles
Chris, qui est âgé de 16 ans, s’est joint à Philo-Boxe juste avant Cobra, après avoir longtemps pratiqué le ping-pong. Avec le congé forcé imposé par la pandémie, l’entraînement lui manquait. « Quand je viens ici, je suis plus à l’aise qu’en classe. C’est vraiment accueillant », dit-il. Comme sa coéquipière, il apprécie le temps réservé aux discussions philosophiques. « Ça nous permet d’ apprendre des choses qu’on n’apprend pas à l’école », dit Chris, qui souhaite étudier la programmation au cégep l’an prochain.
Chris témoigne de l’énorme pression qu’éprouvent les jeunes, en particulier ceux qui ont de la difficulté à l’école. Parmi ses amis du quartier, beaucoup ont décroché pour aller travailler. S’il réussit bien à l’école, Chris n’y trouve pas son bonheur. « Je n’aime pas le système de l’école. Personne n’aime l’école. On n’y apprend pas comment agir dans la vie. On n’y explique pas ce qui se passe, pourquoi, comment on pourrait faire les choses », croit-il. Il fait également allusion au conflit générationnel qui oppose les jeunes à leurs prédécesseurs. « Les parents pensent qu’on devrait vivre la même chose qu’eux, alors que ce n’est pas pareil, dit-il. lls ont tendance à avoir beaucoup de préjugés et ont de la difficulté à accepter les choses de notre génération, à écouter ce qu’on dit – ils mettent beaucoup de pression. » Avant de retourner sur le tapis d’entraînement, Chris invite ses camarades à s’en tenir à ce qu’ils aiment. « Peu importe ce qu’on choisit, il faut vraiment y aller à fond. Ça va nous faire aimer la vie. »
Soutenir financièrement les intérêts des jeunes
Philo-Boxe, qui est un organisme sans but lucratif (OSBL), s’appuie sur ses propres moyens pour financer ses opérations. Il n’a bénéficié d’aucune subvention gouvernementale depuis ses débuts. « On ne peut pas attendre que le gouvernement nous donne de l’argent, notre travail est d’agir. On est là pour soutenir la population », dit-il. Cette semaine, la ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, a annoncé que 52 M$ seraient distribués dans la cadre d’un plan de prévention de la criminalité. Près de 11,3 M$ seraient ainsi alloués sur 5 ans à un programme de prévention de la délinquance par le sport, les arts et la culture, dans lequel la mission de Philo-Boxe s’inscrirait parfaitement. « C’est bien, ça va pouvoir aider des organismes communautaires à créer de nouveaux programmes », croit M. Coppry.
Cependant, la façon dont les subventions gouvernementales sont allouées pose problème, selon lui. « Il faut que ce soit pour un projet précis », explique-t-il. La ministre Guibault a indiqué la volonté du gouvernement de changer de pratique avec le Programme de financement de la mission des organismes communautaires de travail de rue en prévention de la criminalité. L’initiative prévoit 20,2 M$ sur 4 ans dès 2022 qui bénéficieront directement à la mission des organismes. Si l’argent est bienvenu, pour Karim Coppry, ce n’est pas tout. « Il y a un travail d’introspection à faire », dit le coach, qui souhaite que les personnes en position de pouvoir en prennent conscience.
Le travail qu’accomplit Karim Coppry avec Philo-Boxe est absolument nécessaire aux yeux de la famille de Jannai Dopwell-Bailey, jeune de 16 ans assassiné devant son école de Côte-des-Neiges le 18 octobre dernier par d’autres jeunes. À la vigile tenue en son hommage, plusieurs proches ont plaidé pour davantage de services destinés aux jeunes dans le quartier. « Je pense que nous avons besoin de plus de programmes, particulièrement pour les enfants de couleur. Il faut des programmes de basket-ball, de leadership, de robotique, de natation, de musique – il faut des possibilités et un accès pour donner aux adolescents des choses à faire afin qu’ils ne soient pas dehors », a déclaré à cette occasion Tyrese Dopwell-Bailey, le frère de la victime. « Je veux un endroit où les jeunes et la communauté puissent jouer au basket, jouer de la musique, se rencontrer. Il n’y a rien ici pour les jeunes. Ils sont dans la rue », a regretté sa mère.
« J’espère que les élus de Côte-des-Neiges travaillent à la mise en place de programmes pour les jeunes afin que nous n’ayons plus à être témoins de ce genre de choses », a ajouté Onica John, cousine du jeune disparu. En espérant que leurs souhaits soient exaucés dans un avenir proche.philoboxe.ca