Nous sommes le dimanche 21 février à Laval. L’aube est encore pâle quand on retrouve Marly Édouard sans vie. Elle était animatrice de radio, elle avait 32 ans. Deux jours plus tôt, le vendredi 19, elle avait appelé la police après avoir reçu des menaces de mort de l’ex-conjoint de sa partenaire. La police était venue, l’avait rencontrée et était repartie. Sa plainte n’avait pas fait l’objet d’un suivi. Mais la menace était bien réelle. Quatre autres féminicides ont eu lieu ces deux dernières semaines.
Nancy Roy a été tuée par son compagnon à Saint-Hyacinthe, Elisapee Angma par son ex-conjoint à Kuujjuaq, et Myriam Dallaire et Sylvie Bisson par le conjoint violent de Myriam à Sainte-Sophie. En cette Journée internationale des droits des femmes, rappelons que 78 % des victimes de violence conjugale sont des femmes. Un chiffre qui n’est pas dû au hasard. « Malgré les progrès réalisés sur la question, on pense encore largement que la violence conjugale recouvre des cas isolés ou des accidents, estime Louise Riendeau, coordonnatrice des dossiers politiques au Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale.
Cette violence est en fait le signe que des inégalités persistent entre les hommes et les femmes. » Pour les victimes de violence conjugale et les survivantes, c’est tout le système qu’il faut changer.
Un processus lourd et injuste
Béatrice* s’est séparée de son ancien conjoint en février 2015, après des années de violence conjugale. L’ensemble du processus judiciaire s’est terminé en décembre 2020. Pour elle, ces cinq années ont été épuisantes et très coûteuses. Comme beaucoup de femmes victimes de violence conjugale, elle a été dans un état de choc post-traumatique pendant tout le processus. « On [les victimes] a le fardeau de la preuve, alors qu’on n’en a pas les moyens. Il faut vraiment être perspicace et jouer au détective. C’est à la femme de tout faire », s’indigne-t-elle en mentionnant « le travail de moine » qu’elle a réalisé pour collecter des preuves afin de prouver la véracité de son histoire.
Et le nombre de défaillances auxquelles elle a fait face est difficile à résumer. Les intervenants de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) ont régulièrement remis en question sa version et lui ont dit : « C’est à vous de protéger votre enfant. Si votre enfant a peur et ne veut pas dormir chez son père, peut-être en êtes-vous la cause. »
Son avocate en droit de la famille ne l’a pas entendue : « Le juge ne vous croira pas ; c’est votre parole contre celle du père. » Pour Béatrice, tout cela révèle « un engourdissement face à la violence conjugale ».
Un jugement absurde
Nous sommes en décembre 2020. Les procès sont terminés, les verdicts sont tombés, mais Béatrice est désespérée. « J’ai fini par être entendue, mais pas mon enfant », regrette-t-elle, impuissante. Le père a obtenu de la cour familiale la garde de sa fille deux fins de semaine sur trois et il a un droit de visite le mercredi soir. Pourtant, au terme du procès au criminel, l’homme a été jugé coupable de harcèlement criminel – car il n’existe pas de crime de violence conjugale.
Il lui était depuis interdit de contacter la mère et sa fille. Seulement, les cours criminelle et familiale ne communiquent pas entre elles, ce que Béatrice trouve absurde et frustrant. Pour respecter le jugement rendu par la cour familiale et la volonté du père, elle vit toujours dans le même village que son ancien conjoint. « Aujourd’hui, mon ex a toujours de l’emprise sur moi par le biais de mon enfant », raconte-t-elle.Sa fille était pourtant celle qu’elle voulait protéger. Elle nous confie avec horreur et accablement combien son enfant est marquée par la violence conjugale qui a brisé la famille. « Elle souffre d’un trouble d’anxiété, a des problèmes à l’école et ne parle pas.
Elle a aussi un trouble de l’attachement, elle bloque ses émotions. » Des troubles qui risquent d’être irréversibles si elle continue à aller chez son père, selon la psychologue de l’enfant.Paralysée par le jugement de la cour familiale, Béatrice continue d’envoyer sa fille chez son père. Pour elle, c’est comme si elle banalisait la violence. « Je lui passe le message que “c’est correct ma chouette, tu peux y aller” », raconte-t-elle avec émotion.
Dans un dernier élan d’espoir, déterminée à protéger sa fille, elle a envoyé son histoire à une trentaine de membres des gouvernements fédéral et provincial et à quatre médias. Elle a rédigé un texte de 11 pages et enregistré un balado de 30 minutes. Sa bouteille à la mer a reçu quelques réponses touchées, lui promettant d’agir, mais elle attend toujours.
Cul-de-sac
Pour tenter de corriger ces lacunes, le comité d’experts chargé d’améliorer l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale a publié un rapport en décembre 2020. Parmi les 190 propositions qui y sont faites, on trouve celle de former un tribunal spécialisé en matière d’agressions sexuelles et de violence conjugale. Le 8 février, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, formait un groupe de travail pour mettre en place cette nouvelle instance. Une idée saluée par Béatrice, même si elle « attend de voir ». Pour elle, le rapport comporte des éléments intéressants, mais elle le juge incomplet.
« C’est super pour les victimes actuelles, mais que fait-on de celles qui vivent des violences post-conjugales ou des enfants ? » demande-t-elle. En effet, les deux procès qu’elle a traversés n’ont pas changé la vie du père, alors que celles de Béatrice et de sa fille ne seront plus jamais les mêmes. Pour l’instant, Béatrice n’a aucun recours. « Je crains que le père renégocie l’entente. Si je retourne en cour, je ne peux plus utiliser les preuves qui ont servi pour les autres jugements. Là, j’ai peur », précise-t-elle. Avec sa fille qui ne s’exprime pas et les preuves désormais inutilisables, la maman se sent coincée dans un cul-de-sac.
« On perpétue la violence de génération en génération en espérant que ça change », constate Béatrice. En effet, plus d’une victime de violence conjugale sur cinq en a été témoin durant son enfance, selon les plus récentes données de Statistique Canada.
Incohérences entre les tribunaux
Depuis le 1er mars, une nouvelle Loi sur le divorce risque de changer la donne au Québec. Le juge de la cour familiale doit maintenant s’informer des décisions des autres tribunaux. De plus, la violence conjugale psychologique est désormais prise en compte. « L’incohérence entre les tribunaux, cela fait des années qu’on en parle. On espère que cela va changer avec cette loi », explique Louise Riendeau. « Cela concerne pour l’instant seulement les couples mariés, mais c’est déjà encourageant », ajoute néanmoins la coordonnatrice. Reste encore à ce que juges et avocats soient sensibilisés à ces questions pour appliquer ces mesures.
Par ailleurs, Mme Riendeau reproche au système judiciaire de ne pas tout reconnaître comme de la violence conjugale. « Toutes les agressions ne sont pas reconnues comme des infractions condamnables, alors qu’elles peuvent faire beaucoup plus de mal aux femmes », regrette-t-elle. En cas de harcèlement, par exemple, il faut qu’il y ait eu plusieurs incidents pour que ce méfait soit pris en compte.
Stéréotypes
Il est par ailleurs nécessaire de rappeler qu’au-delà des lois, la violence conjugale est encore entourée de stéréotypes tenaces. « Même si on a montré les conséquences de la violence sur les enfants, on pense toujours qu’elle s’arrête après la séparation », explique Mme Riendeau. Ces idées reçues persistent aussi parmi les intervenants en protection de la jeunesse, les avocats et le corps policier. Et elles ont une influence sur l’intervention et l’accompagnement des victimes, selon elle.
« Bien qu’on en parle depuis plus de 40 ans, le lien entre violence conjugale et patriarcat n’est pas toujours fait. On va penser que c’est un fait divers, que c’est quelqu’un qui a un problème de santé mentale », poursuit-elle. La coordonnatrice estime que c’est un problème et qu’il faut continuer à en parler et à faire ce lien. « Le manque d’égalité entre les hommes et les femmes fait que ça se fait toujours », poursuit-elle.
Sécurité
Anne* a vécu deux ans avec un conjoint violent. Elle a réussi à partir après qu’il l’eut étranglée. Il lui aura fallu plusieurs jours pour signer sa plainte, car elle ne voulait pas « lui porter préjudice ». L’affaire a été maintes fois reportée, et le procès a finalement eu lieu en février 2021. Comme dans beaucoup de cas, Monsieur a plaidé coupable et a été reconnu comme tel.
Il a obtenu une absolution inconditionnelle et n’a fait l’objet d’aucun suivi psychologique. Anne n’est ni surprise ni déçue : « Je suis fatiguée, j’attendais juste qu’il soit reconnu coupable, car je n’arrive pas à oublier cette soirée où il m’a étranglée. »Pour assurer sa protection après la rupture, Anne a dû acheter une caméra de surveillance et faire vérifier son ordinateur pour protéger ses comptes et ses informations. « J’ai obtenu l’interdiction qu’il vienne dans ma rue et qu’il communique avec moi directement ou indirectement », explique-t-elle. Parce qu’elle vit encore dans le même village que lui, elle s’est régulièrement retrouvée face à son agresseur, malgré l’interdit.
« Je l’ai vu deux fois l’été passé, car nos enfants vont au même camp de jour. Les deux fois, il s’est stationné juste devant moi. Il n’est jamais sorti de la voiture », se remémore-t-elle. Anne est loin d’être la seule pour qui l’interdit de contact est insuffisant à garantir sa sécurité. Il est courant qu’il ne soit ni respecté ni surveillé, comme le dénonçait un rapport de recherche publié en novembre 2020.
« Le ministère de la Sécurité publique mènera aussi une étude de faisabilité quant à l’implantation de bracelets anti-rapprochement comme moyen de prévention des homicides conjugaux », nous a écrit Paul-Jean Charest, porte-parole du ministère de la Justice. Il a cependant tenu à préciser que, « pour que la protection soit efficace, les plaignants doivent dénoncer les bris afin que des accusations soient portées ».
Former l’ensemble des intervenants
Pour pallier toutes ces lacunes, le rapport du comité d’experts publié en décembre dernier propose d’augmenter le nombre de procureurs, mais aussi de former les différents acteurs qui interviennent dans les affaires de violence conjugale. Pour Louise Riendeau, cette formation leur permettrait de détecter la violence conjugale, jusque dans les actions en apparence les plus attentionnées.
« Pour ce qui est de la violence conjugale, une situation que l’on voit beaucoup, c’est lorsque le conjoint violent achète tous les vêtements de sa femme. Ça paraît charmant, mais quand on s’y connaît, on sait que c’est une manière de contrôler ce qu’elle porte », raconte-t-elle. Les intervenantes des maisons pour femmes victimes de violence conjugale ont ici un grand rôle à jouer : « Il faut utiliser leur expertise pour former les gens de la DPJ, les policiers, et pour travailler à l’évaluation des risques. »
Les intervenantes assument en effet un rôle essentiel dans la vie de ces femmes. Béatrice pense que, sans elles, elle aurait abandonné ses poursuites. « Si tout cela est fait, ça risque d’être moins lourd pour la victime », espère Mme Riendeau. Pour elle, le gouvernement est à un « moment charnière » et doit se saisir du dossier.Les survivantes que nous avons rencontrées vivent toutes dans l’espoir que les décideurs politiques ouvrent les yeux sur la situation.
« Regardons comment cela se passe pour les victimes ! Regardons les conséquences sur nos enfants », déclare Béatrice. En attendant, des femmes continuent de mourir des conséquences de la violence conjugale. En attendant, la fille de Béatrice continue de porter le fardeau de la violence conjugale sur ses épaules d’enfant. Et célébrer la Journée internationale des droits des femmes ne suffira pas à leur rendre justice. « Il faut que ça bouge », scandent celles qui sont encore en vie.* Les prénoms de ces femmes ont été modifiés pour respecter leur anonymat.
Des solutions pour améliorer la situation des femmes victimes de violence conjugale
- « Il faut le même accès à la justice partout au Québec, pas juste dans les grands centres », précise Louise Riendeau. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les femmes vivant en région sont plus à risque. Selon les plus récentes données du ministère de la Sécurité publique, c’est la Côte-Nord qui enregistre le plus fort taux d’infractions contre la personne en contexte conjugal. En 2015, la région comptabilisait 590 infractions pour 100 000 habitants. La moyenne nationale est de 269 infractions pour 100 000 habitants.
- Le premier rapport annuel du Comité d’examen des décès liés à la violence conjugale a été rendu public en décembre 2020. Ce document recommande que les acteurs intervenant dans les affaires de violence conjugale soient formés, que la population soit sensibilisée et que des outils soient développés pour la police.
- Le projet de loi C-247 propose d’ajouter le crime de « conduite contrôlante ou coercitive » au Code criminel. Cette proposition fait référence au « contrôle coercitif », un concept crucial en matière de violence conjugale qui peine encore à être reconnu. Le contrôle coercitif – qui désigne les menaces, le dénigrement, la surveillance ou l’isolement, tous les petits stratagèmes qui permettent de maintenir la peur et l’emprise sur sa conjointe – est criminalisé dans le droit anglais depuis 2015. L’adoption du projet de loi C-247 permettrait de reconnaître et de criminaliser la violence conjugale autre que physique ou sexuelle.