L'homme aux dosas, Raymond, Robin, Jasmeet, et Elias, montréalais. Photo: Prajwala Dixit
Identités
Les hommes invisibles de Montréal
7/4/22
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Plus de 1,7 million de personnes vivent à Montréal, métropole où la vie grouille. Certains y sont nés, d’autres ont choisi de vivre ici, ou y ont été contraints. Peu importe la raison pour laquelle les gens vivent ici, ils enrichissent leur milieu de vie, le façonnant au fil du temps. Un séjour à Montréal commence et se termine souvent à l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau. Au fil des jours, on se déplace en taxi et on mange dans une grande variété de restaurants. On apprend ainsi à connaître la ville, son histoire et sa culture grâce aux chauffeurs et au personnel de ces établissements de restauration.

Au cours de ces conversations, les gens nous montrent les églises historiques où ils se sont mariés, les lieux où ils préfèrent boire un café et ils nous font part de leurs endroits préférés. Ces échanges, bien que courts, sont puissants ; on y recueille de tendres histoires d’amour, de deuil et d’appartenance, racontées sur le mode de la confidence. En voici cinq, narrées par des Montréalais de peu de mots.

Derrière le volant de Raymond

Au cours du trajet entre la rue Marie-Anne et le marché Jean-Talon, de sa voix tonitruante, Raymond encourage les passagers à pratiquer leur français. « Essaie, dit-il. Ton français est meilleur que mon anglais ! » Dans une conversation mêlant les deux langues, il raconte son arrivée à Montréal trois décennies plus tôt. En Haïti, il occupait un emploi de bureau ordinaire, il poinçonnait ses heures chaque jour au travail. « Je préfère mon travail de chauffeur », avoue-t-il.

Raymond, chauffeur de taxi. Photo: Prajwala Dixit

Les Canadiens d’origine haïtienne choisissent Montréal comme terre d’accueil depuis les années 1930. Plusieurs y sont d’abord venus comme étudiants et sont retournés à Haïti après leurs études au Canada. Leur nombre a augmenté de façon exponentielle dans les années 1970, alors que le climat politique forçait beaucoup d’Haïtiens à migrer. Plusieurs d’entre eux, comme Raymond, occupent aujourd’hui des emplois peu rémunérés, par exemple celui de chauffeur de taxi, que le racisme et la discrimination n’épargnent pas.

Raymond ne nous dira pas ce qui l’a amené à Montréal, n’exprimant que de l’amour pour la ville, où il dit être chez lui. « Je me sens bien ici », déclare-t-il. Il affiche son plus grand sourire devant la caméra avant de dire au revoir à ses passagers et de leur souhaiter une bonne journée.

Un tour de ville

Direction rue Saint-Denis. La course commence par un accueil chaleureux dans le taxi d’Elias. Naviguant de manière experte dans les rues de la métropole, Elias est devenu un guide ambulant qui raconte l’histoire de la ville. Mais lorsqu’on lui demande si Montréal, c’est chez lui, il nous répond par un soupir.

Elias, chauffeur de taxi. Photo: Prajwala Dixit

« Maintenant, ça l’est », dit-il. Dans une autre vie, Elias a travaillé pendant 10 ans à Dubaï, dans un cabinet d’architectes, avant de s’installer à Beyrouth et de créer sa propre entreprise. Alors qu’il était en visite chez son frère à Long Island, dans l’État de New York, la guerre civile a éclaté au Liban.

C’était en avril 1975, et la guerre a duré jusqu’au début des années 1990. Au cours de cette période, plus d’un million de personnes ont quitté le pays et plus de cent mille personnes ont perdu la vie. N’ayant aucun moyen de rentrer chez eux une fois la guerre déclenchée, Elias et sa famille ont été contraints de chercher un refuge et de refaire leur vie à Montréal. « Je n’aime pas cet endroit », lance-t-il.

Vivre à Montréal a été un rappel constant de ce qu’il avait perdu dans des circonstances où ce n’était pas de sa faute. Ses qualifications n’ont pas été reconnues dans la métropole. Et avec une famille qui comptait trois enfants (et maintenant deux petits-enfants), il n’avait pas les moyens de retourner aux études pour poursuivre sa formation. Il n’avait donc d’autre choix que de conduire son taxi pour gagner sa vie. « Pour l’instant, c’est ce que je fais », ajoute-t-il d’une voix où pointe la nostalgie.

L’homme aux dosas

Sur Sainte-Catherine, en plein centre-ville, des effluves d’idlis, de vadas et de dosas s’échappent d’un immeuble commercial. Dans la petite cuisine du Chennai Express, le chef cuisinier s’affaire à préparer des dosas, un délice servi dans tous les foyers du sud de l’Inde. Ce plat et ses accompagnements – le sambar et le chutney – sont très recherchés de nombreux clients en quête d’une bouchée rapide au prix raisonnable pour se rassasier

L'homme aux dosas, propriétaire du restaurant Chennai Express. Photo: Prajwala Dixit

« Vous pouvez prendre une photo des dosas, si vous voulez. Pas de moi, OK ? » nous dit le propriétaire du restaurant. Les dosas grésillent dans la poêle, et leur pâte blanche prend une texture croustillante et une couleur dorée. Le cuisinier s’empresse d’ajouter en son centre une garniture de pomme de terre, qu’il saupoudre d’oignon cru. D’un geste expert, il plie les dosas en carré, les retire de la poêle et les emballe soigneusement, sans oublier le chutney à la noix de coco et le sambar aux légumes.

« J’ai enseigné à McGill. Maintenant, je tiens ce restaurant », raconte-t-il en tendant un plat de nourriture à un client. Notre interlocuteur est originaire de Chennai, dans la région du Tamil Nadu, en Inde, une ville portuaire où l’on voit se découper sur le ciel les gopuras des temples, les clochers des églises et les dômes des mosquées. Son restaurant a été le premier à servir des mets authentiques de l’Inde du Sud au centre-ville de Montréal. S’il ne s’agit pas d’un établissement luxueux, la nourriture qui y est servie, elle, obtient un 10 sur 10.

« D’accord, vous pouvez prendre ma photo. Mais je garde mon masque, d’accord ? » concède le propriétaire du Chennai Express. Son nom, lui, demeure un mystère. Comme les superhéros qu’on ne connaît que par leur travail et leur pseudonyme, il se mérite le surnom de « l’homme aux dosas » – qu’il porte si bien.

Des gens normaux

De retour sur le Plateau-Mont-Royal, rue Gilford, on se retrouve au Palais Maharaja. Les portes du restaurant s’ouvrent sur une longue salle à manger au plafond orné d’une œuvre d’art en bambou. La lumière tamisée se mêle aux rayons de soleil qui pénètrent dans l’établissement par une grande fenêtre laissée ouverte, à travers laquelle on entrevoit la circulation et les piétons sur la rue Saint-Denis.

Robin et Jasmeet sont originaires du Pendjab, en Inde, où les grands esprits et les personnes aux idées libérales affluent, comme les cinq rivières qui traversent la région. C’est là où se trouve le Harmandir Sahib, lieu qui revêt la plus haute importance spirituelle pour les sikhs. On y trouve aussi une cuisine indienne nordique délicieuse, avec des spécialités comme le cholé bhature et le poulet tandoori.

Jasmeet, chef cuisinnier et Robin, propriétaire du Palais Maharaja.
Photo: Prajwala Dixit

Les Pendjabis sont connus pour leur nature sociable et leur côté chaleureux. L’amour de Robin pour son pays natal transparaît non seulement dans les plats qu’il propose, mais aussi dans les peintures et les œuvres d’art qui ornent les murs de son établissement. « J’ai ouvert le restaurant il y a quatre ans », dit-il. Un milieu où il est difficile de naviguer, d’autant plus pendant une pandémie. Son entreprise a survécu grâce aux services de livraison offerts par diverses applications.

Robin est impassible, mais ses yeux parlent, évoquant le travail et les efforts qui ont été nécessaires pour faire fonctionner un établissement comme le sien depuis 2018. Son chef cuisinier, Jasmeet Singh, et lui préfèrent servir leurs clients plutôt que de parler de leurs parcours personnels. Jasmeet, qui est particulièrement timide, ne dit rien. Il acquiesce poliment et sourit simplement lorsqu’on le complimente sur sa cuisine. Il s’exprime à travers les plats qu’il prépare pour les clients du Palais Maharaja. Il suffit d’une bouchée de son kulcha bien chaud et d’entendre jouer l’émission The Kapil Sharma Show en fond sonore pour se croire à des milliers de kilomètres de là, dans le Pendjab, en Inde.

Tous deux hésitent à se faire photographier, puis décident de nous montrer leurs aimables sourires. « Pourquoi voulez-vous notre photo ? Nous ne sommes que des gens normaux », déclarent-ils en hindi. C’est précisément ce qui fait la beauté de leurs histoires.

L’actualité à travers le dialogue.
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