Montréal-Nord est en général présenté dans les médias sous l’angle de la violence. Mais, derrière les coups de feu et les gangs, il y a un quartier défavorisé, un vide, un manque criant de services. Les citoyens nous en ont parlé. Ils sont tannés de se répéter. Ils se sentent abandonnés.
Les chaudes larmes et les sueurs froides des mamans
« Montréal-Nord, c’est un bouquet de fleurs. Il est multicolore, avec plusieurs sortes de fleurs », nous dit la citoyenne El Yakout Choukrat dans le jardin de l’immeuble où elle vit depuis 2003. C’est la pluralité et l’esprit communautaire du quartier qui l’animent. « Il y a de l’entraide. Si quelqu’un perd un membre de sa famille, on va le voir pour le consoler. Si quelqu’un a besoin d’argent, ou si quelqu’un est malade, on se cotise. On fait des choses vraiment formidables », explique la mère de deux adolescents. Elle se dit fatiguée de parler du manque de ressources dans le quartier et de la violence qui en découle. « La situation est connue. Ça existe, la violence à Montréal-Nord. Tout le monde est au courant. On parle, mais rien ne change. On se demande pourquoi on doit continuer à répéter la même chose », confie Mme Choukrat, qui est membre du regroupement des mamans de Montréal-Nord contre la violence, mis sur pied à la suite du meurtre d’Abderrahmane Hadj-Ahmed, abattu rue Lapierre, tout près de son domicile. Le regroupement des mamans a mené plusieurs actions pour contrer la violence. Au mois de mars, elles ont lancé une pétition demandant plus de ressources pour les organismes communautaires ainsi que pour les jeunes. Le ministre provincial du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, a répondu à la demande des mamans dans une lettre dont La Converse a obtenu copie. Il y déclare que la requête est rejetée et que « les ressources sont au rendez-vous » pour développer l’employabilité des jeunes. Mais rien n’avance, dit Mme Choukrat. « On se sent délaissés, abandonnés », nous confie-t-elle avec émotion.Le 19 août dernier, le collectif a encore une fois pris la parole pour dénoncer l’inaction des institutions face à la violence et au sous-financement dont souffre le quartier. « Les jeunes tombent. Ils ont commencé par la délinquance pour continuer vers la criminalité. Mais quelle alternative à la rue leur a-t-on donnée ? » demande-t-elle durant la conférence de presse devant la foule rassemblée dans le jardin. « On pleure de chaudes larmes, et on a des sueurs froides pour nous, et pour nos enfants. On en a assez d’entendre des coups de feu ; je ne veux plus voir l’image d’un jeune gisant sur le sol. Je veux des actions », s’exclame-t-elle. Maria Di Angelo habite à quelques pas d’El Yakout Choukrat. La résidente du quartier est également impliquée dans le collectif des mamans. Elle explique que les parents manquent de ressources pour aider leurs enfants. Difficile ainsi pour les jeunes du quartier de rêver à un avenir prometteur. « Avec la façon dont les choses sont ici, il n’y a pas de futur pour nos enfants, il n’y a que la rue, regrette-t-elle. Il y a de la drogue, de la prostitution, il y a trop de violence et on doit faire quelque chose pour changer ça. Les enfants ne peuvent pas voir plus loin que ça, si c’est tout ce à quoi ils sont exposés, s’il n’y a rien pour eux pour qu’ils puissent aller plus loin. Pour aller plus loin, comment allons-nous faire ? » demande-t-elle.
Investir dans les « pas beaux »
Quelques coins de rue plus loin, on se retrouve dans les locaux du Café-Jeunesse Multiculturel. « Montréal-Nord, ce n’est pas des problèmes, c’est un territoire où il y a des gens qui vivent, et il y a des gens qui vivent très bien à Montréal-Nord », déclare d’emblée Slim Hammami, le coordinateur du centre, derrière un bureau. Il tient à rappeler que le quartier est un milieu de vie très agréable, comme n’importe quel autre arrondissement. « Les inquiétudes, toutes les familles en ont. On a tous peur que nos enfants fassent des bêtises, qu’ils se tournent vers la drogue ou la délinquance. Maintenant, sur la question des coups de feu, ça concerne une petite minorité de jeunes qui passent à l’acte », ajoute-t-il. Il précise que sa mission consiste, entre autres, à corriger les faussetés qui circulent sur le quartier.Pour M. Hammami, toute une population de jeunes est laissée pour compte dans le quartier. Des jeunes marginalisés, qui n’ont pas trouvé leur place dans les organismes, dans les institutions, et qui se tournent vers « des revenus de subsistance » parce qu’ils manquent de possibilités et de débouchés. « En 20 ans, ou 30 ans, ou 40 ans, on n’a pas pu changer la donne ; c’est un vrai questionnement », dit l’intervenant jeunesse. [caption id="attachment_1865" align="aligncenter" width="600"]
Le Café-Jeunesse Multiculturel déploie des travailleurs de rue qui aident et soutiennent des jeunes qui vivent des difficultés ou qui sont en rupture avec leur milieu de vie. Ils ne sont que trois, parfois deux, pour tout l’arrondissement depuis plus de 10 ans. Devant le manque d’investissements des gouvernements, l’organisme a dû demander du renfort à des fondations philanthropiques pour continuer à verser un salaire aux travailleurs de rue actuels et en embaucher d’autres. C’est une situation que plusieurs autres acteurs du milieu communautaire dénoncent. Le coordonnateur de l’organisme pense qu’il faut arrêter de déshumaniser les jeunes marginalisés du quartier. « Moi, je dis souvent à la blague : “Les jeunes marginalisés de Montréal-Nord, c’est les pas beaux, c’est ceux qu’on ne veut pas voir.” On ne veut pas les voir, on ne veut pas leur donner une existence, on ne veut pas leur permettre d’avoir une deuxième chance, on ne veut pas nous permettre de leur offrir certaines opportunités. » On se concentre sur les enfants, et les plus vieux sont négligés. « C’est plus simple avec les petits, ils sont plus maniables, à l’écoute. Travailler avec des gars qui sortent de prison, qui ont un passé difficile, oui, c’est difficile. Mais c’est un travail qui est nécessaire si on veut rétablir un certain équilibre. Il faut s’occuper de ces jeunes-là. Tant qu’on ne rend pas beaux les “pas beaux”, la situation ne va pas changer. »Si plusieurs citoyens de la rue Lapierre se plaignent des jeunes qui se rencontrent dans les alentours, M. Hammami estime que le problème n’est pas là. « La véritable histoire, c’est que les jeunes marginalisés n’ont pas de lieu où se retrouver », explique-t-il. En dressant un portrait de la situation, il raconte que, lorsque les jeunes fréquentent d’abord le parc, on les exhorte à aller ailleurs. La police est intervenue, en faisant pression. Les jeunes du quartier se sont alors dirigés vers la rue Pierre, qui est devenue d’office le lieu de rencontre. « Ils sont restés quelques années là-bas. Puis, on a dit qu’on ne voulait plus d’ eux, ils sont partis. » La rue Pascal est devenue l’endroit des jeunes, avant qu’ils ne soient de nouveau forcés de se déplacer, et de se retrouver à l’Espace Lapierre. « On a le même problème depuis 20 ans, mais personne ne veut le régler. On ne s’est jamais dit : “Mais pourquoi ces gens-là, ils sont là ? Qu’est-ce qu’ils font, qu’est-ce qu’ils veulent ?” », se désole M. Hammami
Le cercle vicieux de la violence
Ted Rutland, professeur à l’Université Concordia et spécialiste en profilage racial, voit un cercle vicieux dans cette répression policière. « Il y a des gens qui grandissent dans un monde où c’est très difficile de se valoriser et de gagner sa vie sur le marché légal. Certains se tournent vers des activités illégales. Cette criminalité et cette violence incitent à plus de répression policière, et le cycle se répète », illustre-t-il. C’est un phénomène qui persiste depuis des années à Montréal-Nord. Le chercheur estime que la violence armée qui sévit dans le quartier découle d’un problème social et que la police ne peut être qu’une solution à court terme. Il prône des investissements à long terme dans les programmes sociaux et les groupes communautaires afin de s’attaquer à cet enjeu. « Le problème, c’est que dans les quartiers comme Montréal-Nord, le long terme n’arrive jamais », évalue le professeur. Même son de cloche du côté de l’organisme Hoodstock. La coordonnatrice générale Cassandra Exumé aimerait que les décideurs comprennent que la violence est le résultat d’une négligence qui dure depuis plus de 10 ans. Elle fait état des demandes des résidents et des acteurs communautaires du quartier. « Qu’on s’attaque à l’insécurité économique, qu’on se soucie de la jeunesse, qu’on leur donne un espace de vie comme on le voit ailleurs, énumère-t-elle. On est à quelques minutes de quartiers où on voit un love and care de plus – on veut simplement la même chose. Cette jeunesse est aussi grande, elle peut elle aussi avoir une influence sur la métropole, la province et le pays. » La cofondatrice de l’organisme, Nargess Mustapha, abonde dans le même sens. « Ça suffit, les solutions tampons », a-t-elle déclaré en conférence de presse.
Les voitures du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) sont omniprésentes sur la rue Lapierre où les jeunes se rassemblent. En plein après-midi, en une heure, elles passent plus de quatre fois, alors qu’on discute avec l’agent de mobilisation de Paroles d’excluEs, Nomez Najac. « Le seul service qui est super performant dans le quartier, c’est le SPVM. Ils ont de l’équipement, ils ont de la présence ; je ne sais même pas combien ils sont », observe-t-il au sujet de la présence policière dans le nord de Montréal. Il fait état d’un manque criant de ressources communautaires pour aider les jeunes populations. « Si on mettait plus d’argent dans tout ce qui est en amont de la délinquance, le nombre de personnes qui y tombent diminuerait parce que les gens iraient vers d’autres services qui existent », croit l’intervenant social. Il souhaiterait que ces services destinés aux jeunes soient aussi visibles que la présence policière. « On ne peut s’étonner qu’autant de personnes passent entre les mains du service de police, car c’est le seul service qui existe », illustre-t-il.Il estime que, si on s’attend à ce que les jeunes aient une certaine trajectoire, c’est perdu d’avance. « C’est comme si on mettait les gens dans un labyrinthe – mais on sait qu’ils vont cheminer et avoir toujours la même route, parce qu’on ne leur donne pas les possibilités qui leur permettraient de bifurquer vers d’autres endroits », résume-t-il. Qu’aimerait-il dire aux décideurs ? « Est-ce qu’ils y croient, dans ces jeunes ? » demande l’agent de mobilisation. À ce niveau, il pense que les gestes des politiciens doivent parler plus fort que leurs mots. « S’ils croient que oui, que des changements sont possibles, on va le voir aussi dans leurs actions. S’ils n’y croient pas, c’est parce que c’est lié à une lecture raciste. C’est qu’on ne croit pas dans ces jeunes-là, parce qu’ils sont racisés », dit-il.
90 M$ pour les jeunes
Imane Salemi, Imene Souagui, Sedat Solak, Farhat Adoum et Revenel Geffrand sont animateurs communautaires à Un itinéraire pour tous, un organisme qui propose des activités aux jeunes de Montréal-Nord. Ils espèrent un meilleur investissement des ressources. « J’aimerais que les gouvernements soient présents sur le terrain avec nous. Parce que j’ai l’impression qu’ils investissent parfois dans des trucs inutiles et oublient la base », déclare Imene Souagui. Une demande qui résonne aussi dans d’autres quartiers défavorisés de Montréal. La Coalition Pozé, réunissant des acteurs et des intervenants issus des communautés noires de différents quartiers montréalais, réclame un investissement de 90 M$ pour les jeunes noirs racisés de la métropole. En conférence de presse jeudi matin, le groupe a demandé aux candidats à la mairie ainsi qu’aux élus de revoir le budget accordé aux jeunes Montréalais. La coalition souhaite qu’une stratégie cohérente permette de rejoindre les jeunes dans les quartiers du nord de Montréal. En septembre dernier, le gouvernement du Québec a lancé l’opération Centaure, la Stratégie québécoise de lutte contre la violence liée aux armes à feu. Avec un investissement de plus de 90 M$, le gouvernement provincial propose de renforcer les corps de police pour endiguer la violence armée sur le territoire québécois, principalement dans la grande région de Montréal. Mais pour la Coalition Pozé, il faudrait investir le même montant pour soutenir les jeunes racisés dans les quartiers défavorisés. « Comment se fait-il qu’on puisse avoir 90 M$ pour les ressources policières, mais que, pour avoir 90 M$ pour les jeunes, c’est tellement compliqué ? » s’indigne Pierreson Vaval, directeur de l’organisme communautaire Équipe RDP. Il dénonce « les investissements de saupoudrage » qu’on accorde à la jeunesse. « Il faut que nos intervenants qui ont de l’expérience, qui sont capables de travailler avec les jeunes, qui ont leur confiance – il faut que ce soit eux qui soient là avec eux. Et ces intervenants-là, il faut les payer », ajoute-t-il, en précisant qu’on assiste à un exode des ressources dans le milieu communautaire. M. Vaval pense qu’il faut investir dans la problématique au lieu de diviser l’enjeu par quartier. Pour lui, les organisations disposant des ressources pour travailler avec les jeunes qui tombent dans la délinquance ou qui risquent d’y tomber sont trop peu nombreuses. « Il y a très peu d’intervenants, et ils n’ont pas assez de soutien. Alors, ça prend un investissement massif et stratégique », propose le porte-parole de la coalition.
Pour aller plus loin :
- La députée du Parti libéral du Québec Paule Robitaille a demandé un mandat d’initiative sur la violence et les problèmes de santé mentale à Montréal-Nord pour évaluer les besoins des services communautaires. Le Parlement a refusé le mandat sous prétexte qu’il fera sa propre évaluation et qu’il n’avait pas besoin de procéder à une consultation. Interrogé à ce sujet, le gouvernement provincial s’est contenté de nous dire qu’il s’agit d’une décision parlementaire.
- À Montréal-Nord, le taux de chômage des jeunes de 29 ans et moins est environ deux fois plus élevé que dans l’ensemble du Québec. Plus de la moitié des familles de Montréal-Nord ayant un enfant de moins de cinq ans sont à faible revenu.
- D’après une étude publiée en 2019 par le Centre des jeunes L’Escale, le quartier reçoit plus de sept fois moins d’argent du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) que l’arrondissement de Ville-Marie. Toujours selon l’étude, seul un autre arrondissement montréalais reçoit moins de financement par organisme du MSSS que Montréal-Nord.
- En 2020-2021, le MSSS a accordé une somme de 2 M$ à 41 organismes communautaires pour prévenir la délinquance et la criminalité chez les jeunes via le Programme de financement issu du partage des produits de la criminalité (PFIPPC). À peine 42 224 $ de cette somme ont été accordés à Montréal-Nord cette année. Il s’agit du financement reçu par le Café-Jeunesse pour des travailleurs de rue.
- Dans le cadre des programmes de financement en prévention de la criminalité, le MSSS a investi 266 537 $ en 2020-2021 à Montréal-Nord.
- Dans le cadre du Programme de prévention de la délinquance par les sports, les arts et la culture, le MSSS a accordé 224 313 $ en 2020-2021 à Montréal-Nord pour soutenir trois projets.