Justice sociale
Peut-on s’armer contre la violence conjugale ?
24/3/21
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5 Minutes
Initiative de journalisme local

Nancy a subi la violence conjugale seule. Elle n’est jamais allée voir la police ou une intervenante.

« C’était ma première relation, je n’avais aucun moyen de comparer », raconte celle qui avait 15 ans quand tout a commencé. « Mon copain était un amour avec tout le monde, mais dès qu’on fermait la porte de chez nous, c’était l’enfer », se souvient Nancy, qui a préféré taire son nom de famille pour se protéger, elle et ses enfants. Cet enfer a duré 10 ans et a pris fin avec le suicide de son conjoint violent.

Du moins, cet enfer a en partie pris fin, car la jeune maman a mis des années à se redresser et à réaliser ce qu’elle avait vécu. « Je savais que ce qui s’était passé m’avait fait du mal, parce que je suis tombée en dépression après sa mort, mais pas à ce point », poursuit-elle. En racontant son histoire à une tante, cette dernière lui a dit : « Pourquoi tu n’es pas venue me voir ? C’est épouvantable ! »

Pourquoi ne s’est-elle pas fait aider ? « J’avais appris à me débrouiller seule, je ne réalisais même pas que j’avais besoin d’aide », poursuit-elle. Nancy est loin d’être la seule à s’en être sortie sans aide, dans la solitude et l’isolement qu’entraîne la violence conjugale.Elle n’est pas non plus la seule à avoir été piégée par sa relation.

Au Québec, une femme sur cinq est victime de violence conjugale dans sa vie. Et parmi elles, certaines le paient de leur vie, comme Rebekah Harry, assassinée par son partenaire le 23 mars. À 29 ans, elle est devenue la septième femme à succomber sous les coups de son conjoint depuis le début de l’année 2021.

Impossible à détecter

Chaque histoire de violence conjugale est différente, chaque histoire en illustre une nouvelle facette. Et c’est cette diversité qui la rend complexe à détecter. « Il est impossible de discerner les premiers signes de violence conjugale. Tout le monde fait des erreurs dans la vie », nous rassure Claudine Thibaudeau, responsable du soutien clinique et porte-parole de SOS violence conjugale.

« La victime est noyée dans la manipulation. Cela crée une sorte de fiction. La violence conjugale est difficile à voir pour ce qu’elle est », explique-t-elle. Les femmes qui appellent SOS violence conjugale minimisent souvent ce qui leur arrive, ajoute Mme Thibaudeau.

La violence conjugale n’est pas seulement physique

Démystifier l’idée de la femme battue, voilà le défi des intervenantes : la violence conjugale est invisible et donc indétectable. Lors de leurs interventions ou dans les centres d’hébergement, toutes s’activent à sensibiliser les femmes à la diversité de cette violence. Bien des gestes et des comportements ne laissent pas de marques, mais sont violents.

« Il faut montrer que la violence conjugale n’est pas juste physique ! » et « Ce n’est pas parce que tu n’as pas de bleus que tu ne souffres pas de violence conjugale », répètent les unes après les autres les femmes à qui nous avons parlé.Cassandra* est éducatrice spécialisée en santé mentale et en violence conjugale. Son expérience ne l’a pas protégée de sa relation toxique, dont elle essaie encore de guérir. Elle a rencontré son agresseur en juin. Comme dans la majorité des cas, la violence conjugale n’est pas apparue du jour au lendemain, et son partenaire n’a pas été violent dès le premier rendez-vous. « Au début, il était fin ; c’était une belle rencontre », raconte-t-elle.

Peu à peu, il se révèle jaloux, la harcèle, envahit son appartement, contrôle son apparence physique, ses fréquentations, l’isole de ses proches et de sa famille, l’espionne et la surveille. « Je ne me lavais plus, je ne mangeais plus ; j’ai perdu sept livres. Je ne prends plus le même chemin pour aller au travail. C’est tellement long de s’en remettre. Tout a été brisé : la confiance, l’estime de soi. Il faut tout retravailler », témoigne Cassandra. Aujourd’hui, des mois plus tard, elle est encore en arrêt de travail pour cause de choc post-traumatique.La violence conjugale ne se réduit pas aux coups.

Elle est aussi verbale, économique, sexuelle et psychologique. Et sous cette dernière forme, impalpable, elle s’installe doucement et insidieusement. Et peut devenir des plus brutales et des plus bouleversantes pour la victime.

Violence conjugale ou dispute de couple ?

Grâce à leur expérience, les intervenantes ont des pistes pour aider les femmes qui viennent les voir. « Il faut regarder l’intention derrière la dispute. Est-ce que c’est toujours lui qui gagne ? » explique Roxane Prénovost, coordonnatrice de la Passe-R-Elle, une maison d’aide et d’hébergement des Hautes-Laurentides. L’intention est-elle de brimer l’autre ou juste d’échanger pour résoudre un conflit ? « Dans une chicane, les paroles et les gestes violents sont spontanés.

Dans un cas de violence conjugale, ils sont intentionnels. Il y a une volonté de contrôle et de domination », poursuit Mme Prénovost.La deuxième chose à observer, pour les différencier, est l’effet. « Avec la violence conjugale, la victime a peur des réactions de l’autre. Quelles conséquences je risque, même si ce n’est pas physique ? On ne s’excuse pas, on se justifie », détaille la coordonnatrice pour rappeler qu’il n’est jamais normal d’avoir peur de son conjoint.

Au-delà de la culpabilité : comprendre le cycle

Mieux comprendre la violence conjugale, c’est aussi comprendre qu’elle se manifeste par cycles : tension, acte violent, excuses et réconciliation. « Il me disait que j’étais la seule personne qui comptait, mais me traitait de conne tous les jours », poursuit Nancy. Cette violence la force à se justifier, à s’excuser et à se culpabiliser.

Elle raconte qu’un jour, son ancien conjoint violent a explosé après qu’elle eut passé un après-midi à jaser avec un ex au carnaval du village : « J’étais dévastée, j’aurais voulu disparaître. Comment avais-je pu être aussi méchante avec lui ?

Je me suis excusée sans arrêt, je voulais tellement qu’il me pardonne d’avoir été aussi insouciante et de lui avoir fait autant de mal. » Les insultes se sont calmées, la tension est retombée. Ils ont discuté et se sont réconciliés. Mais cela n’a pas duré et, comme toujours, les tensions sont revenues.  

« Ce cycle laisse croire que la femme est toujours coupable. La phase de lune de miel alimente l’espoir que la situation va s’améliorer. Et c’est normal, car on est tombé en amour avec son conjoint », résume Mme Prénovost. Les femmes que nous avons rencontrées insistent sur une chose : « Il ne faut pas en avoir honte. »Selon Mme Prénovost, les femmes sont socialisées pour prendre sur elles, s’adapter aux besoins et aux colères de l’autre.

« Sauver le couple est aussi quelque chose que l’on porte sur nos épaules », poursuit la coordonnatrice afin de déculpabiliser les victimes. Dans un contexte de violence, il peut paraître plus facile d’accepter, de tolérer et de ne rien dire que de confronter l’autre et de risquer des représailles.

Briser le cycle

Il faut en moyenne sept ou huit ruptures pour sortir définitivement d’une relation toxique. Assister à cette situation avec impuissance peut être très frustrant pour les amis et la famille, mais ceux-ci doivent rester. « Les proches sont une source de pouvoir. Moins la victime est isolée, plus elle est en sécurité », conseille Claudine Thibaudeau, de SOS violence conjugale.« Redonner du pouvoir aux femmes », voilà pour elle le conseil clé dans une situation de violence conjugale.

Elle et son équipe travaillent donc à mettre des mots sur ce que les femmes vivent, à les outiller et à leur donner des choix.« Souvent, le premier réflexe des proches, c’est de faire réaliser à la femme qui subit de la violence qu’elle ne doit pas tolérer la situation », raconte Mme Thibaudeau. On veut tout faire pour la sortir du cycle et l’amener à quitter son conjoint violent. Ici, Mme Thibaudeau en appelle à la prudence : « Si je la force à adhérer à ma vision de la situation, j’ai moi aussi un comportement violent. »

Elle conseille donc de respecter le rythme de la victime, de l’accompagner et de la soutenir, plutôt que de lui dire quoi faire. C’est la meilleure manière de redonner du pouvoir. « Il faut donner des choix, pas des solutions », poursuit-elle.

Le rôle des proches

« Il faut arrêter de juger les femmes battues qui restent ! En matière de violence conjugale, on est toutes seules. Honnêtement, s’il était encore vivant, je ne serais pas tranquille », implore Nancy. La mère de famille ajoute qu’elle aurait aimé pouvoir en parler pour comprendre que son ancien copain n’avait pas à contrôler sa façon de s’habiller et ses fréquentations.

« J’aurais été capable de reprendre le contrôle », affirme-t-elle. C’est ce qu’elle essaie de transmettre autour d’elle, en particulier aux jeunes.Un autre conseil fondamental qu’on peut donner aux proches est de penser à la sécurité de la victime. « On a la fausse croyance que, si la femme part, elle sera en sécurité. Mais ce n’est pas toujours le cas. Cela peut parfois arriver des années après », rapporte Claudine Thibaudeau, de SOS violence conjugale.

Dans bien des cas de violence conjugale, séparation ne rime pas avec libération. C’est après la rupture que la femme peut courir le plus de risque. « Si la personne hésite à partir, c’est qu’elle sait qu’elle sera plus en danger en quittant son compagnon », explique Mme Thibaudeau.

La guérison peut être longue

Au-delà des violences directes de l’ex-conjoint, il faut considérer le poids du processus judiciaire et légal, ainsi que les séquelles psychologiques de la relation toxique. On peut sortir d’une situation de violence conjugale et demeurer traumatisée pendant des années.

Il aura fallu 20 ans à Nancy pour ne plus « avoir le goût de pleurer ».

Sa fille, la plus âgée de ses enfants, porte encore le manque d’un amour paternel qu’elle n’a jamais connu. « On ne guérit pas de la violence conjugale », ont précisé toutes les femmes victimes de violence conjugale que nous avons rencontrées.Pour Nancy comme pour les autres, ce n’est pas parce que la violence conjugale marque une vie au fer rouge qu’il ne faut pas tout faire pour la combattre. Leur motivation ?

Faire cesser la répétition de ces schémas de violence de génération en génération.* Pour respecter l’anonymat des survivantes, nous avons changé leur nom.

Qui contacter ? Comment se faire aider ?
S’il y a un numéro à retenir, c’est celui de SOS violence conjugale : 1 800 363-9010.

Les maisons d’hébergement sont aussi là pour répondre aux appels et aux demandes ainsi que pour vous accueillir si vous décidez de quitter votre foyer et n’avez nulle part où aller.

Dans les situations d’urgence, il faut appeler le 911.Quelques ressources
  • Le site sosviolenceconjugale.ca propose plusieurs articles-outils destinés aux victimes et à leurs proches, mais aussi des jeux sur le site cestpasviolent.com et un questionnaire interactif de 25 questions.
  • Les centres de femmes sont aussi là pour aider les femmes qui en ont besoin. Ils ne viennent pas uniquement en aide aux victimes de violence conjugale. Ils ne proposent pas d’hébergement.
  • Si vous pensez avoir affaire à un manipulateur ou être en danger, la Maison Mirépi a établi plusieurs listes pour vous : Trente caractéristiques du manipulateur et Indices d’évaluation du danger.
  • Les personnes immigrantes, elles, peuvent communiquer avec le Bureau d’aide juridique en immigration.
  • Les réfugiées peuvent s’adresser au Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile (PRAIDA) en composant le 514 484-7878, poste 5.
  • Pour comprendre la violence conjugale (définition, cycle, conséquences et conseils), le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale a créé cette page.
 
L’actualité à travers le dialogue.
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