Riguerre Antoine, en patrouille près de l’école secondaire Jean-Grou Photo: Melissa Haouari
Sagesse du Hood
Riguerre Antoine, pionnier de Rivière-des-Prairies
22/2/24
Journaliste:
Illustrator:
Initiative de journalisme local
COURRIEL
Soutenez ce travail
temps de lecture:
5 Minutes

« Tu veux des frites ? » Au cours de l’heure du lunch à l’école secondaire Jean-Grou, à Rivière-des-Prairies, nombreux sont ceux et celles qui croisent Riguerre Antoine et qui le saluent. Certains lui offrent même de goûter à ce qu’ils viennent d’acheter au IGA en face de l’école.

La Converse présente « La sagesse du Hood », une série qui donne la parole à des piliers incarnant la mémoire vivante des différents quartiers de Montréal. Si Riguerre est connu des jeunes dans son coin de l’île, ce n’est pas pour rien : il cumule plus de 25 ans d’expérience auprès des jeunes de Rivière-des-Prairies.

Simple citoyen

Un mercredi midi comme un autre. La cloche de l’école secondaire Jean-Grou sonne, indiquant la pause du midi. Tout près de l’école, Riguerre Antoine enfile son gilet de sécurité jaune fluo qui le rend visible parmi la foule d’adolescents qui sortent manger.

La patrouille s’amorce. À l’occasion, des jeunes le saluent ou hochent la tête en le voyant. « J’aime bien me décrire comme un simple citoyen de Rivière-des-Prairies », lance Riguerre en marchant. Arrivé à Montréal en 1985 en provenance d’Haïti, l’homme de 47 ans a grandi dans le quartier. « Je suis un jeune d’ici. J’ai fait mon primaire, mon secondaire et mon cégep dans le quartier », décrit-il.

Au début de l’âge adulte, Riguerre assiste et participe à la fondation d’Équipe RDP, un organisme dédié au développement social et à l’amélioration de la qualité de vie de la population de Montréal et de ses environs en offrant des programmes de loisirs et d’intervention sociale. Il participe à plusieurs projets de prévention où les jeunes sont placés au cœur des objectifs de l’organisme.

Intervenant auprès des jeunes, pionnier d’Équipe RDP, ancien coordonnateur au secondaire et rappeur à ses heures, Riguerre porte plusieurs chapeaux. Aujourd’hui, il se présente comme un simple individu de son quartier. Trop humble pour l’admettre, il est cependant perçu ici par certains comme une « légende », un homme qui a les rues du nord-est de l’Île dans son cœur.

En ce qui concerne Riguerre, il est important de comprendre que son parcours dans la communauté l’a formé au rôle d’intermédiaire entre les jeunes et la rue. « C’est avant tout les liens que j’ai avec les gens de mon quartier qui ont fait que j’en suis là aujourd’hui. Ce n’est pas ma formation à l’école ou autre, c’est vraiment qui je suis pour ces gens », explique-t-il.

La réalité de l’est de l’île

C’est en connaissant sa communauté que Riguerre la touche et a une réelle influence. « Je connais les difficultés par lesquelles les jeunes d’ici vont passer, surtout les jeunes qui viennent des familles immigrantes et des jeunes qui, comme moi, viennent des HLM de Rivière-des-Prairies, raconte-t-il. Quand tu connais tes gens, tu sais comment les aider. Tu sais ce dont ils ont besoin, et tu sais adapter ton intervention auprès d’eux. »

Ce qui distingue son quartier du reste de la ville, selon l’intervenant, c’est la perception erronée qu’on en a. « RDP, c’est un quartier riche. Si tu vas sur Gouin, il y a d’immenses baraques sur le bord de l’eau, et si tu vas un peu plus loin, il y a des HLM. C’est un quartier riche avec des poches de pauvreté », explique-t-il. « Quand on regarde le salaire moyen par quartier, ça ne reflète pas les inégalités qui existent entre les plus riches et les plus pauvres », s’indigne-t-il.

Amoureux de son quartier, il n’ignore toutefois pas les problématiques qui sévissent dans les rues où il a vécu son adolescence.

« Durant les années 1990, le lieu de rassemblement par excellence, c’était la rue », se remémore le Prairivois. « Il y avait des problématiques liées aux jeunes. Je ne veux pas employer le terme de “gang de rue”, car je pense que c’était avant tout un manque d’activités et d’opportunités pour les jeunes qui créait certains problèmes », ajoute-t-il.

Une autre réalité du quartier, c’est que c’est un « quartier dormant », indique le quadragénaire. « C’est comme une sorte de banlieue résidentielle. Les gens qui gagnent beaucoup d’argent ne travaillent pas dans le quartier, ils s’en vont travailler à Laval, de l’autre bord du pont, ou au centre-ville, puis reviennent ici pour relaxer et passer la nuit. Ils ne vivent pas ici », explique-t-il.

Mais qu’en est-il des autres habitants du quartier ? « Il y a une autre “clientèle”, estime Riguerre. Il y a ceux qui vivent ici, qui envoient leurs enfants dans les écoles publiques de quartier. C’est peut-être eux qui vivent certaines difficultés. »

« Il n’y a presque rien pour nos jeunes. C’est un quartier-banlieue, répète-t-il. Il n’y a que peu ou pas d’infrastructures pour les jeunes. Tu t’en vas dormir, tu as ta piscine, tu as tes affaires à toi, mais tu n’as pas de jeux d’arcade, tu n’as pas de cinéma, tu n’as pas ces endroits-là et les espaces qui existent. »

Il devient donc normal, estime l’intervenant, que des jeunes qui n’ont aucun accès à l’extérieur du quartier se sentent isolés et délaissés.

Mosaïque photo des projets et moments phare dans les bureaux d’Équipe RDP.

Mieux vaut prévenir que guérir

Après avoir été pendant plus d’une vingtaine d’années aux premières loges pour observer ce qu’il se passe chez les jeunes, Riguerre croit que ceux-ci sont mal représentés pour tout ce qui touche les problématiques du quartier. « C’est comme dans une école secondaire. S’il y a 5 % des enfants qui causent des problèmes, de l’extérieur, on va penser que ce sont tous les enfants de l’école qui sont problématiques », compare-t-il.

En d’autres mots, l’intervenant croit que cette généralisation est l’une des causes de l’isolement des jeunes et de leur méfiance face aux institutions qui sont censées les servir et les protéger.

« Il y a une partie des jeunes qui sont en quelque sorte encadrés par le sport ou par d’autres activités parascolaires, mais il reste encore une petite portion d’adolescents qui ne se sentent pas interpellés par ça », continue-t-il. « Force est de constater que ceux qui ne sont intéressés par rien d’autre se retrouvent avec beaucoup de temps libre. Comment fait-on pour encadrer ces jeunes-là ?» demande-t-il.

Il faut être réaliste : certains ne veulent pas être encadrés, affirme le Montréalais. « Ni par une maison de jeunes, ni par une équipe sportive, ni par l’école », énumère-t-il. Puisant dans son expérience personnelle, il ajoute avoir connu beaucoup de jeunes à qui la motivation manquait. « Ça a toujours été une minorité, mais en les associant à tous les jeunes du quartier, on marginalise tous les jeunes du quartier », insiste-t-il.

Comment remédier à cette situation et aider cette minorité « à risque » ? Le citoyen rappelle qu’il ne faut pas que certains stéréotypes négatifs fassent l’objet d’une généralisation. Par exemple, lorsque des activités sont organisées, les intervenants font attention à les destiner à tous les jeunes, pas uniquement à une partie d’entre eux. « On fait des activités pour les jeunes, point barre. Pas pour les jeunes vulnérables, pas pour les jeunes défavorisés, mais pour les jeunes tout court. Ça favorise l’inclusion et ça prévient l’isolement de certains », explique-t-il.

Une escale entre l’école et la maison

« La force des organismes, c’est la proximité avec les gens », dit-il avoir remarqué au fil des ans. « Il est plus difficile pour les responsables qui travaillent avec la Ville, par exemple, de comprendre les besoins des gens dans les quartiers, car il y a une certaine distance qui existe. » Comme nous l’avons mentionné plus haut, la présence plus importante des intervenants auprès de la communauté permet d’établir une relation plus saine entre les organismes et la rue. « On veut créer des opportunités pour des jeunes que la communauté a de la misère à intégrer dans ses activités », déclare-t-il.

Riguerre explique que, dans la vie d’un jeune, il y a deux endroits où il passe la majorité de son temps : l’école et la maison. « L’école, c’est un milieu de vie avec des adultes significatifs qui devraient être capables de déterminer le potentiel des jeunes et d’adapter le programme de l’école en fonction de ça. C’est pour ça qu’il faut trouver un moyen de rendre ça attrayant pour eux, décortique-t-il. Ça devrait être le fun d’aller à l’école », dit-il sur un ton faussement ironique, quand on sait que l’école est perçue comme une corvée par beaucoup de jeunes.

« Je pense à des jeunes que je connais personnellement, que l’école n’intéresse pas. Pour ces jeunes qui n’ont nulle part où passer leur temps libre entre l’école et la maison, chiller dehors, ça devient presque obligatoire. En étant sur le terrain et en patrouille après l’école et à l’heure du dîner, les intervenants créent une sorte de pont dans la rue, une escale », raconte-t-il.

L’identité comme solution

« Chaque jeune aura à faire un travail personnel », annonce-t-il finalement. Étant lui-même fasciné par la question de l’identité, le résident de Rivière-des-Prairies n’a qu’un seul conseil à donner aux plus jeunes : il faut chercher à « retrouver son identité ».

Ces paroles ne sont pas anodines, surtout venant d’un immigrant de deuxième génération. Même s’il n’est arrivé ici qu’à l’âge de neuf ans, Riguerre comprend les questionnements liés à l’immigration et à la recherche de l’identité lorsqu’on fait partie d’une minorité visible.

Il n’y a pas d’âge pour tenter de comprendre qui on est et d’où l’on vient. À 47 ans, Riguerre l’affirme haut et fort : « Le mal social fait que, si la société est malade, ça a un impact sur les jeunes. »

L’actualité à travers le dialogue.
L’actualité à travers le dialogue.